Histoire du christianisme

Latran IV (1215)
L’élan pastoral

Même s’il n’est pas resté dans l’histoire du christianisme occidental aussi célèbre que le concile de Trente, le IVe concile du Latran marque cependant une étape décisive, notamment du point de vue de la pratique religieuse, dont il a défini les éléments selon des modalités qui se sont révélées durables.

Convoquée en 1215 par Innocent III († 1216), cette assemblée fait figure de point d’orgue de la réforme grégorienne. Elle prend la suite de trois conciles précédents qui ont été réunis au cours du XIIe siècle à l’initiative de la papauté. Ce renouveau de l’activité conciliaire, en un lieu choisi à dessein, le palais de Latran, proche de la cathédrale de Rome, l’église Saint-Jean-de-Latran, et qui est alors la résidence pontificale (le Vatican ne le devint qu’à la fin du XIVe siècle), est le signe de la puissance récemment acquise par l’évêque de Rome. La réunion a été préparée avec soin par des invitations largement adressées, dès l’année précédente, aux dignitaires ecclésiastiques latins et orientaux et à quelques puissants laïcs. Le programme des débats a été fixé par le pape, éminent juriste formé aux écoles de Bologne. Par la dimension qui lui est donnée (plus de mille deux cents participants) et la portée des décisions qu’il a prises, le concile se veut à l’égal des grands conciles œcuméniques des premiers siècles chrétiens.

Située à l’orée du XIIIe siècle, la réunion de cette assemblée intervient dans un contexte troublé : enracinement des mouvements de contestation, notamment en Italie du Nord et en Languedoc (vaudois et bons hommes dits cathares) ; aspirations manifestes, de la part des laïcs cultivés, en milieu urbain, à un encadrement religieux plus soutenu, que traduit la floraison de mouvements de dévotion, tels les humiliés (Umiliati) ou les pénitents, en Italie ; échec de la quatrième croisade, détournée de l’Orient vers Constantinople, donc le sac (1204) scelle la coupure entre les mondes chrétiens latin et grec. Avec lucidité et énergie, la papauté a voulu, par ce concile, reprendre en main la situation et affermir les cadres de la vie religieuse dans l’espace placé sous son obédience, lequel couvre alors non seulement les régions anciennement christianisées mais aussi les pays de « chrétientés nouvelles ».

Il est à cet égard suggestif de constater que les canons du IVe concile du Latran s’ouvrent sur une longue profession de foi. Moins synthétique que celles des conciles œcuméniques des premiers siècles et plus marquée, dans sa partie finale, par le contexte de l’époque, elle n’a pu connaître la même fortune ; mais elle a été l’occasion de réaffirmer le contenu de la foi de l’Église occidentale et sa position sur les questions sacramentelles alors débattues ou contestées, notamment la doctrine eucharistique de la transsubstantiation.

Puis, dans un long corps de canons (articles), le concile aborde tous les problèmes en suspens, en terminant par la croisade et la situation des Lieux saints. Au fil des dispositions internes à l’Église d'Occident, on retrouve les grands combats des réformateurs grégoriens pour limiter les trafics d'argent liés aux charges ecclésiastiques et à l’administration des sacrements ainsi que pour promouvoir la dignité des clercs, érigés en modèles de comportement chrétien pour leurs ouailles. Il est donc rappelé que ceux-ci doivent adopter un mode de vie qui, par ses renoncements, les sépare de plus en plus des laïcs : astreinte du célibat ; modestie du vêtement et du train de maison ; dignité des mœurs, loin des lieux de réjouissance et de débauche. Le concile se montre également soucieux de leur formation, laquelle n'est pas encore dotée d’institutions propres (les séminaires n’apparaissent qu’après le concile de Trente) et repose sur les petites écoles paroissiales, les écoles cathédrales, dont naîtront parfois une université, comme à Paris, ou, plus régulièrement, la réunion des clercs diocésains autour de l’évêque lors des assemblées synodales, dont l’obligation de la tenue deux fois par an est stipulée. À cette occasion, la lecture des canons des conciles, la prédication de l’évêque ou d’un clerc mandaté pour le remplacer tout comme la participation à la liturgie de la cathédrale sont autant de moyens de donner aux desservants de paroisse des modèles auxquels se référer.

Ces dispositions apparaissent en parfaite cohérence avec celles qui ont fait la célébrité du IVe concile de Latran et qui concernent l’action pastorale à mener auprès des fidèles pour répondre à leurs aspirations et résorber la contestation. Celle-ci passe tout d’abord par le développement d’une prédication soutenue : ce moyen traditionnel de transmission de la foi a été largement capté par les courants contestataires que l’Église entend combattre en se situant sur le même terrain. C’est ainsi que le concile émet le vœu d’instituer des prédicateurs spécialement affectés à cette tâche auprès des évêques qui ne peuvent ou ne veulent tous s’acquitter de cet aspect de leur charge. Certes, la disposition n’a été suivie d’aucune explication, mais elle anticipe, en quelque sorte, le succès des ordres mendiants, dont celui des frères prêcheurs, institués en 1216.

Cependant, l’instrument pastoral qui fait l’objet de la plus grande insistance est la paroisse, la plus petite des circonscriptions ecclésiastiques par laquelle s’opère l’encadrement des fidèles. Pour la première fois depuis des siècles, un concile général se penche sur cette institution et fixe les conditions de la pratique minimale requise des fidèles : chacun devra se confesser et communier au moins une fois par an, pour Pâques, dans l’église de sa paroisse (canon 21). L’accomplissement de ces gestes distinguera les fidèles respectueux de l’Église de ceux qui remettent en cause la validité des sacrements dispensés par des clercs qu’ils jugent dignes ou de ceux qui récusent totalement la valeur de ces signes concrets de la grâce. Le desservant de la paroisse se voit chargé de relever les noms de ceux qui renâclent à accomplir leur devoir. En adoptant un rythme annuel pour la pratique de la confession et de la communion, le concile ne faisait que reprendre, au minimum, les dispositions adoptées par de nombreux évêques qui pouvaient astreindre leurs fidèles à une fréquentation plus soutenue – trois fois par an, pour Noël, Pâques et Pentecôte. Le rythme annuel restera solidement ancré dans les mœurs, au point de fournir aux enquêtes contemporaines de sociologie religieuse un critère d’estimation de l’identité chrétienne moyenne et de définir une catégorie de pratiquants, les « pascalisants » moins fervents que les pratiquants réguliers.

En annonçant cette obligation, le canon 21 liait entre eux deux sacrements majeurs du groupe des sept qui venait d’être fixé et dont la première mention figure dans les Sentences de Pierre Lombard (vers 1140), ouvrage de base de l’enseignement théologique. Il s’agit de ceux dont la pratique est renouvelable, à la différence des cinq autres qui ne sont reçus qu’une seule fois ; baptême, confirmation, ordre ou mariage selon l’état de vie clérical ou laïque, extrême-onction. En effet, dans la prescription, ces deux sacrements sont indépendants l’un de l’autre : la communion n’intervient que si le fidèle s’y est préparé par la confession de ses fautes auprès du prêtre de sa paroisse. Ce faisant, le concile intègre une évolution majeure enregistrée par le sacrement de la pénitence, qui prend désormais la forme de l’aveu des fautes, auparavant identifiées et pour lesquelles sont éprouvés regret et repentir : la confession individuelle auriculaire. Cet acte est jugé suffisamment pénible pour garantir au fidèle le pardon divin, donné par le confesseur et parachevé par l’accomplissement de quelques peines concrètes : prières, aumônes ou, parfois, jours de jeûne ou pèlerinages. Cette nouvelle discipline pénitentielle suppose une éducation de la conscience individuelle, par la laquelle le fidèle se reconnaît responsable de ses actes et de leurs conséquences en matière de salut ; elle s’est trouvée préparée par l’émergence, au long du XIIe siècle, d’un « socratisme chrétien » (Marie-Dominique Chenu). Elle repose également sur la conviction selon laquelle, loin de quelque forme de prédestination que ce soit, le repentir et la conversion peuvent assurer à tout moment le salut, comme l’illustre la figure évangélique de Marie Madeleine, la pécheresse repentie, dont le culte connaît alors un grand développement. Dans cet apprentissage, le rôle du confesseur est primordial ; c’est pourquoi le concile décrit quelle doit être l’attitude du prêtre de paroisse, comparée à celle d’un médecin qui doit verser l’huile et le miel sur les plaies de la conscience et non les aviver par une culpabilisation excessive : un véritable « soin des âmes » dont la formulation latine, la cura animarum, est à l’origine du terme de « curé » adopté après le XIIIe siècle pour désigner le desservant d’une paroisse.

Loin de rester lettre morte, les décisions pastorales du IVe concile du Latran ont été largement diffusées. On en veut pour preuves la présence de passages entiers des ces canons, notamment du vingt et unième, dans les textes de législation à l’usage des diocèses rédigés lors des assemblées synodales, les statuts synodaux, dont les desservants de paroisse devaient avoir une copie par-devers eux. Mieux encore, les premiers mots du canon 21 Utriusque sexus (« les fidèles de l’un et l’autre sexe… ») se repèrent dans la prédication, quitte à ce que ce soit comme source de plaisanterie, signe que les fidèles en étaient devenus familiers. Et, par-delà la lettre des dispositions conciliaires, l’idéal sacerdotal de la cure d’âmes qui les inspirait a largement traversé les siècles.

CATHERINE VINCENT

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