Histoire du christianisme

III. Œuvrer à son salut

Le Purgatoire et l’au-delà

Le troisième lieu de l’au-delà chrétien, avec l’Enfer et le Paradis, serait une invention du Moyen Âge d’après Jacques Le Goff (La Naissance du Purgatoire, 1981). S’il est possible de lui trouver quelques précédents, il n’en reste pas moins que, à partir des XIIe-XIIIe siècles, la notion s’ancre dans les esprits et les pratiques de l’Église d’Occident, sans obtenir cependant l’assentiment des Églises grecques. Se fixe alors pour des siècles la triade des voies offertes aux fidèles après la mort et que Dante a explorées dans le parcours poétique et initiatique de La Divine Comédie. En quoi consista donc cette nouveauté ?

Le christianisme développe une conception linéaire de l’histoire de l’humanité, ponctuée par trois jalons majeurs : la création du monde, œuvre divine que rapporte sur un mode métaphorique le premier livre de la Bible, la Genèse ; l’Incarnation de Dieu sur terre en la personne de Jésus ; la fin des temps, décrite elle aussi sur un mode métaphorique dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse. Pour sa part, l’Évangile de Matthieu (Matthieu 25.31-46) rapporte comment la fin des temps sera marquée par la résurrection des corps et le jugement qui séparera, selon l’attention portée au prochain, les damnés des élus, les premiers étant précipités en Enfer, les seconds admis en Paradis. De nombreuses représentations figurées, placées sur les portails des églises (Autun, Bourges, Chartres) ont largement transmis, avec l’enseignement écrit et oral, cette vision binaire de l’au-delà. Mais, dans cette perspective, la destinée finale ne se joue qu’à la fin du monde : les fidèles se sont donc demandés comment imaginer le destin des âmes entre le moment où elles sont réputées se séparer du corps, lors de la mort, et la clôture de l’histoire humaine. Il leur était alors enseigné que ce long temps d’attente se déroulait dans le sein d’Abraham, père de tous les croyants ; des lieux nommés les limbes accueillaient, pour les limbes des Patriarches, les hommes qui n’avaient pas connu la révélation du Christ, et, pour les limbes des enfants, les bébés morts avant d’avoir reçu le baptême et d’être agrégés à la communauté des chrétiens. On trouve également chez certains auteurs antérieurs au XIIe siècle, dont saint Augustin, l’idée que la vision de Dieu promise aux élus ne serait accessible qu’au terme d’un temps de purification, laissant entrevoir ce qui allait devenir le Purgatoire.

On repère les premières traces explicites du Purgatoire au XIIe siècle sous la plume d’auteurs cisterciens ou de maîtres séculiers des écoles urbaines. Ceux-ci développent la conception suivante : rares sont les croyants qui peuvent se prévaloir d’une perfection telle qu’elle les conduise directement au Paradis et, pour la grande majorité, un temps supplémentaire de pénitence s’impose, proportionnel à l’ampleur des fautes non expiées – principe hardi, peut-être dû à l’influence de la culture mathématique qui se développe alors dans les villes. Ces idées transforment la vision de l’au-delà, qui, de binaire, devient ternaire. Elles ont pour conséquence majeure de faire précéder le Jugement dernier d’un jugement individuel situé, pour chacun, à l’article de la mort : le fidèle pourra se trouver projeté en Enfer s’il s’entête dans ses fautes et dans son manque d’espérance en la miséricorde divine ; gagner directement le Paradis, s’il donne tous les signes de la perfection ; plus sûrement, se retrouver au Purgatoire, pour accomplir la pénitence nécessaire, au terme de laquelle il gagnera le Paradis, puisque l’on ne sort du Purgatoire que vers le haut. Comme l’a bien senti Jacques Le Goff, ce « troisième lieu » a constitué une formidable bouffée d’espoir apportée aux fidèles : « Le Purgatoire a vidé l’Enfer. » La vision de Dieu (ou vision béatifique) peut donc se gagner avant même le Jugement dernier, après lequel elle serait cependant intensifiée, d’après l’enseignement du pape Benoît XII (Constitution Benedictus Deus, 1336).

Pour diffuser ces conceptions nouvelles, il a fallu les formaliser en fonction des catégories du temps et de l’espace. Les auteurs médiévaux ont ainsi tenté de situer le Purgatoire en des lieux redoutables de la planète, connus pour leurs conditions naturelles extrêmes ; ont été retenus soit le cratère de l’Etna, bouche de feu qui se prêtait bien à l’image, soit un gouffre localisé dans une île au large de l’Irlande et qui servait de lieu d’ascèse aux ermites : le « Purgatoire de saint Patrick ». En effet, même s’il se termine par une issue favorable, le Purgatoire n’est pas envisagé sur le mode plaisant : les peines subies par les âmes se rapprochent de celle de l’Enfer, à en juger par l’iconographie qui se fixe peu à peu et reprend les supplices du feu, du froid et des ténèbres qu’avaient développés les images infernales. Quant au temps purgatoire, on a considéré qu’il pouvait se trouver abrégé grâce aux mérites accumulés par les plus justes, mettant en place une véritable solidarité de salut entre les croyants. Les mérites du Christ, incommensurables, permettait à l’Église de disposer d’un « trésor », disent les textes (saint Anselme, † 1109), qu’elle distribuait sous le forme des indulgences ; les mérites des saints étaient invoqués par leurs dévots qui recherchaient leur intercession auprès de Dieu, notamment à l’heure de leur jugement ; quant aux mérites des simples fidèles, accumulés sous la forme de « bonnes œuvres » (prières, célébration de messes, aumônes ou autres gestes de piété), ils n’en étaient pas moins pris en compte. Des récits exemplaires, consignés notamment par les dominicains, vont rapporter comment tel mari défunt était apparu après sa mort à son épouse, puis blanchi à mesure que celle-ci rassemblait des bienfaits en sa faveur… Le principe est également à l’origine du grand succès remporté par les confréries, ces associations fondées à l’initiative des fidèles et qui mettaient en œuvre entre leurs membres une solidarité spirituelle, autant que des formes d’entraide matérielle en cas de difficultés.

On conçoit dès lors qu’il importait de préparer le fidèle à faire une bonne fin, puisque tout repentir, même le plus tardif, sur le lit de mort, peut être source de salut. Les milieux intellectuels qui ont formalisé le Purgatoire sont également ceux où s’élabore la nouvelle discipline pénitentielle, la confession auriculaire individuelle, selon laquelle la véritable responsabilité réside dans l’intention qui préside à l’acte. Aussi, l’aide sacramentelle apportée de longue date au moribond par l’extrême-onction s’enrichit-elle d’une dernière communion et d’une ultime confession, comme l’attestent les « Arts de mourir » (Artes moriendi), ces petits livrets composés au cours du XVe siècle et dans lesquels sont décrits et illustrés par des bois gravés les derniers combats spirituels à soutenir.

Une telle vision de l’au-delà va contribuer à développer et à systématiser les pratiques, nées auparavant, de la prière en faveur des morts. Bien avant la « naissance du Purgatoire », la société attendait déjà des moines, ces spécialistes de l’oraison, qu’ils prient pour les morts ; chaque monastère disposait de sa liste de familiers, dont certains avaient même le privilège d’être inhumés entre les murs du lieu. Au XIe siècle, l’abbé de Cluny, Odilon, instaura une fête spéciale en faveur des défunts, placée le 2 novembre, juste après celle qui commémore les élus, la Toussaint : elle connut un grand succès. La « logique » du Purgatoire vint amplifier le phénomène et lui donner un relief particulier, d’autant qu’il apparaissait simultanément que la bonne œuvre par excellence était la commémoration du sacrifice du Christ, la célébration eucharistique. Les fidèles, à titre individuel ou collectif, dans le cadre des confréries, commandèrent donc en abondance aux clercs des célébrations de messes, soit juste après un trépas afin d’abréger au plus vite pour le défunt les peines du Purgatoire, soit à perpétuité, soit enfin en combinant les deux rythmes, puisque l’introduction d’un jugement individuel n’avait pas fait disparaître la croyance du Jugement dernier. De nombreux clercs, ordonnés prêtres mais dépourvus de paroisse ou d’autres bénéfices, ont trouvé dans ces célébrations des sources de revenus lucratives que, dans certaines régions ils se répartissaient entre natifs du même village, dans le cadre de puissantes associations cléricales. Dans le Sud-Ouest, des collectes organisées auprès des paroissiens pour financer des messes à l’intention des âmes en Purgatoire donnèrent également lieu à la fondation d’associations : les Bassins du Purgatoire. La représentation de la société des croyants se subdivisa en trois groupes : l’Église triomphante, celle des élus ; l’Église souffrante, celle des âmes du Purgatoire ; l’Église militante, celle des vivants, soucieuse de soulager la précédente.

Ces conceptions et les usages qu’elles ont induits, pour surprenants qu’il puisse paraître à l’homme du XXIe siècle, n’en ont pas moins répondu à une attente profonde : on ne saurait expliquer autrement leur persistance tenace à travers toute l’époque moderne, qui a conservé la prière médiévale envers les « âmes du Purgatoire » jusqu’à nos jours. Cependant, à suivre des recherches récentes (Guillaume Cuchet), la Première Guerre mondiale aurait contribué à faire porter un autre regard sur la notion de Purgatoire : en effet, si l’on peut se permettre ce triste jeu de mots, l’enfer des tranchées a été considéré, pour ceux qui l’ont subi, comme un véritable Purgatoire sur terre…

CATHERINE VINCENT

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