Histoire du christianisme

Thomas d’Aquin († 1274)

Thomas d’Aquin a lui-même résumé le programme de sa vie en expliquant un adage de l’ordre dominicain, qu’il a rejoint en 1244 : « Il est plus beau d’éclairer que de briller seulement ; de même est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement. » Il a en effet consacré toute sa vie à l’enseignement, illustrant de sa haute stature intellectuelle le meilleur de la pensée scolastique.

Au cours de sa vie studieuse, Thomas a largement parcouru l’Europe ; originaire de l’Italie du Sud, il commença ses études à l’université de Naples, séjourna plusieurs fois à Paris, d’abord comme étudiant, ensuite comme maître (1245-1248 ; 1252-1259 ; 1268-1272), et exerça ce métier de professeur à Orvieto (1261-1265), à Rome (1265-1268) et à Naples (1272-1273). Toute son œuvre porte l’empreinte de l’enseignement obligatoire pour obtenir la maîtrise en théologie, le Commentaire des Sentences (1252-1254) n’en demeure pas moins une œuvre théologique personnelle qui annonce déjà les deux grandes Sommes, c’est-à-dire la Somme contre les gentils (commencée en 1259, terminée en 1265) et la Somme théologique (1265-1273, inachevée).

Dans la première de ces deux synthèses, Thomas entend proposer une œuvre de sagesse, l’étude de la sapienta étant considérée comme l’entreprise humaine la plus parfaite, la plus sublime, la plus utile et la plus agréable. Il entend donc « exposer, selon notre mesure, la vérité que propose la foi catholique, tout en réfutant les erreurs contraires » (Somme contre les gentils, I, chap. II). Pour sa part, la Somme théologique, qui, avec ses trois parties, se présente comme une œuvre conçue pour « instruire les commençants », repose sur une conception plus stricte de la doctrine sacrée, à savoir de la théologie, qui « traite tout sous la raison de Dieu ou du point de vue de Dieu, soit que l’objet d’étude soit Dieu lui-même, soit qu’il ait rapport à Dieu comme à son principe ou comme à sa fin » (Somme théologique, I, 1, 7).

De plus, dans la mesure où la fonction du maître en théologie, que Thomas assuma dès le printemps 1256, comportait alors trois aspects, commenter (legere), prêcher et disputer, nous possédons plusieurs séries de questions disputées qui témoignent de la diversité et de la richesse des débats intellectuels au XIIIe siècle, notamment les questions Sur l’âme et Sur les créatures spirituelles, ou encore Sur le mal. Les nombreux commentaires bibliques qu’a laissés Thomas – le Commentaire de Job (1261-1265), le Commentaire des Épîtres de saint Paul, la Lectura sur saint Matthieu (1269-1270) et la Lectura sur saint Jean – renvoient également à son activité professorale. Mais ce n’est pas le cas de ses douze commentaires des œuvres d’Aristote (rédigés à partir de 1265). Ceux-ci témoignent plutôt de la conviction qu’une solide philosophie est le fondement indispensable à une théologie de bonne qualité.

À cette série déjà impressionnante d’œuvres, il convient d’ajouter un nombre considérable d’expertises et surtout quelques traités très originaux comme, dans le domaine de la philosophie première, De l’être et de l’essence (1256) et l’opuscule inachevé Sur les substances séparées (1271) ou, dans le domaine de la théologie, le Bref Résumé de la théologie et, dans le champ de la politique, le traité Du royaume (1267).

On ne doit pas non plus oublier que Thomas a pris une part active aux débats qui agitaient la vie intellectuelle à Paris, en défendant vigoureusement le droit des ordres mendiants à enseigner dans la querelle qui les opposait aux séculiers : plusieurs opuscules et traités témoignent de son intervention dans cette dispute aussi engagée que brûlante. Non moins virulente et farouche apparaît l’intervention de Thomas dans la discussion philosophique autour de la doctrine de la possibilité de l’unicité de l’intellect, laquelle fut notamment provoquée par certains écrits de Siger de Brabant, à partir de 1265. Avec une verve sans précédent, le dominicain, dans le traité De l’unité de l’intellect contre les averroïstes (1270), combat l’idée d’un intellect unique pour tous les hommes et veut démontrer que ses adversaires, en particulier le philosophe arabe Averroès (mort en 1198), dit le Commentateur, sont de piètres interprètes des textes d’Aristote.

Ces nombreux écrits sont le fruit d’une inlassable activité et d’un travail acharné qui, selon les témoignages de ses proches, s’est soudainement arrêté au mois de décembre 1273. Thomas cessa d’écrire, se débarrassa de son matériel d’écriture et, d’après Raynald de Piperno, son compagnon et assistant, aurait affirmé ceci : « Je ne peux plus. Tout ce que j’ai écrit me semble de la paille en comparaison de ce que j’ai vu. » Peu de temps après cette décision, que les historiens ont diversement interprétée (serait-elle consécutive à une expérience mystique ?), Thomas d’Aquin est mort sur le chemin de Lyon, à l’abbaye de Fossanova (au sud de Rome), le 7 mars 1274.

La pensée du dominicain italien est fondée sur une conception aussi précise que rigoureuse de la théologie qui remplit les critères de la scientificité. Tout en affirmant la supériorité de la théologie, Thomas défend la légitimité et l’autonomie relative de la philosophie, laquelle se fonde exclusivement sur la raison. L’étonnante « confiance dans le pouvoir de la raison » (Étienne Gilson) qui caractérise toute sa spéculation s’explique par le fait que le réel, que le philosophe tente de comprendre avec l’aide de la raison, et la révélation, que le théologien interprète, ont le même Dieu pour cause : il est dès lors impensable que « la vérité de la foi soit contraire aux principes que la raison connaît naturellement » (Somme contre les gentils, I, chap. VII). Le premier principe indémontrable sur lequel repose toute la démarche de la raison humaine est le principe de non-contradiction. À ce premier axiome de la raison spéculative correspond, dans l’ordre de la raison pratique, la proposition : « Il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal », axiome qui est fondé sur la notion de bien dont la raison appréhende le contenu à travers les inclinaisons naturelles de l’homme. Il en résulte, en dernière analyse, une éthique pour laquelle la conformité à la raison est décisive : « Dans les actes humains, le bien et le mal sont déterminés par rapport à la raison » (Somme théologique, I-II, 18, 5). Pour Thomas, l’homme est déterminé par trois rapports : à la raison, qui est la mesure de ses actions ; à Dieu, qui est son créateur ; à son semblable (Somme théologique, I-II, 72, 4). L’être humain est en effet non seulement animal rationnel, mais encore « animal social et politique », ce qui est attesté par le fait que l’homme possède le langage qui le rend capable de manifester sa pensée et d’articuler ce qui est juste et bien.

Grâce à l’hylémorphisme aristotélicien, pour lequel tout être s’explique par la matière (hylê) et la forme (morphê), il est possible de comprendre l’âme comme forme du corps et d’assurer, à l’encontre de tout dualisme, l’unité de l’homme. L’empirisme épistémologique de Thomas, selon lequel la connaissance humaine ne peut se passer de la sensation, explique pourquoi la proposition « Dieu existe », impossible à saisir directement par les sens, n’est pas évidente pour la raison naturelle et doit donc être démontrée. La démonstration la plus célèbre de l’existence de Dieu (qui se trouve dans la Somme théologique, I, 2, 3), tente de prouver la vérité de ladite proposition par cinq voies, en se référant à l’expérience du mouvement, de la causalité, de la contingence, des degrés de perfection et de la finalité des réalités naturelles. Ces preuves, qui dépendent de plusieurs sources philosophiques, ne révèlent cependant pas encore l’aspect le plus original de la conception thomasienne de Dieu : il est l’être subsistant par soi (esse per se subsistens).

Cette conception de Dieu présuppose non seulement la distinction entre l’être et l’essence, qui caractérise tout étant fini, mais encore une interprétation spécifique de l’être conçu comme l’« actualité de toutes les formes » et « la perfection de toutes les perfections ». Cette métaphysique de l’Exode, désignant Dieu comme « celui qui est » (Exode 3.14), est solidaire d’une conscience aigüe des limites de la connaissance humaine de Dieu. « Notre connaissance est à tel point faible que nul philosophe n’a jamais pu examiner parfaitement la nature d’une mouche : c’est pourquoi on lit qu’un philosophe a passé trente ans dans la solitude pour connaître la nature de l’abeille » (Sur le credo, prologue).

RUEDI IMBACH

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