Histoire du christianisme

Jean Hus († 1415)

Constance, 6 juillet 1415 : les Pères du concile assistent au bûcher d’un prêtre tchèque qu’ils viennent de déclarer hérétique, Jean de Husinec, dit Jean Hus. Deux mois ne s’étaient pas écoulés que des centaines de nobles de Bohême et de Moravie protestaient contre la sentence. S’ensuivirent quinze années de guerres, durant lesquelles la Bohême tint tête aux cinq croisades lancées contre les disciples de Hus par le pape Martin V et par l’empereur Sigismond. Fait inouï, un nouveau concile réuni à Bâle dut négocier avec eux et leur octroya finalement, en 1436, une large reconnaissance de fait. Comment la mort de cet obscur théologien qui venait du froid avait-elle pu ainsi donner naissance à l’une des premières Églises nationales en Europe ?

Rien ne semblait pourtant prédisposer le jeune Hus à jouer les révolutionnaires. Né vers 1370 dans un village de Bohême méridionale, il était issu d’une famille modeste qui le poussa, par ambition autant que par conviction, vers la carrière ecclésiastique. Après des études élémentaires, Jean s’inscrivit vers 1390 à la faculté des arts de l’université de Prague. Il y décrocha rapidement, quoique sans grand éclat, ses premiers grades : bachelier ès arts en 1393, il fut reçu maître trois ans plus tard. La capitale de la Bohême brillait alors de tous ses feux. Érigée en archevêché en 1344, siège d’une université depuis 1347, elle était forte de quelque trente mille à quarante mille habitants et abritait la résidence de Venceslas IV, roi des Romains (titre porté par l’empereur après son élection par les princes germaniques, avant son couronnement à Rome). En découvrant la métropole la plus peuplée, la plus cosmopolite et la plus brillante d’Europe centrale, Hus se familiarisa aussi avec le mouvement de rénovation religieuse qui y avait pris corps sous la conduite des archevêques ; débattu dans le cadre des synodes diocésains, puis relayé en chaire, celui-ci visait à donner plus de régularité au fonctionnement des institutions ecclésiastiques, plus de dignité aux membres de l’Église séculière, plus de culture chrétienne au peuple dans son ensemble. Comme beaucoup d’autres membres de l’université pragoise, Jean Hus voulut bientôt participer de son mieux à cette œuvre éducatrice qui confortait son utilité sociale en même temps qu’elle satisfaisait ses aspirations spirituelles.

Depuis la mort de l’empereur Charles IV en 1378, la réforme pragoise connaissait néanmoins une crise de croissance. L’archevêque Jean de Jenštejn était entré en conflit avec Venceslas IV, tandis que les difficultés économiques naissantes ravivaient les tensions entre Tchèques et Allemands ; et, là, comme ailleurs, le Grand Schisme exerçait ses effets délétères, substituant la défiance à la vénération dont bénéficiait auparavant le Siège romain. Hus fut le témoin et l’interprète de cette effervescence inquiète. Comme maître de l’université, il appartenait certes à l’élite cléricale qui conseillait l’archevêque. Mais sa génération se sentait, à tort ou à raison, menacée : moins sûrs de leur savoir et de leur position académique que les docteurs en théologie plus âgés, dépourvus des privilèges et du prestige de leurs collègues juristes, exposés à la concurrence des frères mendiants, aigris de devoir partager fonctions et revenus avec les maîtres étrangers, Hus et ses amis étaient prêts à mettre leurs compétences au service de la critique de l’ordre établi.

Celle-ci passa dans un premier temps par l’adoption du wycliffisme, du nom du célèbre maître de l’université d’Oxford John Wyclif (vers 1327-1384). Ce puissant théologien avait laissé une œuvre aussi controversée qu’abondante, qui tirait l’augustinisme dans le sens d’une contestation explicite des médiations ecclésiales. Hus fut de ceux qui recopièrent ses écrits philosophiques et qui souscrivirent dès lors à un réalisme[*] radical, professant l’existence d’universaux (ou concepts applicables à tous les individus d’un genre ou d’une espèce) formels et incréés dans l’intelligence divine. Plus ouvert cependant que son inspirateur aux besoins spirituels des fidèles, il devint parallèlement un prédicateur à succès, dans le droit-fil du courant pastoral que Conrad de Waldhausen et Milíč de Kroměríž avaient entretenu à Prague depuis le milieu du XIVe siècle. Ayant obtenu en mars 1402 une chaire à la chapelle de Bethléem récemment fondée (1391), il y prêcha en tchèque dix ans durant et y anima une école de prédicateurs qu’il pourvoyait en sermons modèles. Sévère à l’endroit des abus dans l’Église, mais encore prudent au plan théologique, son enseignement connut un vif succès et lui valut le soutien du nouvel archevêque Zbyněk Zajíc de Házmburk, qui le nomma prédicateur aux synodes d’octobre 1405 et 1407. Ce fut pour lui l’occasion de s’insérer dans la société politique pragoise et de communier avec des valeurs patriotiques auxquelles les universitaires étaient longtemps restés réfractaires. Auteur de cantiques ainsi que de manuels d’édification en langue vernaculaire sur la prière et la pratique des vertus chrétiennes, le prédicateur de Bethléem sut séduire les élites pragoises par son rigorisme moral et pas son aptitude à leur communiquer le goût de la Parole de Dieu, largement diffusée et traduite. Les cercles de pieux laïcs, en particulier les béguines qui, depuis des années, réclamaient l’accès direct aux sources de la foi, trouvèrent ainsi en Jean Hus un père spirituel selon leur cœur.

[*] Doctrine opposée au nominalisme et qui en tient pour la réalité des universaux, indépendamment de leur connaissance par un sujet.

À partir de 1408, la référence affichée à Wyclif le mit cependant en conflit ouvert avec sa hiérarchie ecclésiastique. Bien que Hus soit resté attaché au réalisme eucharistique (foi en la « présence réelle » du corps et du sang du Christ sous l’apparence des espèces du pain et du vin eucharistiques) et ait hésité devant la prédication, il défendit vigoureusement l’orthodoxie de la pensée de Wyclif contre l’archevêque qui voulait en proscrire l’enseignement. Interdit de prédication, il se rebiffa et rechercha l’appui du roi Venceslas IV. Cette alliance de circonstance permit à la « nation » tchèque de l’université d’arracher le décret de Kutná Hora, qui mit en minorité les maîtres allemands et les accula à l’émigration (18 janvier 1409). De son côté, tout en soutenant du bout des lèvres le concile de Pise (1409), Hus s’en remit dès lors largement au pouvoir laïc pour assurer la réforme qu’il appelait de ses vœux. À la chapelle de Bethléem comme à l’université, son audience ne cessa pas de grandir, ainsi que le prouve l’abondante correspondance qu’il entretint avec tous ceux qui, de la reine Sophie à de simple étudiants ou chevaliers, sollicitaient ses conseils. Sa disgrâce n’en fut que plus dure lorsque, en 1412, il s’opposa au roi, auquel il reprochait d’avoir autorisé la prédication d’indulgences en faveur de la « croisade » italienne du pape. Sous le coup d’une excommunication aggravée, il n’eut plus d’autre choix que d’en appeler au Christ et de s’exiler hors de Prague en pleine ébullition. Il trouva refuge dans les châteaux que possédaient ses protecteurs en Bohême méridionale, où il se consacra à une prédication itinérante de plus en plus radicale et à la rédaction de nombreux ouvrages polémiques. Parmi eux se détachent un pamphlet contre la simonie, une ample collection de sermons tchèques (Postila) et surtout son traité De Ecclesia, dans lequel on le voit brûler ses vaisseaux : ignorant les solutions conciliaristes qui avaient à l’époque la faveur des théologiens, il en vient à récuser la primauté romaine et la définition usuelle de l’Église comme société visible.

Pour rompre son isolement, Hus dut finalement céder, à l’été 1414, au roi des Romains, Sigismond, qui le pressait de venir se défendre à Constance devant le futur concile. Quoiqu’il ait été muni d’un sauf-conduit, ses adversaires allemands, mais aussi français et tchèques, le firent jeter en prison peu après son arrivée. Il mit alors à profit son inactivité forcée pour répondre par écrit aux charges retenues contre lui et pour conforter ses disciples, qui venaient de rétablir à Prague la communion sous les deux espèces (pain et vin) pour tous les fidèles, alors que l’usage s’était imposé de ne donner en communion aux laïcs que le pain. Devant l’avalanche de protestations qu’émirent les nobles tchèques présents, le concile accorda à l’accusé d’être entendu en séance publique. Ses auditions, début juin, ne firent toutefois que mettre au jour l’hostilité viscérale du concile à l’égard d’une réforme menée hors de toute médiation institutionnelle et sans souci du scandale ni de l’opportunité. Il est tentant de reconnaître derrière cette opposition le clivage entre des chrétientés de vieille latinité, dotées d’une longue tradition d’autorégulation réformatrice, et le christianisme, spontanément plus impatient et intransigeant, de « tard-venus ». Quoi qu’il en soit, Hus nia avoir défendu les positions erronées qui lui étaient imputées et refusa en conscience de se rétracter. Après que le cardinal Zabarella et d’autres Pères conciliaires eurent tenté en vain d’ultimes médiations, Hus fut brûlé et ses cendres dispersées dans le Rhin. Mais, aussitôt, se développa en Bohême un culte en son honneur, auquel fut associé son compagnon d’infortune Jérôme de Prague (vers 1380-1416).

La mémoire de son martyr n’allait cesser d’alimenter les conflits superposés de l’histoire politique et religieuse tchèque. Les réformateurs protestants, à la suite de Martin Luther, enrôlèrent Hus parmi les précurseurs supposés de la vraie religion, tandis qu’après la bataille de la Montagne Blanche (1620) la Contre-Réforme triomphante s’évertua à éradiquer le moindre de ses souvenirs. Peine perdue : dès les premières décennies du XIXe siècle, le nationalisme tchèque reviviscent en fit l’inspirateur de sa lutte pour l’identité slave face à l’autoritarisme germanique. La première république tchécoslovaque, qui vit jour en 1918 sur les décombres de l’Empire austro-hongrois, s’en voulut donc très logiquement l’héritière et soutint même la formation d’une Église hussite autocéphale, composée de fidèles libéraux et nationalistes. Ces dernières années, l’image de Hus s’est pourtant quelque peu brouillée. D’un côté, l’Église catholique, sans prononcer la réhabilitation de sa doctrine, a reconnu sa piété et son zèle apostolique. Surtout, l’instrumentalisation du hussitisme par le régime communiste et les collusions de l’Église hussite avec la dictature ont fini par lasser l’opinion publique. Signe des temps, à l’heure où se réunifie l’Europe, Jean Hus a cédé la place, dans le cœur des Tchèques, au très européen Charles IV…

OLIVIER MARIN

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