Histoire du christianisme

Calvin
Élection, vocation et travail

Au nom de Calvin, de son vivant déjà et plus encore par la suite, est associé le mot de « prédestination », venu d’Augustin, avec son double visage : élection et damnation. La prédestination divine conforme en la radicalisant la doctrine du salut par la « grâce seule » sans les œuvres et les mérites de l’homme. Depuis Max Weber (L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1905), prédestination calviniste et « esprit du capitalisme » forment un couple improbable, assorti par une éthique de la réussite professionnelle. En fait, la thèse de Weber est fondée sur les écrits de pasteurs calvinistes anglais du XVIIe siècle, qu’il a pris soin de distinguer de la doctrine de Jean Calvin (1509-1564). Peut-on trouver chez Calvin la matrice thématique nouant la théologie de la prédestination et l’éthique économique ? Dans les textes où Calvin traite de la prédestination, l’élection est liée à la « vocation », productrice d’œuvres ; mais c’est dans d’autres textes que le thème de la vocation, au sens de « profession », est lié à une éthique du travail.

Élection et vocation

S’appuyant sur les Épîtres pauliniennes, Calvin articule élection et vocation : l’élection est dévoilée à chacun, intimement, par la « vocation » (de vocare, « appeler »), l’appel de Dieu à la conversion et à la sainteté, ou plus exactement à la « sanctification » ou « régénération ».

À une ou deux reprises, dans son œuvre, Calvin a évoqué sa propre « conversion subite » : c’est Dieu qui a fait passer le jeune étudiant du monde des « superstitions » de l’Église traditionnelle, qu’il était incapable de quitter lui-même, au « goût et [à la] connaissance de la vraie piété ». Calvin sait que son expérience – un retournement décrit comme une illumination à la fois intellectuelle et spirituelle – n’est pas un cas singulier. Ses contemporains, lecteurs de Luther, Zwingli et d’autres, ont découvert comme lui une compréhension nouvelle de l’homme devant Dieu, de la foi, de l’Évangile. Dans son Épitre au cardinal Sadolet (1539), Calvin fait ainsi parler un double : en dépit de résistances, « j’ai ouvert les oreilles et souffert d’être enseigné [par les “nouveaux prédicateurs”]. Moi donc […], étant véhémentement consterné et éperdu pour la misère en laquelle j’étais tombé […], je n’ai rien estimé m’être plus nécessaire, après avoir condamné en pleurs et gémissements ma façon de vivre passée, que de me […] retirer en la tienne, [Seigneur] ».

Pour Calvin, cette libération par grâce – ou « justification par la foi » – n’est pas une fin mais un début. Retiré de l’« abîme de perdition », le croyant (l’élu) commence à vivre la vie nouvelle. Dans ce processus, c’est encore Dieu qui a l’initiative : « Il l’a régénéré et réformé en une nouvelle vie ». La « régénération » concerne la « vie chrétienne » tout entière : il s’agit de « chercher et connaître la volonté de Dieu », résumée dans le « sommaire de la Loi », le double commandement de piété et de charité ; autrement dit de « renoncer à nous-mêmes », de « porter la croix du Christ », de servir Dieu et le prochain. Les consciences libérées du joug de la Loi et du souci des œuvres méritoires obéissent librement à la Loi, pour rendre gloire à Dieu.

Si la foi n’est pas « oisive », mais travaille et produit des fruits, des « bonnes œuvres », est-ce à dire que les bonnes œuvres des fidèles sont des signes de l’élection divine ? Pour les puritains selon Max Weber, angoissés par la prédestination, les œuvres, fruits de la « foi efficace », la « conduite de vie du chrétien qui sert à accroître la gloire de Dieu », objectivent la « certitude du salut ». Pour Calvin, en revanche, les œuvres des saints, toujours entachées de péché, ne peuvent être des signes sûrs de l’élection. Le seul « témoignage d’élection » à la conscience des fidèles est la « vocation des élus », la Parole de grâce entendue, reçue, « scellée en nos cœurs » : « En touchant les hommes au vif pour les faire venir à lui, il déclare son élection qui auparavant était secrète. » Ce point étant acquis, « la conscience se peut ainsi fortifier par la considération des œuvres », comme « fruits de leur vocation », mais il s’agit là d’une confirmation secondaire. En court-circuitant le « témoignage intérieur du Saint-Esprit », les puritains anglais ont, eux, mis en avant les œuvres pour conquérir la certitude subjective de l’élection, des œuvres mises en système, le « travail sans relâche dans un métier » ou une vocation.

Le travail comme vocation

Sur le thème du travail comme vocation, Calvin est redevable à Luther : le travail est une « vocation » de Dieu, donnée à l’homme (Adam) avant la chute, pour empêcher l’« oisiveté ». La « vocation » est ici comprise au sens de l’apôtre Paul (1 Corinthiens 7.17-20) comme la façon de vivre à laquelle Dieu appelle chacun : « je veux qui tu vives ainsi ou ainsi » dans un état (père de famille, serviteur…), un « office » (magistrat) ou un métier. Les métiers « utiles », au « profit de tous », sont « approuvés de Dieu », donc sont des vocations. La hiérarchie traditionnelle des genres de vie se trouve ainsi inversée. L’état monastique, la « vocation religieuse », n’est plus l’« état de perfection chrétienne », l’idéal de contemplation est qualifiée d’oisiveté égoïste. Ce sont les métiers des laïcs (ou leur travail en général) qui sont appelés « vocations ».

Calvin identifie la dimension propre de la vocation à la « communication mutuelle entre les hommes », à l’excellence des différents métiers dans leur interactivité. Il se montre ainsi plus ouvert que Luther aux réalités du monde moderne, le commerce et le maniement de l’argent en général. « Si donc on dispute de la marchandise, on dira que c’est une vocation sainte, que Dieu approuve et qui est utile, voire nécessaire à tout le genre humain ; et quand un homme s’en mêle, qu’il s’y doit appliquer comme s’il servait à Dieu […]. Ainsi donc les marchands doivent servir Dieu en leur état, sachant qu’il les a appelés et qu’il les veut conduire par sa parole. »

On sait aussi, que sur le prêt à intérêt, le profit de l’argent, Calvin a ouvert une brèche dans la position traditionnelle des théologiens, arc-boutés sur Aristote, l’Ancien Testament et les Pères. Il écarte, en exégète, les objections bibliques, puis réfute, au nom de l’équité, l’idée selon laquelle l’intérêt serait contre nature, au motif que l’argent ne peut produire de fruit par lui-même. Les obstacles de la tradition étant levés, la voie est libre pour le prêt à intérêt ou le crédit, dès lors que l’argent prêté va servir à produire un gain pour l’emprunteur (prêt de production). « Ne pas laisser l’argent oisif », c’est l’une des formules de Calvin, encourageant l’un de ses amis, marchand fixé à Strasbourg, à emprunter pour faire des affaires.

Ce dynamisme prolifique, socialement utile, du travail, valorisé en opposition avec l’« oisiveté » statique, n’est pas la seule consonnance entre Calvin et les calvinistes anglais décrits par Max Weber. Dans le chapitre de son Institution de la religion chrétienne (1541), consacré à la « vie chrétienne », Calvin pose des règles d’éthique, du « bien ordonner sa vie » qui peuvent préfigurer l’éthique puritaine du travail professionnel : l’ascèse dans le monde (« usant du monde comme n’en usant pas », 1 Corinthiens 7.29-31) ; l’idée d’un « dépôt dont il nous faudra une fois rendre compte » ; enfin le « service de notre vocation », c’est-à-dire la considération de la vocation particulière de chacun, comme cadre de ses actes, règle qui oriente et organise ses œuvres tout au long de sa vie.

Sur les deux couples thématiques au cœur du modèle weberien de l’éthique calviniste-capitaliste – élection et vocation, travail et vocation particulière –, les proximités ne manquent pas entre Calvin et les calvinistes du XVIIe siècle. Néanmoins, on ne lit pas dans les textes de Calvin cet hymne au travail sans relâche, qui est propre aux puritains, pas plus qu’on n’y trouve trace du ressort qui fait selon Weber le lien entre la théologie calviniste et l’« esprit du capitalisme », le besoin de conquérir par les œuvres la certitude de l’élection. Il n’est donc pas surprenant que Weber n’ait pas enrôlé le réformateur de Genève dans sa démonstration.

MARIANNE CARBONNIER-BURKARD

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