Histoire du christianisme

Les ordres mendiants

Les contemporains ont été sensibles à l’apparition des ordres mendiants, frères mineurs, fondés par saint François d’Assise (1181-1226), et frères prêcheurs, par saint Dominique (1175-1221), tel ce chroniqueur prémontré allemand, Burchard d’Ursperg : « En ce temps, le monde vieillissait. Deux ordres surgirent dans l’Église dont ils renouvelèrent la jeunesse à la façon de l’aigle. » En dépit des différences qui existaient entre eux, ils en ont perçu les traits communs et la singularité par rapport aux formes de vie consacrées préexistantes. On désigne parfois ces religieux par le nom de « moines mendiants », expression très inexacte car, précisément, les mendiants ne sont pas des moines mais des religieux d’un type nouveau.

L’originalité des ordres mendiants réside d’abord dans une option en faveur de la pauvreté collective et de la mendicité, forme d’abandon à la Providence. Le monachisme bénédictin, même le plus rigoriste (cisterciens), n’avait jamais demandé que la pauvreté individuelle, qui n’empêchait pas la communauté d’être dotée en terres et revenus fonciers ou commerciaux. Avec François et Dominique, les exigences s’accroissent : tous deux ont interdit de rien posséder, tant en propre qu’en commun. La pauvreté était pour François l’essence même de la vie évangélique : les frères mineurs devaient vivre au jour le jour du travail de leurs mains. En cas de besoin, ils pouvaient recourir à la mendicité, sans jamais accepter de monnaie. Dès les années 1230, cette exigence s’atténua et la plupart des communautés vivaient des revenus de la mendicité et des dons, d’où leur nom. Pour saint Dominique la pauvreté constituait avant tout une arme contre l’hérésie, une condition nécessaire – mais non suffisante – pour que le témoignage des prêcheurs qu’il avait réunis autour de lui en Languedoc soit reçu par les laïcs de cette région, hostiles à une Église puissante et riche. Aussi les dominicains se montrèrent-ils plus souples, acceptant de devenir propriétaires des églises et des couvents où ils résidaient. Plus tard, ils n’hésitèrent pas à recevoir des rentes de la part des souverains ou des villes : la priorité, pour eux, était le ministère des âmes, par la prédication et la confession. Mais même quand ils eurent commencé à s’écarter des exigences initiales, les mendiants, auxquels il faut ajouter les carmes et les ermites de saint Augustin, constitués, sous l’impulsion de la papauté, en 1240-1255, apparurent comme des religieux différents, car ils n’avaient pas de propriétés foncières et se situaient en dehors du cadre seigneurial et féodal. Ce fut l’une des raisons de leur succès auprès de la société urbaine : à la différence des évêques, des chanoines ou des moines, ils ne pouvaient être soupçonnés de vouloir préserver ou établir des positions de pouvoir.

Parmi les innovations des mendiants, l’une de celles qui ont le plus frappé est leur ouverture au monde : tout en vivant en communauté, ils ne demeuraient pas à l’abri du cloître, astreints à la stabilité comme les moines, mais le quittaient régulièrement. Le religieux ne reste en clôture que pour refaire ses forces : sa vocation est d’inciter les fidèles à la conversion et à la pénitence, par la parole et par l’exemple. Très mobiles, les frères sont sur les routes, deux par deux, pour quêter, prêcher la parole de Dieu, gagner les studia (centres d’études supérieures) de leur ordre pour s’y former à la théologie et à l’exégèse biblique, participer aux chapitres provinciaux ou généraux qui réunissaient périodiquement les responsables ou remplir des missions auprès de la Curie romaine ou de leur supérieur général. Ces déplacements sont l’occasion de nombreux contacts entre eux. Mais les relations avec les laïcs sont beaucoup plus importantes. Dépendant de ces derniers pour leur subsistance, les mendiants ont besoin d’un réseau d’amitiés efficaces. On leur reprochera même, après 1250-1260, de se montrer trop aimables avec les fidèles, dont les femmes, pour susciter en leur faveur aumônes et legs testamentaires. Mais c’est la prédication qui provoquait les rencontres les plus significatives : elle pouvait dans une paroisse ou sur les places et les parvis des églises, ou encore dans le cadre des réunions de confréries ou autres groupes de laïcs dévots qui avaient choisi des mendiants comme directeurs spirituels.

Autre innovation : leur relation à l’Église hiérarchique. Même si, dès l’origine – tel saint Dominique à Toulouse –, les mendiants eurent le souci d’agir de concert avec les évêques, ils se rattachèrent directement au Saint-Siège. Loin d’agir comme de simples coopérateurs du clergé séculier, ils se placèrent sous la protection romaine, car leur appel à la conversion se voulait universel. En contrepartie de cette connivence étroite avec la papauté, qui les combla de privilèges, ils en apparurent comme les agents zélés, ce qui les fit considérer avec suspicion et provoqua même de graves conflits avec le clergé séculier, jusqu’à ce qu’un équilibre satisfaisant soit trouvé dans la répartition des tâches et des revenus de la cura animarum entre eux et les desservants des paroisses, grâce à la bulle Super cathedram de Boniface VIII, en 1300.

Cette action apostolique menée dans toute la chrétienté eut aussi des répercussions sur les structures de gouvernement de leurs ordres. Le supérieur général, maître général chez les dominicains et ministre général chez les franciscains, était élu par une instance représentative, le chapitre général, qui avait seul le pouvoir de modifier les constitutions, jouait le rôle d’organe judiciaire suprême et pouvait le déposer. L’innovation la plus originale consiste en un dédoublement du gouvernement de l’ordre. Dans chaque province, on retrouvait une organisation semblable à celle qui existait au sommet : un prieur ou un ministre provincial, choisi par le chapitre provincial constitué par des représentants de chacun des couvents qui la composaient. Ne remontaient au sommet que les problèmes qui ne pouvaient être réglés au niveau local, ce qui permit aux mendiants de concilier une forte autorité à leur tête avec une décentralisation effective des décisions. Mais la principale différence avec le gouvernement des moines réside dans le fait que les supérieurs ne restaient en fonction que pour une durée limitée, alors que les abbés bénédictins le demeuraient de leur élection à leur mort. Les pratiques électorales des ordres mendiants s’inspiraient en outre de celles des institutions communales, relativement démocratiques pour l’Europe : alors que, chez les moines, l’élection de l’abbé se faisait selon la majorité qualifiée, par adhésion de la sanior pars – les plus anciens et ceux qui exerçaient des fonctions d’autorité –, chez les mendiants la majorité simple était suffisante : un homme, une voix. Ce qui est aujourd’hui la règle dans la vie politique constituait alors une nouveauté.

En dernière analyse, l’aspect le plus original des ordres mendiants est sans doute leur orientation vers la mission auprès des non-chrétiens et des païens, qu’on trouve dès l’origine chez saint Dominique, lequel rêvait d’évangéliser les Cumans, et chez saint François, qui, après avoir envoyé des frères au Maroc, dès 1217, tenta en 1219 de convertir le sultan d’Égypte. À la suite de cette expérience, François consacra un chapitre de sa première règle (1221) à définir l’attitude à adopter « chez les Sarrasins et autres infidèles ». « Les frères qui s’en vont ainsi peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières : ou bien ne faire ni procès ni disputes, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et confesser simplement qu’ils sont chrétiens ; ou bien, s’ils voient que telle est la volonté de Dieu, annoncer la Parole de Dieu afin que les païens croient au Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, et en son Fils rédempteur et sauveur, se fassent baptiser et deviennent chrétiens. »

Mais les premiers résultats des missions franciscaines furent très décevants et plusieurs frères payèrent de leur vie leur annonce publique de la foi chrétienne. Comme le notait déjà, vers 1230, l’évêque de Saint-Jean-d’Acre, Jacques de Vitry (Historia occidentalis), « les Sarrasins écoutaient volontiers les frères tant qu’ils prêchaient la foi du Christ et la doctrine évangélique, jusqu’à ce qu’ils se missent à contredire manifestement Mahomet dans leur prédication… Alors ils les battaient et les chassaient de leurs cités ».

Les mendiants prirent alors conscience du fait que, pour prêcher aux musulmans avec quelque chance d’être écoutés, il fallait renoncer à la polémique et aux arguments d’autorité, apprendre leur langue et s’imprégner de leur culture par une lecture approfondie du Coran. Aussi créèrent-ils des centres d’études pour l’apprentissage des langues orientales, par exemple à Valence et à Tunis. Certains d’entre eux devinrent d’excellents connaisseurs de l’islam, comme le dominicain Ricoldo de Monte Croce, qui eut des contacts approfondis avec les lettrés de Bagdad. Mais les mendiants tentèrent également d’évangéliser les Mongols : en 1289, le franciscain Jean de Montecorvino fut envoyé par le pape auprès du grand khan. Il parvint à Khanbaliq – Pékin – où il développa son apostolat auprès des minorités chrétiennes présentes et des indigènes. Après avoir reçu du renfort, il prit en 1310 le titre d’archevêque de Pékin et répartit les missionnaires qui l’avaient rejoint entre les principaux centres de la Chine, où ils fondèrent des couvents franciscains à l’origine de nouveaux évêchés. L’effort missionnaire des ordres mendiants se retrouve sur les rives de la Baltique, auprès des Prussiens, des peuples baltes et en Finlande.

Les mendiants correspondirent donc à ce nouveau clergé apostolique dont avait rêvé Innocent III et le concile de Latran IV (1215). En effet, le succès des mouvements hérétiques avait montré que la christianisation de l’Occident était incomplète et souvent superficielle. À la périphérie de l’Europe, il restait de nombreux païens à convertir et l’islam continuait à exercer une pression redoutable. Dans cette conjoncture, l’Église ne pouvait compter ni sur les moines, dont l’action dans le monde n’était pas la vocation, ni sur un clergé séculier mal formé et dont les mœurs n’avaient souvent rien d’édifiant, tandis que nombre d’évêques se laissaient accaparer par les affaires temporelles. Avec les ordres mendiants apparurent des religieux considérés comme providentiels par la papauté, qui ratifia leur entrée en scène en canonisant rapidement leurs fondateurs, saint François († 1226) en 1228 et saint Dominique († 1221) en 1234, et qui, très vite, comprit quel pouvait être leur rôle pour résorber l’hérésie : c’est pourquoi elle appuya leur action en profondeur, par la pastorale, et leur confia la responsabilité de la répression dans le cadre du tribunal de l’Inquisition.

ANDRÉ VAUCHEZ

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