Histoire du christianisme

TROISIÈME PARTIE

Les temps modernes
L'apprentissage du pluralisme
(XVIe-XVIIIe siècle)

Longtemps – jusqu’à la fin du XXe siècle –, la naissance des temps modernes fut conçue dans la culture commune comme progrès et ouverture, comme victoire face à l’archaïsme et à l’obscurantisme médiévaux. Dans ce cadre, la religion établie prenait un caractère négatif qui justifiait sa mise en cause par de puissants mouvements : réforme des institutions politiques, cléricales et monastiques, de la papauté ou du clergé, mais aussi réforme de la lecture de la Bible, de la prédication, de la prière personnelle et surtout des mœurs. Ces aspirations étaient supposées mener vers un avenir meilleur, un âge nouveau, celui du progrès, de la liberté et des choix de conscience… alors que les contemporains, persuadés de la dégradation de toutes choses, les pensaient comme retour à l’origine. Les historiens issus des Lumières nous léguaient donc une lecture discutable : les évidences, même partagées, sont-elles toujours justes ? Le clergé de la fin du XVe siècle était-il plus dépravé qu’au XIIIe siècle ? La papauté des Borgia (Alexandre VI) était-elle plus scandaleuse que la papauté d’Avignon ? À ces questions simples, on répond aujourd’hui de façon plus nuancée. Quand on peut trouver de la documentation qui nous en donne les traces, on ne remarque pas d’augmentation des abus, mais les contemporains d’Érasme et de Luther l’ont cru et les historiens des deux siècles suivants se sont laissé prendre à leur discours pour développer une rhétorique de la décadence de la fin du Moyen Âge.

Aujourd’hui, les techniques historiques ont profondément réévalué cette période intermédiaire entre âge gothique et âge classique, en soulignant son inventivité, son dynamisme religieux, sa capacité à mettre en question les faux-semblants du moment, ses incertitudes, voire ses angoisses. Pour lui et pour la foule considérable de ses partisans et sympathisants qui se retrouvent dans les mêmes quêtes, Luther choisit de reconnaître pour seule autorité la Bible et pour seule manière d’accomplir la volonté de Dieu la justification par la foi. Il édifie ainsi à destination du plus grand nombre des fidèles un christianisme de perfection personnelle, autrefois réservé à une étroite élite de « virtuoses » du religieux : une religion fondée sur le refus des médiations humaines (celle des prêtres) et sur le face-à-face direct avec la transcendance. C’est ainsi qu’il faut penser la Réforme protestante autour de l’année 1520, qu’elle soit luthérienne, radicale déjà, ou encore érasmienne et donc catholique (car Érasme est lu et discuté des deux côtés). C’est ce qui fait le caractère crucial de l’affrontement entre Érasme et Luther en 1524 : l’homme est-il libre d’aller lui-même vers Dieu par ses efforts ou est-il asservi par l’Écriture et la foi qui lient sa conscience en vue de son salut ?

D’autres réformateurs tentent de répondre à leur manière à la quête du sens de la vie, de Thomas More à Jean Calvin, d’Ignace de Loyola à Thérèse d’Avila, de François de Sales à Bérulle et Saint-Cyran. Pourtant, dans ce siècle qui veut croire que Dieu conduit l’ordre du monde et inspire vers le bien ou abandonne au mal chacune de ses créatures, les conséquences de cette fermentation sont d’abord l’exclusion de l’autre, la volonté de discipliner les populations et de renforcer l’État et les pouvoirs ecclésiastiques (aussi bien catholiques et cléricaux que protestants et laïques). Dans ce climat d’affrontement, la frontière entre les confessions s’est construite de façon extrêmement rapide. Entre la révolte de l’homme Luther, que l’on place en 1517 mais qui ne devient effective qu’en 1520, et l’affirmation d’États qui se disent protestants (1529), puis l’installation définitive de Calvin à Genève (1541), il ne se passe qu’un quart de siècle. Dans l’espace de ces quelques années, la destruction de la « Babylone » romaine est un leitmotiv, d’ailleurs parfois mis à exécution, ainsi lors du sac de Rome (1527), et la fin du vieux monde est postulée comme imminente par beaucoup.

Durant ce quart de siècle, la papauté refuse de bouger alors que des pans entiers de l’Église romaine réclament la réforme et que d’autres appellent à l’anéantissement définitif des rebelles, tandis que ces derniers prédisent l’inutilité et la fin proche du « papisme ». Lorsqu’en 1534 est élu le cardinal Alexandre Farnèse (Paul III), c’est avec la volonté de réunir un concile. Il faudra plus de dix ans de batailles diplomatiques pour rendre effective la réunion du concile de Trente et bien des querelles et des interruptions pour qu’il développe, entre 1545 et 1563, un corps de doctrines et une conscience catholique fondée sur le consensus (les questions disputées comme celle de l’Immaculée Conception, par exemple, n’ont jamais abouti à la rédaction d’un texte au long de ces années). Le concile promeut une religion de combat qui place à sa tête le pape de Rome, dans une lutte menée contre les protestants avec tous les moyens culturels du moment. La papauté, devenue ainsi l’organe exécutif du concile, utilise certes la coercition, avec l’Inquisition, plus rationnelle dans ses méthodes que la polémique ne le fait croire, mais transforme aussi Rome en victime du catholicisme nouveau par la beauté architecturale et picturale – maniériste, puis baroque – et par la musique.

Une intense compétition entre Rome et les capitales protestantes accompagne ce combat : l’école, la mission lointaine aussi bien qu’intérieure, la culture elle-même sont dynamisées par cette âpre lutte ; les échos en retentissent jusqu’à nos jours dans les étiquettes accolées aux institutions en question. Désormais, si le christianisme est pluriel, obligé de laisser place à l’autre à son corps défendant, il s’exprime le plus souvent dans des identités nationales, culturelles et locales fortes, qui tiennent en main leurs fidèles en même temps que leurs sujets. Dans ces combats fratricides, on ne sépare pas religion et politique. Cet effort même construit également son contraire, des « esprits forts », des « libertins » qui prennent au mot les quêtes mystiques, celles qui privilégient la recherche d’une vie singulière où chaque individu trouve le contact avec le Christ. En ouvrant au plus grand nombre des aventures intérieures et psychiques autrefois réservées à quelques-uns, les dévots, jansénistes, piétistes… consacrent la conscience individuelle comme la plus haute des valeurs. Mais, dans leurs utopies de la fraternité et de la pureté, l’individu appelé à évangéliser le monde comme soi-même trouve justification et stabilité pour entreprendre et pour agir, au-delà de toute espérance terrestre. Si le dynamisme de l’Europe moderne est sans doute démographique, il est également éthique et réside aussi dans la conscience acquise et refondée en permanence par chaque confession et par chaque nation de son élection et dans la certitude de l’adéquation de son action avec le plan de Dieu. Muselés par le pouvoir impérial russe ou ottoman, les orthodoxes n’ont pas eu ces occasions.

Le progrès et les Lumières étaient-ils donc inscrits dans les crises du schisme ? L’historien ne peut rien en dire : il observe simplement, à travers ces cassures fondamentalement religieuses, le goût de la quête d’autres mondes, à convaincre autant qu’à conquérir, le respect pour la rigueur et la connaissance nécessaires à la controverse, la liberté intérieure de l’expérience de Dieu… Autant de traits probablement plus importants que le contrôle, toujours relatif, des consciences, que les « horreurs » de l’Inquisition soupçonneuse, que l’intolérance et l’exclusion érigées en système et que le conformisme des uns et des autres. Les débordements d’un monde violent sont parfois limés par les pouvoirs de tous bords, mais, au fond, ce goût de l’ordre mène à d’autres violences, issues de la radicalisation de certains croyants, de leur besoin de distinction et de la fascination d’un monde qui change trop vite pour une vérité unique et stable. Ces temps de dynamisme sont aussi des temps de troubles, trop occultés par l’exaltation des martyrs et de l’âge d’or des fondations fraternelles. Paradoxalement, l’instrumentalisation des aspirations religieuses par les pouvoirs politiques et les groupes sociaux, si bien dénoncée par certains croyants, a sans doute contribué à tenir les sociétés occidentales à l’écart du radicalisme religieux. Après tout, l’Europe est aussi liée par ces événements et par ces luttes de frères ennemis, dans lesquelles elle a appris à se méfier d’une pureté religieuse trop fortement proclamée et trop réservée à certaines communautés.

NICOLE LEMAITRE

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