Histoire du christianisme

La voie moyenne anglicane
Une lente construction

Même si elle n’est pas liée à des facteurs sociaux, économiques et, évidemment, religieux, l’origine de la Réforme anglicane est d’abord dynastique. Le roi Henri VIII estima indispensable d’affermir la jeune dynastie des Tudor en lui assurant un successeur mâle. N’ayant eu qu’une fille de son mariage avec Catherine d’Aragon, il n’arriva pas à obtenir du pape la déclaration de nullité de cette union. Henri décida alors, en 1534, au terme d’une longue enquête sur un cas difficile de droit matrimonial, de rapatrier sa « grande affaire » comme on disait alors, vers l’Église d’Angleterre dont il devenait, après le Christ, le chef suprême.

La couronne anglaise s’était pourtant montrée des plus zélées dans la défense de la foi romaine, contestée par Luther et ses partisans. Deux figures l’illustrent bien : John Fisher, évêque de Rochester, et surtout un laïc, Thomas More, auteur de l’Utopie (1516) et « jumeau » d’Érasme, dont il partageait l’idéal d’humanisme chrétien. Henri VIII lui-même, qui se voulait théologien, signa un ouvrage pour réfuter Luther, occasion pour le pape Léon X de lui accorder le titre longtemps sollicité de « Défenseur de la foi ».

La « réforme henricienne » (1534-1547)

Le « divorce » du roi, qui rendait possible son mariage avec Anne Boleyn, dont il était amoureux, entraîna à la fois la séparation d’avec Rome et le rapprochement avec ceux qui, depuis les années 1520, essentiellement à Cambridge, professaient les idées luthériennes. Ces avocats d’une Réforme protestante, dont John Wyclif avait posé les fondements au XIVe siècle, furent William Tyndale, qui traduisit la Bible en anglais, Hugh Latimer et, surtout, Thomas Cranmer, prêtre savant et souple politique, marié en secret en 1532 avec la nièce du réformateur allemand Osiander. Nommé archevêque de Cantorbéry par Henry VIII, Cranmer devint l’artisan de plus efficace de la diffusion des idées protestantes en Angleterre. En 1534, le Parlement approuva l’Acte de suprématie sur l’Église anglicane. Au début de l’été 1535, parce qu’ils n’avaient pas voulu prêter le serment qu’il exigeait, le roi fit exécuter John Fisher, puis Thomas More qui avait été son chancelier de 1529 à 1532.

Thomas Cromwell fut chargé de gérer les changements et mena une politique systématique de propagande en faveur des idées nouvelles. Cependant, ce furent les opérations de suppression des monastères, entre 1536 et 1539, avec le transfert de leurs propriétés à la couronne et à des bénéficiaires privés, qui lièrent durablement la « réforme henricienne » à une classe ayant tout à gagner au maintien du nouvel état de choses. Il y eut pourtant un mouvement de résistance d’une ampleur qu’on a sous-estimée. Les meneurs du « Pèlerinage de Grâce », qui toucha surtout le Yorkshire et le Nord de l’Angleterre (1536-1537), furent exécutés.

Artisan d’un rapprochement avec les princes protestants dont, après l’exécution d’Anne Boleyn et la mort de Jane Seymour, le quatrième mariage du roi avec Anne de Clèves devait être le symbole – mais il s’avéra désastreux, Cromwell fut accusé de trahison et condamné à mort en 1540. Un an auparavant, par un mouvement de balancier qui caractérise toute cette période, le souverain avait imposé les Six Articles, de tonalité moins protestante, pour remplacer les Dix Articles de 1536.

Avec ce « national-catholicisme », Henri VIII semblait déjà rechercher la « voie moyenne » que l’anglicanisme va ensuite revendiquer. Tyrannique mais habile, cette politique pouvait contenter à la fois ceux qui, tout en acceptant ou souhaitant la séparation d’avec Rome et une réforme dans l’Église, tenaient à leurs croyances traditionnelles et ceux qui, de conviction protestante, pouvaient encore espérer l’avènement d’une révolution religieuse.

Désormais pourvu d’un héritier par Jane Seymour (en 1537), Henri VIII, préparant sa succession, privilégia dans l’organisation du Conseil de régence la famille de cette épouse bien-aimée qui était morte peu après l’accouchement. C’était en fait programmer le triomphe des doctrines calvinistes après sa mort, en 1547.

Le règne d’Édouard VI et les années protestantes (1547-1553)

Un tableau allégorique qui se trouve à la National Portrait Gallery de Londres décrit avec une belle économie de moyens ce que voulut être le court règne d’Édouard VI (1547-1553), parvenu au trône à l’âge de dix ans et souvent comparé à Josias, l’enfant-roi qui, dans l’Ancien Testament, est le restaurateur de la Loi en Israël. À la gauche du tableau, le roi Henri VIII, couché sur son lit de malade, désigne du doigt son jeune fils Édouard qui se tient au centre, assis sur un trône au-dessous duquel gît le pape, terrassé par une grande Bible ouverte. Près de lui, on lit les mots « idolâtrie » et « feinte sainteté ». Deux moines, reconnaissables à leur tonsure, s’enfuient. À droite, on voit huit personnes à la mine grave, dont un évêque, sans doute Cranmer. Au-dessus d’eux, tableau dans le tableau, des hommes renversent une statue de la Vierge.

L’influence de Calvin est connue par ses lettres adressées à Édouard VI lui-même. Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg, qui avait trouvé refuge à Cambridge, est l’inspirateur du rituel d’ordination des prêtres. Mais le maître d’œuvre de la réforme liturgique en langue anglaise fut Thomas Cranmer, bon connaisseur de la tradition mais aussi créateur. Personnellement proche d’une conception symbolique de l’eucharistie, il fut l’auteur principal du Livre de prière commune (Prayer Book) en 1549, puis d’un Second Livre, de tendance plus explicitement protestante, en 1552, ainsi que des Quarante-deux Articles de foi de 1553. Peu auparavant, une campagne iconoclaste détruisait les autels de pierre, remplacés par des tables.

Après la chute du duc de Somerset, en 1550, le pouvoir fut pris par John Dudley, qui réussit à persuader Édouard VI d’évincer de sa succession Marie, la fille de Catherine d’Aragon, restée fidèle à la foi catholique. À la mort de son frère, en juillet 1553, Marie, soutenue par les partisans de l’ordre ancien, réussit à s’imposer. Parvenue au trône, elle rétablit les liens brisés de l’Angleterre avec l’Église de Rome après vingt ans de schisme.

Marie Tudor et les années romaines (1553-1558)

Marie avait jusqu’alors vécu dans le souvenir de sa mère qui avait été bafouée. Elle restait proche des Habsbourg d’Allemagne et d’Espagne, qui lui paraissaient le meilleur soutien du catholicisme en Europe. La politique de Marie contre les partisans du protestantisme ne se durcit vraiment qu’après les révoltes qui s’élevèrent dans le sud de l’Angleterre. C’est alors que furent exécutés Cranmer et Latimer, qui n’avaient pas pris le chemin de l’exil comme tant d’autres.

Marie s’appuya sur Reginald Pole, allié par sa mère à la famille royale et, à ce titre, banni par Henri VIII. Légat du pape, archevêque de Cantorbéry, Pole réconcilia solennellement l’Angleterre avec Rome (1556). Ce théologien humaniste, qui avait participé au concile de Trente, entreprit de façon étonnamment rapide une réforme catholique, anticipant par exemple la création des séminaires de prêtres. Cependant, la poursuite des hérétiques entretint un sentiment anticatholique et contribua à l’impopularité grandissante de la reine. Mais l’opinion rejeta surtout le mariage de Marie avec celui qui devint roi d’Espagne sous le nom de Philippe II, même si, diplomatiquement, ce choix pouvait parfaitement se défendre. Ce furent toutefois en novembre 1558, la mort de la reine, restée sans descendance malgré son désir presque désespéré d’en avoir, et, quelques heures après, celle de Reginald Pole, qui déterminèrent un nouveau basculement religieux avec l’avènement d’Elizabeth.

Elisabeth et le primat du politique (1558-1603)

L’une des rares choses que l’historien puisse affirmer des convictions d’Elizabeth, la fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn, c’est l’admiration qu’elle voua toute sa vie à son père et sa volonté de l’imiter. C’est à elle que l’on doit l’établissement d’une via media entre un protestantisme radical et le catholicisme romain. Dès le début du règne, le rétablissement, à quelques modifications près, du Livre de prière commune de 1552 montra que l’orientation protestante reprenait sa place dans l’équilibre religieux et politique de l’Angleterre, au cours d’un des plus grands règnes de son histoire.

En janvier 1559, le Parlement vota un nouvel Acte de suprématie supprimant la juridiction pontificale mais remplaçant le titre de chef suprême de l’Église d’Angleterre par celui, moins offensif, de gouverneur, ce qui n’empêcha pas Pie V d’excommunier la reine. Les Trente-neuf Articles, rédigés en 1563 et adoptés en 1571, présentèrent la doctrine moins comme un credo qu’à travers une série de positions sur les controverses théologiques du moment. Les articles sur la prédestination, chère aux protestants, ou sur l’eucharistie, qui préoccupaient les catholiques, étaient rédigés de manière à être diversement interprétés.

Ce compromis religieux fut défendu par le théologien Richard Hooker. Contre les puritains, il justifie la structure épiscopale dont la reine voulut établir la continuité apostolique par l’ordination de Matthew Parker en 1559 comme archevêque de Cantorbéry. Hooker voulait surtout montrer la nécessité d’harmoniser le droit positif à la fois avec la loi naturelle et avec les prescriptions de la Bible. Le gouvernement de l’Église devant s’adapter aux circonstances, on pouvait justifier la réforme anglicane sans la couper de l’institution médiévale

Soutenue, dans un royaume stable, par une liturgie que servirent les plus grands musiciens du temps, comme Tallys ou Byrd, cette synthèse permit à l’anglicanisme de s’implanter durablement, au prix d’ailleurs d’un durcissement anticatholique et d’une exigence plus grande de conformité à la fin du règne. Ce protestantisme modéré devait être menacé par les crises politiques et religieuses du siècle suivant.

GUY DEDOUELLE

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