Histoire du christianisme

Culte des saints, reliques et pèlerinages

Ces formes de dévotion restent associées dans les esprits à la période médiévale ; elles l’ont pourtant précédée et lui ont survécu, même si elles y ont connu de belles heures dont témoignent des sources très suggestives : Vie de saints, récits de miracles, d’invention (découverte) ou de translation (déplacement) de reliques, ainsi que des descriptions de pèlerinages.

Le Moyen Âge hérite de l’Antiquité chrétienne l’usage d’honorer, parmi les défunts, ceux qui se sont illustrés comme de grands témoins de la foi. Outre les figures des temps apostoliques, on distingue ceux qui ont été mis à mort violemment, les martyrs (le terme signifie « témoin ») ; ceux qui ont développé une intense œuvre d’évangélisation par leur pensée et leur action, les confesseurs (ils ont « confessé » leur foi) ; ceux qui, dans les cloîtres ou les ermitages, ont laissé un riche héritage spirituel, tels les Pères du désert. Ces grandes figures étaient fêtées au long de l’année, à des dates correspondant à leur « naissance au Ciel », soit l’anniversaire de leur mort, mêlées dans le calendrier aux fêtes de la vie du Christ et de sa mère la Vierge Marie, offrant autant de points de repère à la vie sociale et économique (termes de paiement des contrats, par exemple). Le groupe des saints et saintes n’a cessé de s’enrichir au fil des générations. Les évêques qui, durant le haut Moyen Âge, ont fait figure de pères protecteurs de leur cité se sont rapidement taillé une réputation de sainteté, de même que certains souverains qui ont soutenu l’évangélisation de leur royaume, notamment dans les pays les plus tardivement christianisés. S’y ajoutent des moines réformateurs, tels Benoît d’Aniane ou Bernard de Clairvaux, les fondateurs d’ordres nouveaux, tels Bruno pour les chartreux, François d’Assise pour les frères mineurs, Dominique de Guzman pour les frères prêcheurs, quelques femmes reconnues pour leur action caritative (Élisabeth de Thuringe), leur rayonnement spirituel (Catherine de Sienne) ou leur vie mystique (Brigitte de Suède) ; il n’est pas jusqu’à quelques rares laïcs qui ne se soient trouvés portés sur les autels, à la suite d’une vie vouée aux valeurs évangéliques, tel, en Italie, le marchand drapier Homebon de Crémone, ou pour des raisons qui mêlent spiritualité et politique, dans le cas du roi de France Saint Louis.

En valorisant l’un ou l’autre comportement, l’Église entendait donner aux fidèles des références, promouvoir divers types de conduite, voire, à partir du XIIIe siècle, proposer des modèles, bien que dans leur grande majorité les saints n’aient guère été imitables, tant leur caractère exceptionnel était prononcé (André Vauchez). C’est dire l’enjeu que constituait l’accès à la sainteté. Celui-ci a tout d’abord reposé sur la « réputation » de sainteté (la fama sanctitatis), pour la définition de laquelle la vox populi (« choix du peuple ») était réputée valoir la vox Dei (la « voix de Dieu ») : il appartenait à l’évêque du lieu de trancher, ou à l’abbé si l’on était en territoire monastique. Ce processus n’alla pas sans des abus dont les contemporains ont été eux-mêmes conscients, à lire le traité fort critique écrit au XIIe siècle par le moine Guibert de Nogent sur Les reliques des saints. Les cas les plus litigieux étaient portés à Rome ; aussi, compte tenu de ce précédent et du développement de la puissance du pape, on ne sera pas étonné de voir la papauté estimer que le contrôle de l’accès à la sainteté lui revenait en dernier ressort et fixer la procédure au terme de laquelle la décision était prise : le « procès de canonisation ». En partie calquée sur la nouvelle procédure judiciaire inquisitoire, celle-ci consiste en une enquête menée auprès de témoins, dont les résultats sont examinés en cour de Rome : la progression de la cause n’y dépendait pas uniquement des vertus de la personne en cause mais aussi de la puissance et de la richesse de ceux qui avaient engagé le procès !

La vénération dont les saints ont été l’objet ne s’appuie pas uniquement sur l’admiration que suscitait leur vie, dont les épisodes étaient magnifiés à dessein par la littérature hagiographique, telle La Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine. Elle se fonde également sur la conviction selon laquelle leurs mérites leur ont acquis de la part de Dieu un pouvoir d’intercession (virtus) qui demeurait attaché à leurs ossements ou parties de leur corps ainsi qu’à tous les objets, liquides ou poussières mis à leur contact. C’est ainsi que les lieux de sépulture des saints ont été rapidement la destination de pieux voyages, dont le but était d’entrer en relation avec la source de la virtus et d’en obtenir les recours sollicités, le plus souvent d’ordre thérapeutique (guérisons diverses), mais également d’ordre familial (fécondité, bon accouchement, survie d’un bébé pour le baptiser). Les lieux de culte ont été pourvus d’aménagements en conséquence. Si, comme ce fut fréquemment le cas durant le haut Moyen Âge, le tombeau du saint était placé dans une église, il était rendu accessible par une galerie permettant la circulation tout autour, déambulatoire percé de fenêtres par lesquelles pouvait s’opérer le contact recherché avec la sépulture.

Dans certains cas, les fidèles passaient sous la pierre tombale ou étaient même autorisés à dormir à son voisinage, pratiquant l’incubation déjà en vigueur dans les temples antiques. Pour attirer la bienveillance du saint ou le remercier de son intercession qui avait obtenu de Dieu le miracle attendu, les fidèles déposaient dans le sanctuaire offrandes et ex-voto : les dons en cire, évalués au poids ou à la taille de la personne à guérir ou moulés selon la forme du membre à soigner, ont été remplacés à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne par de petits tableaux représentant l’épisode miraculeux. Afin de diffuser le plus largement possible les vertus des saints, l’usage se prit, dès l’époque carolingienne, de diviser leurs corps au bénéfice de nombreuses églises qui conservaient ces précieuses parcelles dans des reliquaires dont la forme rappelait parfois celle de l’ossement préservé. Les cimetières romains, réputés ne contenir que des sépultures de martyrs (ce qui n’est pas du tout admis par la critique actuelle), furent de gros pourvoyeurs, jusqu’au cœur de l’époque moderne. Dans certains cas, on en vint aussi à commettre de pieux larcins, ces vols de reliques dont la réussite accréditait l’assentiment du saint et qui sont à l’origine de pittoresques conflits entre églises. À la fin du Moyen Âge, notamment en Italie, puis dans tout l’Occident, à l’époque moderne, on observe que des compétences analogues sont reconnues aux « images » des saints, tableaux, peintures ou statues, devenues à leur tour les supports de gestes de dévotion analogues.

L’indéniable et persistant succès de cette piété ancrée dans le concret et qui n’a pas été récusée par le magistère, au contraire, puisque les clercs eux-mêmes y participaient, est à l’origine de la myriade de pèlerinages locaux dont l’Occident s’est trouvé parsemé : la fortune de certains n’a duré que le temps d’un feu de paille, au gré des engouements des fidèles. De cette multitude de sanctuaires, parfois nichés dans des lieux difficilement accessibles, dans les îles ou au sommet de monts, et parfois cadres de pratiques illicites, émergent quelques destinations au rayonnement plus ample, généralement desservies par des gens d’Église, séculiers ou, plus encore, réguliers, qui accueillaient les visiteurs et encadraient leurs dévotions. Parmi eux, outre les sanctuaires mariaux, tel Rocamadour, citons la basilique Saint-Nicolas à Bari, dans les Pouilles ; celle de la jeune martyre agenaise, sainte Foy, à Conques-en-Rouergue ; le tombeau de saint Thomas Becket à Cantorbéry ou l’hôpital Saint Antoine en Viennois, qui prétend conserver les reliques du grand moine égyptien et s’est acquis une spécialité dans la guérison du mal des ardents que communique la consommation de l’ergot de seigle.

Au sein des plus célèbres sanctuaires médiévaux, l’époque contemporaine a spécialement retenu celui de Saint-Jacques de Compostelle, actuelle destination de marcheurs, pèlerins ou touristes, toujours plus nombreux. Le culte de l’apôtre, parent de Jésus, s’est développé en Galice à partir du IXe siècle, puis il s’est trouvé fort bien orchestré dans le contexte de la lutte contre les musulmans dont la péninsule Ibérique fut le théâtre du Moyen Âge. Il n’est guère possible, dans l’état actuel de la documentation, de savoir quelle a été l’ampleur de la fréquentation de ce sanctuaire ; on ne saurait se laisser abuser par une source très originale, le Guide du pèlerin de Saint-Jacques, sorte d’itinéraire commenté, sanctuaire par sanctuaire, dont on ne conserve cependant qu’un seul manuscrit. Mais la popularité du saint est incontestable – pas uniquement en tant que « matamore », vainqueur des Maures –, comme le prouve la multiplicité des églises qui disent abriter ses reliques ; et le voyage vers Compostelle, mêlé à la légende de Charlemagne, a abondamment nourri l’imaginaire médiéval : gageons que, pour alimenter ce dernier, il a bien fallu quelques récits de pèlerins, revenus auréolés de la gloire d’une destination aussi lointaine et prestigieuse, située, qui plus est, aux confins du monde alors connu.

Deux dernières destinations pèlerines se distinguent dans les usages chrétiens occidentaux. La première n’est autre que Jérusalem, vers laquelle les fidèles sont de plus en plus attirés, après l’an mil, alors que la piété s’attache davantage à méditer la vie terrestre de Jésus. Puis, après 1095, l’histoire du voyage vers les Lieux saints est imbriquée dans celle de la croisade qui en constitue le volet armé et parfois aussi sa déviation. La seconde est Rome, haut lieu de la mémoire chrétienne en raison de la mort qu’y ont subie Pierre et Paul, puis les martyrs ultérieurs. En outre, le rôle dévolu à l’évêque de l’ancienne capitale de l’Empire donne au pèlerinage romain un relief particulier. Si les pèlerins vont y visiter les tombeaux des deux « colonnes de l’Église », ils vont aussi, pour nombre d’entre eux, rechercher l’absolution de fautes graves que, seul, le pape peut leur accorder. Le « voyage romain » acquiert ainsi, dès le haut Moyen Âge, une dimension pénitentielle, présente dans tout pèlerinage, en raison de l’effort fourni, mais plus accusée dans celui-ci. Ces précédents firent, à la fin du XIIIe siècle, germer l’idée qu’une telle source de grâce pouvait s’étendre à tous les fidèles, au tournant de chaque siècle, puis suivant un rythme plus fréquent, par la proclamation des Jubilés, dont le premier intervint en l’an 1300 : en ces circonstances, la visite des basiliques romaines valait à ceux qui l’accomplissaient l’indulgence plénière, à savoir la remise de toutes les fautes commises jusqu’alors et des peines accumulées pour les expier.

CATHERINE VINCENT

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