Histoire du christianisme

La quête de Dieu
Mystiques d’Orient et d’Occident

La mystique, mot apparu au XVIIe siècle seulement pour désigner cette expérience de la présence divine obtenue au terme d’un processus de méditation et de contemplation, « s’inaugure aux plus lointains commencements de l’histoire religieuse » (Michel de Certeau). Dans les Églises d’Orient, la voie mystique constitua un élément important de la vie religieuse et fut même intégrée dans la théologie officielle de l’Église byzantine, alors que, dans le christianisme occidental, elle ne sort de l’ombre qu’à partir du XIIe siècle.

La mystique à Byzance

En Orient, la voie mystique, déjà présente dans les traités d’Origène (185-vers 253), a trouvé ses théoriciens dans les milieux monastiques de la fin de l’Antiquité, chez Macaire l’Égyptien (vers 300-vers 390), Évaque le Pontique (346-399) ou Jean Cassien (vers 350-vers 435). Les Pères du désert ont en effet commenté leur expérience de la communion avec Dieu dans la solitude. Elle s’obtenait grâce à une longue ascèse et à une lutte contre les démons qui permettaient la purification de l’âme, mais aussi grâce à un état de prière, créé par la récitation de la « prière de Jésus », ou « prière du cœur » (une courte formule prononcée en association avec le rythme respiratoire : « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi ») ou par la « rumination » méditative de la parole de Dieu à travers un verset biblique. Pour instaurer cet état de prière qui permet la rencontre avec Dieu, moines et moniales recherchent l’hèsychia, la paix intérieure, qui passe par le contrôle des passions et des pensées. L’âme peut alors éprouver l’émerveillement du contemplatif.

Les Pères du désert, comme les moines qui ont repris leur tradition spirituelle, ont tenté de définir les effets de cette rencontre avec Dieu, l’un d’eux, très courant, n’étant autre que l’apparition des larmes. Diadoque de Photicé (Ve siècle) le décrit ainsi : « Quand le Saint-Esprit agit dans l’âme, elle psalmodie et prie, en tout abandon et douceur, dans le secret du cœur. Cette disposition s’accompagne de larmes intérieures, puis d’une sorte de plénitude avide de silence. » Pour Jean Cassien, c’est « par une joie ineffable » que se révèle la présence divine. Parfois, l’expérience mystique passe aussi par une perception sensible de cette présence : une vision lumineuse, les effluves d’un sublime parfum ou une brise légère, un feu intérieur qui « régénère les êtres par sa chaleur vivifiante, les éclaire, mais en soi demeure pur et sans mélange », rapporte Denys l’Aréopagite[*]. Pour de nombreux auteurs, l’ultime but est de parvenir à la « vision » de Dieu ou à l’union avec Dieu.

[*] On désigne sous le nom de Pseudo-Denys l’auteur (vers 500) d’un ensemble de textes – dont la célèbre Hiérarchie céleste – attribués jusqu’au XVIe siècle à Denys l’Aréopagite, athénien converti par saint Paul, dans lequel certains ont aussi voulu voir le saint évêque de Paris mort martyr vers 250 (d’après Grégoire de Tours, évêque et hagiographe du VIe siècle). Ces œuvres qui intègrent le néoplatonisme au christianisme ont profondément marqué la spiritualité et la mystique médiévales.

Si la tradition mystique byzantine a pris son essor dans les milieux monastiques du désert, où elle trouve ses théoriciens, elle n’est pas restée cantonnée aux professionnels de l’ascèse et de la prière mais a fait partie intégrante de la vie religieuse de nombreux fidèles. Denys l’Aréopagite insiste sur le fait que l’amour divin brûle de se communiquer. Comme le feu, explique-t-il, « il se donne à quiconque l’approche, si peu que ce soit ».

Cependant, la voie mystique n’a pas toujours été favorisée : elle a connu des phases où son expression était contrôlée par l’autorité ecclésiastique. En préconisant un accès direct à Dieu par la prière et l’ascèse, sans passer par la médiation cléricale, ses théologiens ont été parfois perçus comme de dangereux esprits qui cherchaient à se soustraire aux sacrements et critiquaient la hiérarchie cléricale. Certains groupes mystiques, tels les messaliens, identifiés au IVe siècle à Antioche comme venant de Mésopotamie et baptisés les « priants » par leurs adversaires en raison de la place quasi exclusive qu’ils accordaient à la prière dans la pratique religieuse, ont été déclarés hérétiques et pourchassés. L’accusation de « messalianisme » est ensuite devenue une estampille qui permit le rejet d’autres mystiques.

L’époque iconoclaste (730-843) ne paraît guère favorable à l’expression du courant mystique, notamment parce que les empereurs, comme les évêques, favorisaient le clergé séculier, seul intermédiaire reconnu avec le divin, et non les moines, les plus souvent iconodoules (favorables à la vénération des images). Même dans les milieux monastiques, en raison de son caractère individualiste, la voie mystique n’a pas toujours obtenu les faveurs des réformateurs, tel Théodore Stoudite (759-826), car elle pouvait générer une hiérarchie parallèle fondée sur la proximité déclarée ou supposée avec Dieu. Or la réorganisation monastique avait un caractère pragmatique qui ne favorisait pas l’individualisme ; le mysticisme se devait d’y être discret. Au moment de l’apogée de l’Empire (Xe-XIe siècle), certaines formes de vie mystique ont été condamnées comme hérétiques. On peut voir dans ces épisodes un regain de contrôle de la part du patriarcat et des métropolites sur les courants qui tendent à leur échapper et peuvent être populaires. Les partisans d’Éleuthère de Paphlagonie (Xe siècle) furent ainsi condamnés à deux reprises par le synode patriarcal. Uniquement connu par les accusations déformantes du synode qui voit en lui un messalien et un libertin, celui-ci fut pourtant vénéré comme saint dans la province où il résidait.

La popularité des mystiques et le respect que leur proximité avec Dieu inspirait sont bien illustrés par la carrière de Syméon, dit le Nouveau Théologien († 1022). Fils d’une famille aristocratique, il choisit d’entrer au monastère du Stoudios, le plus prestigieux de Constantinople. Il y développa l’idée que chacun peut directement chercher son salut personnel par la grâce : ni les œuvres de charité ni même les sacrements n’en constituent le chemin mais, seules, l’humilité, la soumission à un père spirituel et la crainte de Dieu, qui peuvent conduire à la perception de la lumière divine. Syméon en était arrivé à proclamer la supériorité de ceux que Dieu a distingués par sa grâce sur les prêtres, passés par l’ordination cléricale. Il affirmait aussi que le pouvoir de pardonner les péchés a été donné par le Christ aux apôtres à travers le don de l’Esprit et que, en conséquence, les moines, sans être prêtres, pouvaient confesser. De telles vues le rendirent suspect : il fut expulsé de Stoudios, puis obligé de démissionner de sa charge d’higoumène (abbé) à Saint-Mamas, avant d’être exilé sur la rive asiatique du Bosphore, à Chrysopolis. Mais, comme il jouissait d’appuis auprès de nombreux aristocrates de la capitale, sensibles à son approche directe de Dieu, il obtint de revenir à Constantinople pour y fonder le monastère de Sainte-Marina ; c’est finalement un moine stoudite, Nicétas Stéthatos, qui rédigea sa Vie et établit sa réputation de sainteté, une génération après sa mort.

La voie mystique continua à prospérer à Byzance. Pourtant, sous les premiers Comnènes (dynastie qui régna de 1081 à 1185), l’Église séculière, qui avait toute liberté de mener la répression en échange du soutien apporté à la nouvelle dynastie, s’attaqua une fois encore à plusieurs représentants de ce courant qu’elle fit condamner. Par exemple, en 1140, un certain Constantin Chrysomallos, laïc, fut accusé de partager l’hérésie des messaliens, et, notamment, de ne pas reconnaître que le sacrement de baptême était suffisant pour entrer dans la communauté chrétienne. Cette décision synodale révèle tout d’abord que les écrits de Constantin Chrysomallos s’étaient répandus dans des couvents de la capitale et de sa banlieue ; elle laisse aussi entendre que les idées mystiques et subversives à l’égard de la hiérarchie étaient en faveur auprès des laïcs. Certes, le courant mystique avait acquis ses lettres de noblesse par la diffusion des œuvres des Pères de la fin de l’Antiquité, tels Maxime le Confesseur († 662), qui avait été canonisé pour sa défense de la foi orthodoxe, ou Jean Climaque († vers 649), dont l’œuvre, L’Échelle sainte, était lue et illustrée. Mais l’Église séculière ne pouvait accepter les auteurs qui proclamaient la supériorité de la voie mystique sur la voie sacramentelle, à moins qu’ils n’abandonnent leur critique des sacrements et ne replacent l’accès à la communion avec Dieu dans la prière liturgique.

C’est sur ce fondement que les derniers siècles de l’Empire byzantin ont vu s’élaborer une solution de compromis entre l’Église séculière et les courants mystiques. Avec l’affaiblissement de l’Empire consécutif à l’occupation latine et à l’avancée des Turcs en Asie Mineure, et avec l’accentuation du recrutement monastique dans la Haute Église, un puissant courant mystique s’était développé, en particulier sur le mont Athos qui réunissait des moines partageant des expériences spirituelles fort différentes. On attribue à Grégoire le Sinaïte le renouveau de la prière mystique et le développement de l’hésychasme. Issu d’une riche famille, capturé par les Turcs dans sa jeunesse, vers la fin du XIIIe siècle, Grégoire fut racheté par des chrétiens et devint moine au Sinaï. Il y apprit la prière du cœur, qu’il récitait sans cesse et à laquelle il initia de nombreux moines du mont Athos, avant de fonder trois laures (monastères) en Macédoine. On compte parmi ses disciples le futur patriarche Kallistos, qui approuva sa démarche et rédigea sa Vie.

Grégoire le Sinaïte enseignait comment pratiquer la prière pour se rapprocher de Dieu, en alternant la psalmodie monastique traditionnelle et la prière du cœur ; mais c’est à Grégoire Palamas (1296-1359) qu’il revint de théoriser et de défendre l’hésychasme. Dans ses œuvres, il opère une distinction entre l’essence divine, inaccessible et qui échappe donc à toute connaissance, et les énergies divines, telle la lumière divine qui s’était manifestée lors de la transfiguration du Christ sur le mont Thabor et à laquelle le fidèle peut accéder par la prière et la contemplation. Cette théologie rencontra une forte opposition en ce qu’elle semblait remettre en cause l’unité divine ; mais elle finit par être incorporée à la doctrine officielle de l’Orthodoxie. Durant la guerre civile qui déchira l’Empire, au milieu du XIVe siècle, Grégoire Palamas prit le parti de Jean VI Cantacuzène ; la victoire de ce dernier lui permit d’obtenir le siège de la prestigieuse métropole de Thessalonique. L’un de ses amis, Nicolas Cabasilas († 1371), proposa pour sa part une mystique plus sacramentelle, passant par la liturgie, qui eut également beaucoup d’influence. La canonisation très rapide de Grégoire de Palamas, en 1368, apporte la preuve de la bonne intégration des courants mystiques dans l’Église grecque.

Par-delà les condamnations dont elle fit l’objet, la voie mystique, que ce soit sous la forme de l’hésychasme ou sous celle d’un courant plus liturgique, a donc fait partie intégrante de la démarche religieuse des Byzantins, pour lesquels la tradition des Pères du désert était restée très vivante, et non pas uniquement en milieu monastique. Cette tradition s’exporta largement dans les autres Églises orthodoxes. Les Églises russes, bulgares ou serbes eurent aussi leurs monastères à la sainte Montagne, le mont Athos. Dans l’Église copte, la tradition des Pères du désert égyptien continua à vivre au sein des monastères, malgré les contraintes issues de la domination musulmane. De même, dans les Églises syriennes de langue syriaque, un courant mystique très vivant s’est manifesté durant les siècles médiévaux, largement inspirés de la poésie religieuse qui remontait à Éphrem († 373). L’écho de ces riches traditions se perçoit encore à l’époque contemporaine.

BÉATRICE CASEAU

La mystique en Occident

En Occident, la mystique prend son essor au XIIe siècle, quand apparaissent les premières œuvres qui relatent ce type d’expérience, pour s’épanouir ensuite, jusqu’au XVe siècle, dans divers foyers dispersés, où brillent plus spécialement le monde flamand, la vallée du Rhin et l’Italie. Il revient au chancelier de l’université de Paris, Jean Gerson (1363-1429), dans son De mystica theologia, d’en donner la définition, « la connaissance expérimentale de Dieu », et d’en analyser les formes en des termes encore reconnus valides.

Jusqu’au XIe siècle, c’est la contemplation plus que l’expérimentation des mystères divins qui semble avoir prévalu dans les milieux monastiques occidentaux. Quelques religieux, cependant, ont eu connaissance des œuvres des Pères du désert ou de celles de Jean Cassien et ont vécu de cette tradition, notamment à Marseille et à Lérins ; de même, Grégoire le Grand, avant de devenir pape, a mené une vie contemplative empreinte de mystique. Mais ce n’est qu’au XIIe siècle qu’apparaissent les premiers auteurs dont les œuvres décrivent de manière plus systématique le passage de la réflexion à l’illumination dans la connaissance des « mystères » divins (telle est l’étymologie du mot). Parmi eux figurent en bonne place l’abbesse Hildegarde de Bingen († 1179), cependant plus visionnaire que proprement mystique, et des moines cisterciens. Aelred de Rievaulx († 1167), Bernard de Clairvaux (1091-1153) et son ami Guillaume de Saint-Thierry († 1148). Ce sont les pages brûlantes de passion du livre de l’Ancien Testament le Cantique des cantiques qui ont inspiré l’abbé de Clairvaux, dans le commentaire qu’il en donna, son ample conception de la relation qui unit, sur le mode de l’amour, le Créateur et ses créatures, Dieu et son Église. L’âme épouse est présentée en quête de son divin époux, tendue vers une union dont l’extase ne donne ici-bas qu’une réalité bien affadie au regard de la vision face à face espérée dans l’au-delà. Pour sa part, Guillaume de Saint-Thierry met davantage l’accent sur le mystère trinitaire, voyant en l’âme créée l’image de la Trinité créatrice : grâce à ses trois fonctions, associées aux trois personnes, la mémoire au Père, la raison au Fils et la volonté au Saint-Esprit, celle-ci peut espérer accéder à la connaissance intime du Dieu-Trinité. À la même époque, à Paris, l’abbaye de chanoines de Saint-Victor, prestigieux centre intellectuel, a développé sous la plume de Hugues de Saint-Victor et de Richard de Saint-Victor une mystique plus spéculative qui tente de concilier réflexion et quête amoureuse de Dieu.

Au XIIIe siècle, le courant s’amplifie et, fait jusqu’alors inédit, sort des cloîtres pour gagner le monde des laïcs et celui des femmes. Parmi celles-ci figurent des religieuses cisterciennes, telle Béatrice de Nazareth (1200-1268), des béguines qui, sans prononcer de vœu, avaient embrassé un mode de vie religieux fait de prière et de service du prochain, telle Mechtilde de Magdebourg (XIIIe siècle), ou, après la fondation des tiers ordres dominicain et franciscain – ces mouvements à destination des laïcs placés dans la mouvance des deux principaux ordre mendiants – des tertiaires, dont la plus célèbre est Catherine de Sienne (vers 1347-1380). Ces femmes n’ont pas hésité à faire connaître les expériences exceptionnelles dont elles ont été gratifiées : soit elles en ont consigné par elles-mêmes le récit, signe de leur culture et de leur connaissance des Écritures et de leurs commentaires ; soit elles les ont confiées à leurs directeurs spirituels, plus rompus au maniement du vocabulaire spirituel mais soupçonnés d’avoir conformé les témoignages recueillis aux normes qui leur étaient familières. Pourtant, dans certains cas, l’ascendant de la dirigée sur le directeur était tel que la relation en venait à s’inverser, comme ce fut le cas entre Catherine de Sienne et le dominicain Raymond de Capoue.

Les relations qui nous sont parvenues développent une thématique très riche. La métaphore de l’illumination y occupe une place importante, comme l’atteste, par exemple, le titre du livre de Mechtilde, La Lumière ruisselante de la Déité ; elle se situe dans le sillage de la présentation scripturaire d’un Dieu « Lumière du monde » et d’un courant néoplatonicien diffusé par les écrits du Pseudo-Denys. À la même époque et dans le même esprit, le théologien franciscain saint Bonaventure († 1274) fixait les trois voies de l’ascension spirituelle : voie purgative, illuminative et unitive. Mais, pour des esprits profondément marqués par l’œuvre de saint Bernard, les images forgées par la mystique nuptiale restent un mode fécond d’expression. S’y ajoute une forte inspiration eucharistique, porté par le développement contemporain du culte au Corpus Christi, issu de ces mêmes milieux. La méditation sur la vie du Christ ne pouvait cependant ignorer sa part de souffrance, en une vive sensibilité aux douleurs endurées par Jésus dans sa chair au cours de la Passion, notamment à travers la dévotion aux Cinq Plaies (mains, pieds et côté). En outre, loin des spéculations théologiques, la relation mystique comporte une dimension expérimentale dont le corps, et notamment le corps féminin, devient l’instrument privilégié par les phénomènes extraordinaires dont il est le cadre. Les récits fourmillent de descriptions, pour lesquelles il a fallu forger un vocabulaire adéquat, de flots de larmes, d’extases, de ravissements ou de lévitations. Nombre de dévotes ne s’alimentèrent que de la seule hostie consacrée : parfois reçue des mains du céleste époux lui-même, celle-ci pouvait aussi prendre un goût de chair qui atteste le mystère de communion à la présence réelle. L’union aux souffrances du Christ crucifié s’inscrit également dans les corps par la stigmatisation, dont François d’Assise n’est pas l’unique exemple ; elle culmine au plus intime par l’échange des cœurs (Catherine de Sienne et Dorothée de Montau, † 1394).

Dans les couvents mendiants et les béguinages flamands ou rhénans, le mouvement connaît un véritable renversement de perspective : le cheminement ascensionnel de l’âme est troqué comme un abandon total qui attend du renoncement à soi de tout recevoir du Créateur, afin de retrouver son être par fusion dans l’Être divin. La mystique nuptiale est supplantée par la mystique de l’Être, propre à la tradition rhénane, dont le dominicain Maître Eckhart († 1327) fut la grande figure. Pour lui, il s’agit de se perdre pour mieux se retrouver, de permettre à l’« homme d’être Dieu en Dieu » ou « de devenir par grâce ce que Dieu est par nature » : de telles phrases vaudront à leur auteur d’être, à tort, accusé de panthéisme.

Comme en Orient, les autorités ecclésiastiques réagirent très diversement devant l’ampleur et la vigueur du courant mystique. Certains ne cachèrent pas leur admiration, tel le cardinal Jacques de Vitry († 1270) dans la Vie qu’il rédigea de la béguine Marie d’Oignies (1170-1213). Mais, plus généralement, c’est la méfiance qui l’emporta. En effet, les clercs étaient médusés de voir de simples femmes les précéder sur le chemin de la vie spirituelle ! En outre, hommes ou femmes, les mystiques vivaient une relation directe avec Dieu, indépendamment des médiations ecclésiastiques (sacrements, cérémonies liturgiques, prédications), dont l’obligation avait été affirmée par la réforme grégorienne et le concile de Latran IV (1215). Enfin, le magistère redoutait, non sans raison, les dérives auxquelles étaient susceptibles de donner lieu ces expériences particulières. À leurs yeux, les récits livrés par les mystiques n’étaient pas à laisser entre toutes les mains, surtout s’ils étaient rédigés en langue vulgaire, tel un remède trop puissant qui pouvait provoquer sur les âmes plus de ravages que de bénéfices. Les autorités religieuses furent cependant bien en peine de trouver dans ces œuvres des traces proprement hérétiques ; on le constate à la lecture du Prologue du livre de la béguine Marguerite Porète, le Miroir des âmes simples et anéanties, que celle-ci avait pris soin, avant de le diffuser, de faire approuver par trois clercs, un frère franciscain, un moine cistercien et un maître en théologie. Quand il y eut condamnation, comme ce fut le cas pour cette dernière, brûlée à Paris en 1310, ce fut surtout en raison du contexte politique, en l’occurrence la lutte entre Philippe le Bel et la papauté, dont elle fit les frais. Mais, pour la majorité des gens d’Église, suivant un point de vue dont Jean Gerson se fit largement l’écho, mieux valait tenir les « simples gens » à l’écart de ces excès et leur proposer une voie spirituelle plus équilibrée. Tel fut le rôle rempli par L’Imitation de Jésus-Christ, plus beau fleuron de cette littérature spirituelle dont on perçoit cependant ce qu’elle doit aux grandes œuvres mystiques qui l’ont précédée.

Par-delà la tourmente de la réforme, des liens profonds unissent la mystique médiévale occidentale à celle de l’époque moderne, marquée par les évocations de l’anéantissement ou celles de l’union des esprits et des cœurs.

CATHERINE VINCENT

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