Histoire du christianisme

L’explosion des œuvres de charité (XIIe-XIIIe siècle)

Dès les premiers siècles, l’Église a proclamé la nécessité de prêter assistance aux pauvres : l’amour de Dieu va de pair avec l’amour du prochain (Matthieu 22.34-40 ; Marc 12.28-34 ; Luc 10.25-28). Dans la tradition chrétienne, ce devoir de charité a relevé au premier chef de la responsabilité des évêques. Avec l’essor du monachisme, notamment bénédictin, la pratique de l’hospitalité et de l’aumône, exigée par la règle de saint Benoît, élargit les capacités de secours aux indigents. À partir du XIe siècle et surtout du XIIe siècle, au-delà des expressions multiformes de la charité privée, que la doctrine du salut par les œuvres, largement développée, incite les fidèles à pratiquer avec largesse, puisque selon l’Écriture l’aumône efface le péché, le soin des pauvres prend progressivement des formes plus organisées, tant au sein d’ordres spécialisés que dans le cadre des mouvements confraternels. Cette activité caritative a trouvé son programme dans les actes qui distinguent les élus des réprouvés, suivant le récit du Jugement dernier (Matthieu 25.31-46) ; ce sont les « œuvres de miséricorde ». Aux œuvres concrètes citées dans le texte (nourrir, désaltérer les pauvres et les vêtir, visiter les malades et les prisonniers, accueillir les étrangers, ensevelir les morts), les théologiens ajoutèrent un équivalent spirituel (instruire, conseiller, reprendre, consoler, pardonner, convertir, prier pour les vivants et les morts).

Secourir les pèlerins épuisés par leur marche vers Jérusalem, puis venir en aide aux croisés blessés et malades, ont été les objectifs de la première initiative attestée de vocation au service du prochain insérée dans le cadre d’un ordre religieux reconnu : l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, qui est le plus ancien des ordres charitables. La règle qui lui a été donnée au milieu du XIIe siècle a souvent été imitée ensuite par nombre d’établissement hospitaliers, en ce qui concerne l’accueil des malades. Après avoir reçu les soins spirituels indispensables (confession et communion), les patients sont conduits à leur lit et servis comme s’ils étaient les seigneurs de la maison. La qualité de l’hébergement et l’efficacité des soins, jointes à l’abondance des aumônes distribuées journellement aux nécessiteux, constituent les traits caractéristiques d’une hospitalité modèle, certes principalement illustrée dans la maison mère de Jérusalem, puis à Acre et à Rhodes, mais qui ne fut pas inexistante dans les nombreuses commanderies dispersées à travers toute la chrétienté.

Au cours du XIIe siècle, dans un Occident en plein essor économique et démographique qui génère aussi ses laissés-pour-compte, les formes d’assistance se multiplient. Elles se diversifient également. À côté des organismes de distributions charitables dont certaines villes, mais aussi souvent de simples particuliers, ont eu l’initiative, de nombreux hôpitaux et léproseries voient le jour, la plupart du temps indépendants les uns des autres. En 1198, le pape Innocent III approuve deux fondations récentes, nouvelles dans leurs objectifs : celle des frères du Saint-Esprit et celle des trinitaires. C’est vers 1180, en effet, qu’avait été fondé par Gui de Montpellier, dans sa ville, un établissement qui se donnait pour mission de nourrir les affamés, de vêtir les pauvres et de soigner les malades. Sa reconnaissance par le pape, suivie peu après par son union, sous la même direction de frère Gui, à l’hôpital qu’Innocent III lui-même avait fait construire à Rome, au bord du Tibre, Santa-Maria-in-Saxia, puis l’agrégation progressive de plusieurs lieux d’accueil en Europe firent dès le XIIIe siècle des frères du Saint-Esprit, désormais en charge d’un véritable ordre religieux hospitalier, les promoteurs dévoués et efficaces de la charité évangélique. Celle-ci s’exerçait au bénéfice des victimes de la misère et de la maladie : pauvres passants, vieillards, infirmes de la misère et de la maladie ; pauvres, passants, vieillards, infirmes, femmes en couches, enfants abandonnés, tous pouvaient trouver asile et réconfort dans leurs maisons.

La création, au même moment, d’un autre ordre, voué quant à lui au rachat des captifs prisonniers en terre d’islam et placé sous l’invocation de la sainte Trinité, s’insère tout autant dans la pratique des œuvres de miséricorde. Depuis leur premier établissement de Cerfroid (diocèse de Meaux), puis de leurs maisons établies dans les pays méditerranéens, les trinitaires non seulement se dévouèrent au service des prisonniers, affectant à cette activité un tiers de leurs revenus, mais entretinrent aussi, au sein de la plupart de leurs couvents, un hôpital, consacrant à l’assistance aux pauvres et aux malades encore un tiers de leurs biens. À leur imitation fut fondée à Barcelone, en 1223, une confrérie consacrée à la libération des chrétiens réduits en esclavage par les musulmans, devenue à partir de 1235 un ordre religieux de chanoines augustins, Sainte-Marie de la Merci. Les « mercédaires » se consacraient essentiellement à l’organisation de grandes campagnes de quêtes et desservaient également les hôpitaux.

Un autre ordre hospitalier spécialisé, celui des frères de Saint-Antoine en Viennois, se voua quant à lui aux victimes de l’ergotisme : le « feu Saint-Antoine » ou « mal des ardents » est une grave intoxication alimentaire qui fit des ravages en Europe entre le XIe et le XIVe siècle ; due à la consommation de céréales fermentées, elle provoque des sensations de brûlure, puis la chute des membres atteints. À partir de leur établissement primitif en Dauphiné, les antonins implantèrent un vaste réseau de dépendances, centres de perception des produits des quêtes et lieux d’accueil pour les malades. En 1297, Boniface VIII les intégra dans un ordre religieux de chanoines réguliers suivant la règle de saint Augustin, sous l’autorité de l’abbé de Saint-Antoine en Viennois. La compétence des antonins, les guérisons qu’ils obtenaient, leur dévouement dans l’accomplissement de leur mission leur valurent l’admiration de la société chrétienne, la dévotion de nombreux testateurs, le succès de leurs campagnes de quêtes, l’honneur enfin d’entretenir un hôpital ambulant suivant la cour pontificale dans ses déplacements, pour soigner les pèlerins et les curialistes souffrants. Peu à peu, en effet, avec le recul de l’ergotisme au XIVe siècle, les hôpitaux de l’ordre accueillirent tous les malades sans distinction, maintenant à travers les siècles une fidélité sans faille à leur ministère de charité.

À côté de ces grands ordres, nombreuses furent les petites communautés hospitalières, organisées autour d’une maison importante mais dont le rayonnement se limitait à une région donnée, tels les grands hospices de pèlerins que furent Roncevaux, Saint-Jacques d’Altopascio ou Aubrac et, surtout, les multiples fraternités semi-religieuses et les confréries laïques consacrant l’essentiel ou une partie importante de leurs activités à l’assistance. « Aumônes », « charités », « tables des pauvres » ont pullulé dans l’Europe du Moyen Âge, fonctionnant sous des formes variées, soumises à des statuts et à des règlements également d’une grande diversité, mais visant toutes à subvenir aux besoins des pauvres, plus particulièrement à leurs besoins corporels sous la forme de « donnes » de nourriture et de vêtements. Des institutions charitables d’un autre type ont également vu le jour autour de la prise de conscience du danger que présentait la traversée des rivières et des fleuves. Des associations de frères et de sœurs « du pont » ont ainsi pris en charge l’entretien, parfois même la construction d’un ouvrage d’art ou le franchissement du cours d’eau par barque et l’accueil des voyageurs dans des hospices situés à proximité, illustrant une hospitalité routière originale, particulièrement représentée le long du Rhône (Lyon, Pont-Saint-Esprit, Avignon).

À l’action de ces structures associatives à finalité d’assistance, institutionnalisées et de plus en plus municipalisées, s’ajoute un foisonnement d’initiatives individuelles, allant de la fondation d’un hôpital par un riche personnage à l’institution des « pauvres du christ » comme légataires universels, de l’entretien par un prince ou un prélat d’une aumônerie à une aide devant les tribunaux offerte gratuitement par un juriste miséricordieux.

Les réponses que le Moyen Âge a ainsi apportées au défi social et religieux représenté par la présence de la misère, au sein d’une frange de la population plus ou moins large selon les lieux et les époques, ont donc été multiples. Développés dans le contexte du grand élan de prospérité qui a caractérisé les XIIe et XIIIe siècles européens, stimulées par l’éveil des consciences que provoquait la parole des prédicateurs, les institutions d’assistance, comme tous les autres gestes et comportements venant illustrer la caritas, la loi d’amour évangélique, furent aussi pour le monde laïc, et face au clergé, une voie d’accès au contrôle partiel du sacré et à une responsabilisation accrue du chrétien devant son salut.

DANIEL LE BLÉVEC

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