Histoire du christianisme

Les Inquisitions à l’époque moderne

L’Inquisition n’est pas une création de l’époque moderne, mais elle connaît de profondes modifications au cours des XVe et XVIe siècles : en déclin en France, où les tribunaux royaux s’arrogent ses compétences, elle apparaît dans la péninsule Ibérique et se réorganise en Italie. Elle prend un nouveau visage, celui d’une institution centralisée et bureaucratique, fondamentalement liée à la croissance de l’absolutisme dans l’Église et dans l’État. Comme telle, elle est donc comparable à d’autres organismes de contrôle social qui se développent alors dans d’autres contextes : ainsi, le consistoire calviniste exerce un contrôle tatillon des mœurs et sanctionne durement les contrevenants. Mais les Inquisitions conservent leur spécificité : justice ecclésiastique et tribunal des consciences, elles définissent elles-mêmes les crimes dont elles ont connaissance ; elles s’appuient sur le bras séculier et, dans le cas ibérique, elles dépendent étroitement de lui, mais elles conservent aussi une autonomie qui fait d’elles de véritables pouvoirs locaux.

Une autre caractéristique de l’Inquisition moderne est son adaptation au cadre politique et national, qui justifie l’utilisation du pluriel. L’Inquisition espagnole est la première de ces Inquisitions modernes. En 1478, les Rois catholiques Isabelle et Ferdinand obtiennent du pape la nomination de juges ecclésiastiques chargés avant tout de surveiller les nouveaux chrétiens ou conversos, ces juifs convertis au christianisme, parfois depuis plusieurs générations, et soupçonnés de conserver en secret leur ancienne foi. Très rapidement, cette nouvelle instance se structure, avec un Inquisiteur général, un conseil central, la Suprema, et des tribunaux régionaux. À la période de terreur qui marque les premières décennies, où plusieurs milliers de judaïsants ou supposés tels sont poursuivis, succède une phase de consolidation, durant laquelle le Saint-Office élargit son action vers des délits qui concernent aussi les vieux chrétiens (ceux auxquels on ne peut reprocher une origine juive ou musulmane), comme le blasphème, les pratiques superstitieuses ou les comportements sexuels. Le pouvoir de l’Inquisition en Espagne se manifeste de façon éclatante en 1559 quand l’archevêque de Tolède Bartolomé Carranza est arrêté pour soupçon d’hérésie. Cependant, la monarchie maintient sous un contrôle étroit cette institution, la seule qui échappe au morcellement juridique des divers royaumes qui la composent. Au Portugal, l’Inquisition obtenue en 1547 est de même nature qu’en Espagne. Les Inquisitions ibériques étendent leur juridiction sur les terres conquises outre-mer. À Mexico, Lima ou Goa, les inquisiteurs veillent à traquer l’immigration de chrétiens européens suspects, judaïsants ou sympathisants de la Réforme, et à sanctionner toutes les formes de métissages religieux produites par l’expérience coloniale.

L’Inquisition romaine a une autre origine et n’est pas liée de façon aussi étroite à un État. La crainte de la diffusion de la Réforme en Italie pousse le pape Paul III à créer en 1542 une congrégation de cardinaux ayant toute latitude pour enquêter et juger en matière d’hérésie. Cette nouvelle congrégation, dont l’empire s’étend théoriquement sur l’ensemble du monde catholique, à l’exception des terres soumises aux Inquisitions ibériques, n’exerce dans les faits sa juridiction qu’en Italie, où les tribunaux inquisitoriaux déjà existants lui sont subordonnés. Mais son existence modifie considérablement les équilibres de pouvoir au sein de la curie romaine. Bastion des intransigeants, le Saint-Office peut empêcher l’élection au pontificat de cardinaux soupçonnés de sympathies pour la réforme, comme en 1549, le cardinal anglais Reginald Pole, ou au contraire promouvoir des candidats issus de ses rangs : la plupart des papes de la seconde moitié du XVIe siècle sont d’anciens inquisiteurs. Localement, les tribunaux inquisitoriaux démantèlent les groupes dissidents, qui succombent en quelques décennies sous leurs coups. L’Inquisition romaine élargit alors son champ d’action à d’autres délits religieux et s’intéresse, comme dans le cas ibérique, à des comportements hétérodoxes qui n’ont rien à voir avec le protestantisme. Elle exerce désormais un contrôle intellectuel global, notamment sur la production et la diffusion des livres imprimés. Cette volonté d’imposer l’orthodoxie catholique dans tous les secteurs du savoir aboutit naturellement à une confrontation avec les innovations de la révolution scientifique qui débuta aux XVIe siècle, malgré le soutien d’une partie de l’Église romaine aux savants les plus illustres. Le procès fait à Galilée et la sentence rendue en 1633 illustrent de façon éclatante la rupture entre science et théologie provoquée par l’institution inquisitoriale et sa vision intransigeante des rapports entre foi et savoir.

Lorsque l’on parle de l’Inquisition, il faut à la fois éviter une réhabilitation qui serait parfaitement choquante et une légende noire qui travestit une réalité déjà terrible. L’institution inquisitoriale suscite dès l’époque moderne une vive répulsion au sein même du monde catholique et, de Naples aux Pays-Bas, la perspective de l’introduction de l’Inquisition a déclenché de véritables révoltes. Les reproches qui lui sont faits ne sont cependant pas ceux qu’un esprit actuel pourrait attendre. La pratique de la torture, par exemple, ne figure pas parmi les premières objections opposées aux Inquisitions modernes. Et il est vrai qu’elles la pratiquaient avec beaucoup plus de modération et de règles que les tribunaux laïques de l’époque. Après leurs premières décennies d’existence, où elles firent de nombreuses victimes (sans doute des milliers en Espagne, des centaines en Italie), les juridictions inquisitoriales ne condamnèrent plus à mort qu’assez rarement. Face aux dénonciations haineuses et intéressées, elles surent aussi mettre en place une procédure assez lourde de vérifications des témoignages, d’audition des accusés, qui avaient accès à une partie de leur dossier pour pouvoir se défendre. Cela évita aux pays soumis à l’Inquisition la folie des lynchages de sorciers et de sorcières qui toucha l’Europe du Nord entre 1550 et 1650 environ. L’Inquisition fut toujours très circonspecte devant les délits de sorcellerie et n’y manifesta jamais la férocité dont elle était capable en d’autres circonstances. Elle fut parmi les premières juridictions dans le monde catholique à douter de la réalité du sabbat ou du pacte diabolique.

Si la pratique inquisitoriale est apparue comme particulièrement terrifiante à l’Europe de la première modernité, c’est en raison d’autres aspects que ceux développés, parfois de façon fantaisiste, par la polémique anticatholique du siècle des Lumières et de l’époque contemporaine. Le secret de la procédure, où l’accusé ne connaît pas le délit qui lui est reproché et le nom de ceux qui l’ont dénoncé, où il promet lui-même de ne rien dire du déroulement du procès, quelle qu’en soit l’issue, suscite une profonde angoisse chez les justiciables de l’Inquisition. L’infamie sociale attachée à une condamnation par le Saint-Office est plus douloureuse que la dureté de la peine elle-même : mises en scène lors des autodafés, où les condamnés devaient abjurer publiquement, même s’ils n’étaient ensuite soumis qu’à des peines légères, les sentences de l’Inquisition frappaient d’ignominie leurs victimes et leur descendance. Enfin, sur le plan intellectuel, les Inquisitions n’ont certes pas étouffé toute création dans les pays qui leur était soumis, mais elles ont favorisé l’émergence d’une forme de conformisme religieux et d’autocensure qui, pour certains historiens, a contribué au déclin de l’Espagne, du Portugal ou de l’Italie aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’évaluation globale des Inquisitions à l’époque moderne et de leur impact reste cependant une gageure, en raison de la masse de documents laissée par ces institutions tatillonnes et du prisme déformant des expériences totalitaires du XXe siècle, dont l’historien a du mal à se défaire pour analyser sans anachronisme cette police des consciences.

ALAIN TALLON

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