Histoire du christianisme

Le culte du Saint-Sacrement (XIIIe siècle)

Le culte du Saint-Sacrement – si l’on entend par là non pas la cérémonie de l’eucharistie (la messe) mais la vénération dont sont entourés le pain et le vin, consacrés par les paroles du célébrant en corps et sang de Jésus (Matthieu 26.26-28 ; Marc 14.22-24 ; Luc 22.19-20) – est né durant la moitié de l’époque médiévale. Le premier millénaire chrétien ne s’était en effet guère préoccupé d’approfondir et d’expliquer la théologie eucharistique. Il a fallu attendre l’époque carolingienne pour que deux moines s’affrontent sur l’interprétation à donner à la transformation ainsi opérée : l’un, Paschase Radbert († apr. 860), abbé de Corbie, en tenait pour une interprétation dite « réaliste » (les espèces deviennent réellement le corps et le sang de Jésus) ; l’autre, Ratramme († vers 870), également moine de Corbie, pour une lecture spirituelle. Béranger, un clerc de Tours, relança le débat au cours du XIIe siècle, en des termes plus marqués dans le contexte du renouveau de la démarche dialectique et de la pensée scientifique. En réponse à ces courants, les scolastiques en vinrent à formuler ce qui demeure la position officielle de l’Église occidentale jusqu’à l’époque moderne : la « transsubstantiation ». Selon cette doctrine, les espèces eucharistiques sont bien vrai corps et vrai sang du Christ, sous l’« aspect » apparent du pain et du vin dont la « substance » est transformée par l’énoncé des paroles de la consécration : la forme demeure, la matière change.

La transsubstantiation est citée dans les canons du IVe concile du Latran (1215) et sa transmission a fait l’objet d’une action pastorale intense entre les XIIIe et XVe siècles. Toutes les ressources de l’art, du geste et de la parole ont été mobilisées pour faire entrer les fidèles dans la délicate intelligence du mystère et répondre aux objections qui ne manquèrent pas de s’élever. Les récits de miracles eucharistiques se sont multipliés, qui voient des linges d’autel empreints de sang (à Bolsena, en Italie, en 1263) ou l’apparition du Christ enfant ou souffrant dans l’hostie. La démultiplication infinie du corps du Christ est comparée à celle de la flamme qui ne s’amoindrit pas pour autant. La cérémonie de la messe connaît l’introduction du geste de l’élévation, juste après la consécration, durant lequel le prêtre, qui célèbre dos aux fidèles, élève au-dessus de sa tête hostie et calice pour que les assistants puissent les voir : les fidèles en arrivent à penser que « voir l’hostie » garantit contre la mort subite. Des prières sont composées pour préparer clercs et laïcs à la contemplation du Corpus Christi (« corps du Christ ») et à la communion, cette réception de l’hostie consacrée qui n’était alors préconisée que de façon limitée, mais au moins une fois par an, pour Pâques.

La ferveur eucharistique est particulièrement vive dans le monde des religieux : c’est chez les chartreux que l’on repère la première mention de l’élévation. Les femmes s’y montrent tout spécialement réceptives : l’une d’elles, Julienne de Montcornillon († 1258), religieuse augustine de la région de Liège, est à l’origine de la célébration d’une fête propre au mystère eucharistique, dite Fête-Dieu ou fête du Corpus Christi. Cette célébration fut adoptée par le diocèse de Liège avant que le pape Urbain IV, ancien archidiacre de ce même diocèse, ne l’étende à toute la chrétienté d’obédience romaine en 1264 ; les prières liturgiques qui lui sont propres semblent pouvoir être attribuées à Thomas d’Aquin. En 1311, le concile de Vienne en réaffirma l’obligation.

Cette fête devint alors, notamment dans les villes, l’un des événements majeurs de l’année. Elle se traduisait, en effet, par l’organisation d’une procession durant laquelle l’hostie (le vin a été éliminé pour des raisons pratiques évidentes) était portée solennellement sous un dais, dans une petite boîte précieuse, une pyxide, ultérieurement remplacée par une « monstrance » (objet propre à la mettre en valeur et à la faire voir des assistants), entourée du clergé et des fidèles qui lui faisaient escorte. Parmi ces derniers figuraient en bonne place les membres des confréries du Saint-Sacrement, qui ont été fondées en nombre afin de développer dans les paroisses le culte du Corpus Christi – par exemple en collectant de l’argent, pour entretenir une veilleuse auprès de la réserve eucharistique (l’usage s’en est perpétué dans les églises). Aux derniers siècles du Moyen Âge, les gouvernements urbains furent à l’initiative de cette procession de la Fête-Dieu, occasion privilégiée pour la société citadine d’affirmer son unité et de manifester l’identité des éléments qui la composaient. Les corps de métiers, les corps ecclésiastiques (chanoines de la cathédrale et des collégiales, moines, frères mendiants, confréries) et le corps de ville rivalisaient entre eux pour se montrer sous leur meilleur jour et se trouver le mieux placés dans le long défilé. La Fête-Dieu acquit ainsi une dimension civique qu’elle conserva à l’époque moderne.

À la fin du XVe siècle, la spiritualité de l’eucharistie rebondit dans des ferveurs collectives et individuelles plus structurées, que ce soit dans l’espace rhéno-flamand (dont témoigne L’Imitation de Jésus-Christ) ou en Italie, quand se développe, vers 1500, dans certains cercles comme l’Oratoire du divin autour de Gênes, l’idée d’une communion quotidienne et d’un culte plus fréquent de l’hostie. Quand les barnabites ou les capucins organisent à Milan, à partir de 1527, la prière des Quarante heures (des prières expiatoires adressées à Dieu devant le Saint-Sacrement) et quand le pape donne des indulgences pour ce geste en 1537, c’est tout le système moderne de la dévotion au Saint-Sacrement exposé en temps de calamité qui est promu. En 1550, Philippe Neri acclimate la liturgie à Rome et la présente dans des décors peints, créant ainsi un espace qui met en valeur la puissance du Saint-Sacrement ; une caractéristique de l’art baroque prend donc naissance dans ce contexte. En 1552, les jésuites organisent également des prières ininterrompues devant le Saint-Sacrement dans Messine menacée par les Turcs et, à partir de 1556, ils invitent les fidèles à des prières durant le carnaval pour expier les fautes commises pendant celui-ci, forgeant ainsi le concept d’adoration perpétuelle réparatrice, qui atteignit son plein succès à la fin du XIXe siècle.

Ces sensibilités nouvelles sont proposées à grande échelle par les jésuites, dans leurs collèges, dès la fin du siècle. Réaffirmé par le concile de Trente, le culte devient alors un signe identitaire du catholicisme et parfois un instrument d’oppression à l’égard des autres confessions, obligées à la vénération de l’hostie. Autour de cette identité, confortée par des miracles à la fin du XVIe siècle, François de Sales ou Bérulle, parmi d’autres, établissent les modalités d’un compagnonnage de chaque fidèle avec le Christ glorieux. Cette capacité à évoquer la présence concrète et rassurante du Christ vainqueur de tout mal autorise des cérémonies grandioses pour rappeler la protection divine dans les catastrophes, en situation de minorité… ou pour lancer de nouvelles croisades, morales ou politiques, jusqu’au XXe siècle. S’agenouiller devant le Saint-Sacrement permet de montrer sa soumission à l’Église romaine tout en constituant une pratique rassurante et active pour réparer les péchés du monde. La basilique du Sacré-Cœur, construite à partir de 1877 avec le seul argent des fidèles en réparation des excès de la Commune et vouée, dès l’origine, à l’adoration perpétuelle, n’est-elle pas le meilleur exemple de l’emprise du Saint-Sacrement sur le monde ?

Le culte de la présence permanente du Christ, sans cesse revivifiée, permet de nourrir la spiritualité individuelle des laïcs dans un cœur à cœur avec lui en raison de son Incarnation et de sa victoire sur la mort ; il est la marque de l’originalité catholique, une sensibilité qui rend concrète la transcendance autant qu’une arme de combat contre les mauvais chrétiens, contre les païens, voire contre ceux qui s’oppose à Rome.

CATHERINE VINCENT ET NICOLE LEMAITRE

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