Histoire du christianisme

La fin des temps

Dans la perspective chrétienne médiévale, la vision de l’histoire est indissociable d’une interrogation sur la fin des temps et le Jugement dernier qui imprègne toute la Bible : l’eschatologie. Celle-ci plonge ses racines dans l’Ancien Testament. Les prophètes Amos, Michée et Osée décrivent le jour de ténèbres, de deuil et de châtiment à venir : des ouragans et des tremblements de terre précéderont le Jugement final, après quoi Dieu se manifestera dans la splendeur d’une théophanie et la conversion de l’humanité inaugurera une longue période de bonheur. Ézéchiel, Joël, Isaïe et Daniel précisent ces notions dans des textes désignés sous le nom d’apocalypses (« révélation ») où ils décrivent leur vision en mettant l’accent sur la venue du Messie, roi surhumain qui gouvernera ce monde rénové. Rédigé peu avant la naissance du Christ, le Livre des secrets d’Hénoch précise qu’après six mille ans d’existence le monde sera détruit ; un règne universel de mille ans sera alors instauré, qui précédera le jour de Yahwé, le grand Jugement inaugurant l’éternité. Dans le Nouveau Testament, l’Évangile de Matthieu, les deux Épîtres de Paul aux Thessaloniciens et surtout l’Apocalypse de Jean (extrême fin du Ier siècle de notre ère) parlent de la Parousie, le second avènement du Christ à la fin des temps, et de ses signes avant-coureurs : catastrophes cosmiques, persécutions contre les chrétiens, apostasie générale et abandon de la foi, règne de l’Antéchrist et défaite finale de celui-ci, résurrection des morts et Jugement dernier.

Le Moyen Âge s’est nourri de ces conceptions : sa vision de l’histoire a été dominée par l’idée que celle-ci ne constitue pas seulement une étape dans un processus cyclique – comme dans le mythe antique de l’éternel retour – mais qu’elle aura un jour une fin définitive ; en attendant, les hommes doivent travailler à construire dès ici-bas le royaume de Dieu, dont la pleine réalisation se situera dans l’au-delà.

L’un des problèmes majeurs posés par le texte de l’Apocalypse – dont le caractère inspiré n’a été que tardivement reconnu et qui a été très peu commenté dans le monde byzantin – est celui de la mention (20.1-5) d’une période intermédiaire, un « règne de mille ans », situé dans le temps de l’histoire et l’éternité de l’au-delà. Fallait-il prendre l’expression à la lettre ou lui attribuer une valeur symbolique ? C’est cette seconde interprétation que fit prévaloir saint Augustin, qui, au début du Ve siècle, présenta ce millenium comme une figure de l’histoire de l’Église, appelée à durer jusqu’à la fin des temps. Mais d’autres commentateurs, minoritaires, continuèrent à considérer que ce passage annonçait bien une période de régénération préparant la venue du Ciel sur la Terre. Cette interprétation est désignée sous le nom de « millénarisme » ; tous ceux qui l’ont soutenue n’ont pas cru nécessairement à l’avènement d’un règne de mille ans ; en outre, ils mirent moins l’accent sur la fin du monde que sur l’instauration ici-bas d’une ère de bonheur et de paix et sur le « grand jour » qui devait en marquer le début. Cette attente se manifesta par une attention vigilante aux « signes des temps » susceptibles d’annoncer ce tournant et aux prophéties qui en précisaient les étapes. Le millénarisme n’est pourtant que l’une des formes possibles de l’eschatologie chrétienne, qui inspira aussi certains courants réformateurs, lesquels cherchèrent à créer dans le cadre des monastères une société parfaite, anticipation de la Jérusalem céleste (par exemple Cluny).

Dans la perspective traditionnelle, jusqu’au début du XIIIe siècle, l’idée de progrès était inconnue. Au contraire, les chroniqueurs ont la conviction d’un déclin progressif de la ferveur religieuse, à mesure que l’on s’éloigne de la perfection des premiers temps. L’aspiration à une réforme ne pouvait donc trouver une légitimité qu’en se présentant comme un retour aux origines : l’Église des apôtres ou le monde antérieur au péché d’Adam et Ève. L’aspiration à une société plus juste et plus fraternelle se traduisit plus généralement par le désir de revenir à l’âge d’or, mythe égalitaire et paradisiaque qui constitua l’arrière-plan idéologique de nombreux mouvements politiques et sociaux aux derniers siècles du Moyen Âge. Cependant, dans cette tension permanente entre le passé et le futur, la référence à l’avenir restait fondamentale. L’eschatologie chrétienne a pour but le salut promis par Dieu, au terme d’une histoire : celle, individuelle, de chaque être humain et celle, collective, de l’Église, nouvel Israël, en chemin sur cette terre vers le Royaume éternel. Dans cette perspective, le lieu du salut de l’humanité ne pouvait être que Jérusalem, où devaient s’accomplir les promesses divines non seulement pour Israël, mais également pour l’ensemble des nations (Esaïe 42.6 et 49.6). La date à laquelle allait se produire ces événements fit l’objet de nombreuses spéculations, fondées en général sur le Livre de Daniel.

Pour les exégètes médiévaux, il fallait déterminer si les combats et triomphes décrits dans l’Apocalypse concernaient un passé révolu – le temps des persécutions subies par l’Église primitive – ou s’ils s’appliquaient au présent et à l’avenir. La première interprétation, fondée sur saint Augustin, prévalut pendant le haut Moyen Âge, dans les commentaires de l’Apocalypse par Bède le Vénérable et Beatus de Liébana, aux VIIe et VIIIe siècles, vers 840. Mais, à partir du Xe siècle, on observe un renouveau d’intérêt pour une lecture historique de l’Apocalypse, attesté, par exemple, par le traité de l’abbé Adson de Montier-en-Der, Sur la naissance et les progrès de l’Antéchrist (vers 950) : la fin du monde approche et sera précédée par le retour de deux grands prophètes soustraits à la mort, Élie et Hénoch, qui prépareront les fidèles à l’affrontement avec l’Antéchrist. Ce dernier régnera trois ans et demi : il reconstruira le Temple de Jérusalem et se fera adorer comme s’il était Dieu jusqu’à ce qu’il soit lui-même tué par le Christ, descendu du Ciel pour le jugement final. Dans cette œuvre apparaît également le thème de l’empereur des derniers temps qui, à l’approche du terme de l’histoire, se rendra à Jérusalem pour déposer ses armes et sa couronne au mont de Oliviers. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le succès populaire de la première croisade (1095-1099). Mais la papauté s’employa aussi à mobiliser ces énergies au service de la réforme « grégorienne », en présentant celle-ci comme une urgence absolue et un épisode décisif du combat entre les forces du bien et celles du mal (tenants de la simonie, du mariage des prêtres et de l’investiture laïque). Rome reçut en cela le soutien d’une moniale allemande visionnaire et prophétesse, Hildegarde de Bingen († 1179), qui n’hésita pas à adresser des avertissements à l’empereur Frédéric Barberousse et à menacer le clergé des pires châtiments s’il ne se réconciliait pas avec les réformateurs.

Mais le personnage alors le plus important à cet égard est sans doute Joachim de Flore († 1202). Ce moine calabrais, issu de l’ordre cistercien, qu’il quitta pour une vie plus parfaite, fut le premier auteur médiéval à faire du livre de l’Apocalypse la clé d’une lecture théologique de l’histoire de l’Église et de l’humanité. Il divisa l’histoire en trois âges, correspondant à chacune des personnes de la Trinité. Le premier, de la création à l’Incarnation, est l’âge du Père : son livre est l’Ancien Testament et les hommes, tous mariés, y vivaient de façon charnelle. L’âge du Fils allait de la naissance du Christ jusqu’au début du XIIIe siècle, en fonction des chiffres donnés par le Livre de Daniel ; c’est une époque à la fois charnelle et spirituelle, placée sous le signe du Nouveau Testament, où les simples fidèles étaient encadrés et dirigés par les clercs séculiers. Après quoi devait commencer le troisième âge, marqué par la pleine manifestation de l’Esprit, où les croyants, sous l’influence d’une élite d’« hommes spirituels », parviendrait à une pleine compréhension « en esprit et en vérité » de la Parole de Dieu. Dans l’esprit de Joachim, ces « hommes spirituels » étaient sans doute des moines. Mais son message fut repris, dans les années 1240-1250, par certains frères mineurs qui virent dans saint François, devenu « second Christ » (alter Christus) à la suite de sa stigmatisation, le Messie du troisième âge dont les fils étaient appelés à renouveler l’Église et le monde. Avec Joachim de Flore et les courants joachimites, dont l’influence se fait sentir dans toute l’Europe jusqu’au XIVe siècle, l’histoire se trouve investie pour la première fois d’une signification positive, conçue comme un temps de croissance et de progrès vers l’âge de l’Esprit.

À partir du XIVe siècle, la réflexion sur la fin des temps se focalise sur l’antagonisme entre les forces du mal – l’Église charnelle – et celles du bien, assimilées à l’Église spirituelle ; dans la seconde moitié du siècle, la référence à l’Apocalypse devient plus fréquente et l’accent est mis, aussi bien dans les sermons de certains prédicateurs que dans l’iconographie, sur le caractère violent du « temps de la fin » : commentateurs et artistes font une grande place au personnage de l’Antéchrist ; mais ils diffusent aussi l’image de la Jérusalem céleste, demeure éternelle promise aux élus, présentée sous la forme d’une ville idéale et non plus du jardin d’Éden. Parallèlement, à mesure que s’amenuisent les espoirs d’une réforme de l’Église, l’eschatologie se politise : on voit se multiplier des hommes et des femmes, tant clercs que laïcs, qui prétendaient avec reçu de Dieu la mission de lire les événements et d’identifier parmi les souverains les suppôts de l’Antéchrist ou, au contraire, les probables rois messianiques. Lors du Grand Schisme (1378-1417) et pendant les guerres franco-anglaises, chacun des camps s’entoure de prophètes ou de prophétesses. Mais qu’ils aient cru encore, comme Brigitte de Suède († 1373) et Catherine de Sienne († 1380), que la papauté saurait se réformer et l’Église avec elle ou que, comme Jeanne d’Arc et bien d’autres, ils aient placé leurs espoirs dans l’action du roi de France, de l’empereur ou d’un souverain espagnol, les meilleurs chrétiens étaient à la recherche d’un chef spirituel ou temporel qui, mettant fin aux divisions, rétablirait la paix et organiserait l’ultime « passage » outre-mer permettant de délivrer la Terre sainte et de convertir les musulmans et les juifs, et créant ainsi des conditions favorables pour le retour glorieux du Christ, à Jérusalem.

ANDRÉ VAUCHEZ

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