Histoire du christianisme

I. Les voies de la Réforme

Érasme et Luther
Liberté ou servitude de l’être humain

Vers 1500, l’humanisme préconise un retour aux origines et aux textes fondateurs du christianisme, tandis que la Devotio moderna prêche une religion plus intérieure, individuelle et christocentrique. C’est dans ce cadre qu’Érasme et Luther s’affrontent sur l’idée de liberté. Son immense érudition, son talent littéraire, son attachement à l’Évangile valent à Érasme de Rotterdam (1469-1536), ancien chanoine régulier resté prêtre séculier, un prestige inégalé et suscitent des oppositions farouches. Éditeur des Pères de l’Église, il donne, en 1516, la première édition grecque et une nouvelle traduction latine du Nouveau Testament, avec des notes critiques, une exhortation à lire l’Écriture avec fruit et un discours de la méthode théologique. Dès 1503, dans le Manuel du chrétien militant, il propose un programme de vie évangélique, où « la piété ne s’identifie pas avec la vie monastique ».

Avec l’Éloge de la folie, Érasme dirige sa verve contre l’ambition et la cupidité qui poussent aux abus du pouvoir et aux trafics ; contre l’aveuglement et la suffisance des théologiens qui prétendent tout régenter ; contre l’ignorance et les superstitions des moines, qui dénaturent et confisquent la piété. Pour lui, la piété comptable et les observances menacent le christianisme de deux dangers mortels : le paganisme et le pharisaïsme. Contre une scolastique débordant d’enflures et de querelles – qui substitue Aristote à la Bible et l’arrogance du raisonneur à l’humilité du croyant –, Érasme en appelle à une théologie scripturaire, fondée sur une connaissance précise du texte et menée dans le seul but d’entendre le Christ pour être transformé en lui. L’étude des lettres prépare mieux que la dialectique à l’intelligence de l’Écriture et à la conversion du cœur, car « la vraie théologie est vie plus que discussion ». Loin des « curiosités impies », une recherche attentive à la lettre et ouverte à l’Esprit nourrira « une doctrine pieuse et une piété éclairée ». Serait-il l’allié de Luther dans la Réforme ?

Religieux augustin à Erfurt, puis professeur de théologie à Wittenberg, Martin Luther (1483-1546) traverse, vers 1516, une crise spirituelle grave. Malgré le respect de la règle, il se sent toujours pécheur, digne de la colère de Dieu. Il connaît l’angoisse et le désespoir. La lecture de saint Augustin et de saint Paul le délivre enfin et inspire désormais sa théologie.

Le péché originel a, selon lui, totalement corrompu la nature humaine. Miné par l’orgueil et l’amour de soi, l’homme pèche nécessairement, même quand il fait le bien extérieurement. Il ne peut mériter son salut, mais Dieu vient à son secours par sa loi, qu’il a fait connaître pour convaincre l’homme de son impuissance et montrer que lui seule sauve, gratuitement, par le Christ. Seule la foi dans ce pardon gratuit justifie, sans les œuvres ni les mérites. Alors le croyant trouve la paix et la liberté, une liberté qui n’est pas le libre choix entre le bien et le mal (le libre arbitre). Dans La liberté chrétienne (1520), Luther pose : « Le chrétien est l’homme le plus libre, maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne. Le chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs, il est assujetti à tous. » Cette liberté intérieure n’autorise ni la licence morale ni la séduction. Elle libère de la tyrannie des observances, de la fausse sécurité des œuvres, de l’illusion du mérite, de l’orgueil et du désespoir. Elle libère de la loi, non contre la loi, mais pour l’accomplir autrement, non plus par intérêt, mais par reconnaissance, même aux creux de l’épreuve. Juste et pécheur, l’homme nouveau justifié par la foi lutte contre l’ancien, non pour être sauvé, mais parce qu’il est sauvé. Cette voie du salut n’est connue que par la Parole de Dieu, contenue dans l’Écriture seule. Traditions et magistère n’ont force et légitimité que pour annoncer fidèlement cette Parole. Le sens de l’Écriture est clair, elle est à elle-même son interprétation, le Christ seul en est la clé. Le « Dieu caché », inaccessible à l’homme, s’est révélé en se voilant en Jésus crucifié. La « théologie de la Croix » s’oppose à la « théologie de la gloire » qui se fie aux œuvres et à la raison.

Sur cette base, Luther pourfend les pratiques de l’Église de son temps, conséquences, selon lui, de la théologie de la gloire. Sa contestation des indulgences, lancées par Leon X pour financer la construction de la basilique Saint-Pierre, provoque la réaction de Rome. Excommunié comme hérétique, Luther est mis au ban de l’Empire en 1521. La rupture est consommée. Luther proclame le sacerdoce de tous les fidèles, ne retient que deux sacrements, le baptême et l’eucharistie, rejette le Purgatoire, la messe comme sacrifice, les vœux monastiques, l’intercession des saints, le droit canon, la hiérarchie romaine et tient le pape pour l’Antéchrist. À travers bien des malentendus, son audience grandit en Allemagne.

Érasme estime que les thèses de Luther méritent d’être entendues et plutôt modérées que condamnées. Tandis que, pour Luther, la réforme impose des ruptures inévitables, Érasme est convaincu que la concorde est une exigence évangélique. Or le maintien de la paix demande de la patience, comme la sauvegarde de l’unité exige de supporter une certaine diversité, car notre connaissance est imparfaite.

Ces divergences ont des racines profondes. Dès 1517, Luther pense qu’Érasme « ne promeut pas assez le Christ et la grâce de Dieu ». Dieu, insiste Érasme, se révèle progressivement à travers une histoire, dont il emprunte et respecte les méandres. Comme les Pères l’ont noté, Dieu « balbutie », il « s’adapte » aux conditions concrètes des hommes auxquels il s’adresse et par l’intermédiaire desquels il consent à passer. La pédagogie divine manifeste la patience de Dieu : l’Antiquité païenne est une « préparation à l’Évangile » ; des hommes créés à l’image de Dieu portent des ébauches de vérité, que la foi chrétienne assume et parachève. Certes, la sagesse de Dieu est folie pour les hommes, mais le Christ attire tout à lui ; récapitule et réconcilie tout en lui (Jean 12.32 ; Ephésiens 1.10 ; Colossiens 1.20). Ainsi la Parole de Dieu s’est faite parole d’homme et finalement Dieu s’est fait homme. Jésus lui-même a adopté le langage d’un temps et d’un lieu. L’historicité de la révélation s’inscrit dans l’ordre de la création et de l’Incarnation. Ces méditions humaines et historiques expliquent à la fois la nécessité de réformes, à la lumière de l’Évangile, et l’attention due à la tradition qui a porté cet Évangile. L’histoire continue, l’Esprit saint n’abandonne pas l’Église dans sa marche, mais l’appelle sans cesse à se purifier, à se convertir.

En 1524, Érasme affronte Luther sur un sujet décisif, dans un Essai sur le libre arbitre. Il conclut que l’homme peut modestement coopérer à son salut avec la grâce de Dieu. Par le péché, l’homme n’a pas tout perdu de sa ressemblance originelle avec Dieu. C’est Dieu qui le sauve, par amour, mais en le respectant et en se l’associant. La « philosophie du Christ » n’écrase pas, mais « restaure la nature qui a été créée bonne » – saint Thomas, déjà l’avait souligné. Certes la question est difficile. Érasme n’a voulu que comparer les arguments, analyser les données variées de l’Écriture et de la tradition. Loin d’être toujours claire, l’Écriture, dit-il, est sujette à l’interprétation, en raison de son inscription dans l’histoire et dans le langage humain et du fait de la profondeur des mystères livrés à ces médiations. Comment croire que l’Église aurait erré, jusqu’à nous, sur un point capital ? Tentons de suivre le Christ, confiants dans son aide et sa miséricorde, non dans nos obscurs mérites et sans prétendre tout savoir, mais en travaillant librement à mieux savoir.

À cet examen critique (diatribè), Luther répond par un traité Du serf arbitre. Il s’agit là d’une affirmation (assertio), car la Parole de Dieu ne souffre ni hésitation ni compromis, elle éclate comme la foudre, tranche comme le glaive, réduit à néant les prétentions d’une nature pervertie et les balbutiements de l’histoire. Elle ne peut que susciter désordre et tumulte, et non la concorde, car Dieu et le monde s’opposent comme Dieu et Satan. Or toute l’Écriture affirme clairement la déchéance totale de l’homme naturel, la souveraineté, la sainteté exclusive, l’altérité de Dieu et la justification par la foi seule. La foi elle-même est un don immérité du Dieu insondable. Depuis le péché, l’homme est semblable à une bête de somme, montée ou par Dieu ou par Satan. La prétention au libre arbitre le soumet à Satan. Affirmer l’homme, c’est nier Dieu. Érasme est donc un impie. Mais si Luther confesse ici sa foi avec assurance, il déclare aussi, la veille de sa mort : « Nous sommes tous des mendiants. Voilà la vérité. »

Luther, d’allure plus prophétique qu’Érasme, oppose à la théologie de ce dernier une théologie radicale de la transcendance. Érasme fait de l’Incarnation le point culminant d’une histoire où se conjuguent transcendance et immanence. De la «  folie de la Croix », ces deux théologiens ne tirent pas les mêmes conséquences sur la condition de l’homme ni sur les modèles de l’action divine. Entre la création et l’Incarnation rédemptrice, Érasme maintient une certaine continuité. Par souci d’assurer la plénitude de la Rédemption, Luther y voit surtout une rupture, une création toute nouvelle, sur les débris de l’ancienne. Ainsi, la foi du converti, captif de la vérité, s’oppose à l’humble quête du croyant qui chemine, sans y renoncer, vers une vérité qui se dérobe. Deux sensibilités, deux anthropologies ouvrent des voies différentes à une réforme également souhaitée. Beaucoup d’autres que Luther parmi les réformateurs protestants ont réservé aux travaux d’Érasme un accueil plus favorable, sans accepter sa pensée profonde. La Réforme catholique a surtout rejeté l’humanisme, mais, sans le dire, elle a parfois rejoint, dès le concile de Trente puis avec François de Sales et les jésuites quelques-unes de ses intuitions.

Il faudra attendre le XXe siècle pour que soit reconnue à la pensée d’Érasme une portée théologique profonde, mieux accordée peut-être à une modernité pluraliste que celle de Luther, plus attaché à l’absolu de Dieu.

JEAN-PIERRE MASSAUT

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