Histoire du christianisme

Notre-Dame

C’est au cours du XXe siècle que Marie devient « Notre-Dame » dans la littérature mariale : le culte de la Vierge connaît alors un nouveau souffle lié à la redécouverte de l’humanité du Christ. Au sein du monde occidental qui s’efforce de conjuguer royauté et féodalité, la Vierge s’affirme comme une figure majeure de pouvoir.

Mise au service de l’idéologie de la souveraineté, définie comme une royauté sacrée depuis le VIIIe siècle, Marie est alors devenue reine du Ciel. Puis la vacance du pouvoir royal qui fait suite à l’effondrement de l’Empire carolingien, au Xe siècle, participe à son élection comme reine de la Terre. C’est aussi le moment où les nouvelles structures de commandement – parmi elles, par exemple, l’ordre monastique de Cluny, en plein essor – sollicitent la figure mariale pour asseoir leur souveraineté. On voit alors la « Dame des dames » régner sans partage sur les monastères présentés comme des terres « vierges », délestées du péché et peuplées d’hommes spirituels, les moines, qui se rêvent semblables aux anges pour conduire les hommes charnels vers le salut. En vertu de l’aboutissement d’un parallélisme théologique entre la Vierge et l’Église, appuyé sur la comparaison de leurs maternités respectives, l’une envers le Fils de Dieu, l’autre envers les hommes, Marie est désormais en mesure d’imposer son autorité d’Église aux dissidences que la réforme grégorienne s’est donnée, entre autres missions, d’éradiquer.

L’Enfant-Jésus sur ses genoux, la Vierge « en majesté » présente un Dieu bien incarné aux hommes qui interrogent le mystère chrétien au point de le mettre en question. « Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? » résume saint Anselme († 1109), qui répond par Marie interposée. Pour venir vénérer l’Enfant-Jésus, le peuple chrétien se met en marche comme les rois mages vers les sanctuaires marials – ce peuple auquel on explique qu’il pérégrine vers la Jérusalem céleste, but et fin de son exil sur la terre. Le progrès doctrinal conduit parallèlement à affirmer la maternité spirituelle de la Souveraine, définie comme médiatrice entre les hommes et Dieu : Mère de Dieu, Marie est devenue Mère des hommes.

Dans les années 1100, les pèlerinages à la Vierge connaissent le début de leur développement. Ils se localisent essentiellement dans le centre et le nord de l’Europe. À Laon, à Soissons, à Chartres…, les pèlerins sont des milliers à venir toucher les reliques de Marie : sa blanche chemise, son fin soulier, son lait ou ses cheveux, ultimes traces de sa présence corporelle. La croyance en l’Assomption, qui se fixe dans les esprits du XIIe siècle, place en effet au Ciel le corps incorruptible de Marie élevée avec son âme dans la lumière de Dieu. Les récits de miracles de la Vierge, écrits le plus souvent par des moines ou des chanoines, cherchent à assurer la promotion des pèlerinages, tout autant qu’à promouvoir le salut. Rassemblés bientôt en collections – tels les Miracles de Notre-Dame de Guillaume de Malmesbury, composés vers 1123, ou ceux de Gautier de Coinci, avant 1236 –, les récits de miracles content les bienfaits innombrables de la Mère de Dieu. Les miraculés du Moyen Âge semblent tout droit sortis des Évangiles. Ils vivent le même lot de souffrances et d’infirmités, puisés à une histoire commune, relue comme étant celle de l’humanité soustraite depuis la chute à l’ordre établi par Dieu à la Genèse. La Vierge montre alors le visage de sa grâce, elle qui est « pleine de grâces » ainsi que le dit la prière de l’Ave Maria, l’un des éléments du catéchisme minimal du chrétien du XIIe siècle avec le Pater (ou Notre Père) et le Credo (premier mot de la profession de foi chrétienne). Saint Bernard († 1153) utilise notamment l’image de l’aqueduc pour décrire cet écoulement d’amour divin qui ruisselle vers tout homme qui élève sa prière à Marie. Les récits de miracles sont ainsi l’occasion de traduire la croyance en l’intercession de la Vierge qui, mieux que les saints, présente à Dieu les requêtes des hommes afin que tous soient sauvés.

En même temps qu’elle rétablit la société médiévale dans une bienheureuse félicité, semblable à celle qui régnait avant la chute, au jardin d’Éden, la Vierge en majesté trône sur les portails des cathédrales. Elle devient une image monumentale, comme à Notre-Dame de Paris. À partir de la fin du XIIe siècle, on assiste à son couronnement au côté du Christ, à la fois juge et roi. Dans les textes, la Vierge est présentée comme l’avocate des pécheurs et la reine des reines. Triomphante, Marie est vêtue d’un manteau que ses mains déploient pour accueillir la chrétienté sur les seuils des églises, ces portes du paradis. Les commentateurs identifient maintenant la femme couronnée à la Femme de l’Apocalypse vêtue de soleil et couronnée d’étoiles. À l’instar du Rupert de Deutz († 1129), ils soulignent son rôle dans l’histoire de la fin des temps. Son giron de mère s’arrondit en même temps de nouvelles maternités, définies comme spirituelles. Ainsi, vers 1200, l’ordre cistercien la proclame fondatrice et mère des moines. À l’instar de saint Bernard († 1153), « nourrisson de Notre-Dame », selon son hagiographie Pierre de Celle, les novices sont présentés comme les frères de lait de l’Enfant-Jésus. Ils boivent le lait spirituel qui s’écoule du sein nourricier de la Mère de Dieu. Puis, à la suite de l’ordre cistercien, les nouveaux ordres religieux de saint François († 1226) et de saint Dominique († 1221) revendiquent son patronage : les frères se blottissent sous les pans du grand manteau de la mère de miséricorde.

La figure mariale déploie dès lors toute sa magnificence. Le corps de Marie se trouve en effet placé au cœur de la théologie qui s’élabore à son propos. Puisque ce corps a donné naissance au corps du Christ qui est à la fois corps de chair, corps de l’eucharistie et corps de l’Église, c’est-à-dire de tous les baptisés, il peut servir également de métaphore pour désigner l’Église. Chacun des membres ou corporations qui composent cette dernière – du peuple au pape – voit donc en Marie sa plus éminente figuration. Au lendemain du IVe concile du Latran (1215), la Vierge, modèle d’obéissance au Père, est proposée comme modèle de normalisation de l’Église. À elle de montrer l’exemple aux ordres religieux, de guider les âmes à la découverte du mystère de Dieu, d’inviter les fidèles à devenir des chrétiens exemplaires. En bref, de faire respecter le programme conciliaire d’éradication de l’hérésie, d’encadrement de la croyance des laïcs et de construction de l’unité de la chrétienté.

La reine se présente alors également comme la servante de ce dispositif. La figure de la « servante » des Évangiles est mise en relief dans les relectures du texte sacré. C’est ainsi qu’apparaissent, vers le milieu du XIVe siècle, les premiers « serviteurs et servantes de Marie », qu’ils soient clercs ou laïcs, par exemple l’ordre des servites de Marie. La Vierge leur est une mère de tendresse en laquelle ses « fils » et ses « filles » trouvent une sainteté imitable. L’imitation mariale ouvre en particulier de nouveaux chemins spirituels aux femmes mystiques du début du XIVe siècle qui se découvrent « enceintes du Saint-Esprit » et « enfantent » l’Enfant-Jésus en leur âme, comme par exemple Catherine de Sienne († 1380).

La dévotion mariale fait partie de ce même processus d’incorporation destiné à intégrer chaque corps individuel ou collectif au corps de l’Église. De la Flandre à l’Italie, un même mouvement y range confréries, tiers ordres, cités, universités (au sens médiéval générique de « groupement »)… Aussi, lorsque l’Église se déchire, et avec elle la chrétienté, durant le Grand Schisme (1378-1417), le Fils martyrisé descendu de la croix succède à l’Enfant-Jésus sur les genoux de sa mère. Les pietà, cette nouvelle iconographie du XIVe siècle, montrent la Vierge douloureuse devant les malheurs du temps (peste, famine, épidémies…) tandis que la prière du Stabat Mater décrit Marie au pied de la croix. Les douleurs remplacent les joies dans les litanies offertes à Marie et les théologiens commentent la communion de la Passion entre la Vierge et son Fils. En Marie, clé de voûte du monde chrétien occidental, la fin du Moyen Âge essaie aussi de trouver son ultime sursaut d’indivision. Ses miracles et ses apparitions s’y emploient, en particulier dans les controverses autour de sa Conception immaculée qui menacent plus que jamais l’unité de l’Église. À la fin du Moyen Âge, le culte de la Vierge prête aussi le flanc à une réforme que le XVIe siècle protestant réalisa en actes.

SYLVIE BARNAY

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