Histoire du christianisme

Mystique de l’Incarnation et de la servitude

L’Incarnation du Fils de Dieu, l’un des dogmes fondamentaux du christianisme, a été l’une des notions les plus difficiles à admettre pour l’esprit humain. Chez les mystiques, enclins à laisser la réflexion intellectuelle en retrait pour faire place aux facultés du cœur, l’expérience intime d’un tel mystère a pu se révéler plus vivifiante que l’énoncé purement théologique. Certains d’entre eux ont ainsi vécu au Moyen Âge une relation amoureuse très personnelle avec le Christ, contemplé dans son humanité. Pour d’autres, toutefois, en quête de fusion totale avec l’essence divine, il n’était guère besoin d’intermédiaire, fût-il le Fils de Dieu. À la faveur d’une redécouverte des textes néotestamentaires et en raison de l’influence de la spiritualité franciscaine et de la Devotio moderna, au temps de l’humanisme, de nouveaux courants restituent à l’homme-Dieu son rôle de médiateur entre un Dieu Tout-Puissant et l’humanité pécheresse.

À l’époque moderne, deux figures de proue témoignent, de part et d’autre des Pyrénées, d’une mystique inventive de l’Incarnation, qui marqua plusieurs générations de spirituels et de dévots. Lorsque Thérèse d’Avila († 1582) se retrouve « saisie d’un vif sentiment de la présence de Dieu », elle ne peut douter qu’il ne soit « en elle » et elle-même « toute abîmée en lui ». Cette expérience d’union mystique bouleverse la vie de la future réformatrice du Carmel, sous le choc de rencontres successives avec le Christ révélé en son humanité, auquel elle se consacre corps et âme. C’est en effet vers l’Homme-Dieu que tendent tous ses désirs. Lors des premiers contacts, sa présence invisible se fait simplement ressentir. Elle le perçoit comme le témoin de tous ses actes. Peu à peu, visions imaginaires et intellectuelles alternent pour arriver à une relation de personne à personne toujours plus intense, nourrie de dialogues amoureux et de regards échangés, jusqu’au mariage spirituel, nouvelle étape de la montée de l’âme, enfin amenée par l’Époux à pénétrer le mystère de la Trinité. Mais, tout en restant pénétrée de cette présence trinitaire, c’est au Christ et à son humanité qu’elle revient sans cesse, spontanément. Le Christ est bien pour Thérèse le seul accès au Père. L’époque se révèle féconde en démarches analogues dans les couvents féminins d’Espagne, sans aboutir toutefois à la réalisation d’une œuvre aussi magistrale que celle produite par la mystique d’Avila, plus tard reçue docteur de l’Église.

Quand Pierre de Bérulle († 1629) s’emploie à accueillir en France les carmélites espagnoles, héritières de Thérèse, il reçoit le soutien de sa cousine Barbe Acarie. Familier de son salon, il y a rencontré le capucin Benoît de Canfeld († 1610), chantre de l’anéantissement en Dieu, et le chartreux Richard Beaucousin, qui l’initie aux mystiques rhénoflamands. Le cercle de Mme Acarie professe un théocentrisme privilégiant l’union immédiate et « abstraite » de l’âme humaine à l’essence divine. Il est en conséquence bien peu question du Christ dans le Bref Discours de l’abnégation intérieure que publie le jeune Bérulle à la fin du XVIe siècle. Sa pensée, par ailleurs pénétrée de l’œuvre du Pseudo-Denys et de la hiérarchisation du monde que celle-ci opère, subit alors une lente évolution, influencée à la fois par la pratique des exercices de saint Ignace et la découverte de la mystique thérésienne. Sa dirigée de l’époque, Madeleine de Saint-Joseph († 1637), dispense déjà au Carmel de Paris un enseignement centré sur l’Humanité du Christ. Sans renoncer complètement à l’héritage des rhénoflamands et surtout à leur mystique trinitaire, Bérulle redécouvre à quel point le dessein d’amour de Dieu se rattache au mystère de l’Incarnation, où la divinité du Fils s’unit à son Humanité pour faire du Christ l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, « vrai soleil et vrai centre du monde ».

À l’intention des membres de l’Oratoire, l’institut de prêtres qu’il fonde en 1611 dans le but de restaurer l’idéal sacerdotal, Bérulle élabore un programme d’initiation mystique qui récapitule son évolution christologique, en lien avec une conception hiérarchisée de la société ecclésiale, inspirée du modèle dionysien. En raison de la dignité de leur état, les prêtres bénéficient d’une proximité particulière avec les sphères célestes, qui leur confère en conséquence de hautes responsabilités sur les âmes qui leur sont confiées. Afin de transmettre fidèlement le rayonnement du Christ, ils devront se soumettre entièrement à sa volonté. Bérulle voir dans l’Incarnation l’archétype du parfait renoncement et d’une totale soumission à Dieu auxquels il espère voir les prêtres se conformer. Dans ce contexte, il leur propose un vœu de servitude à la Vierge, expression du désir de vivre en dépendance de la Mère de Dieu, puis un autre à Jésus et à son humanité déifiée (1615), qui les rendra capables de communiquer aux hiérarchies inférieures ce qu’ils auront eux-mêmes reçu du Verbe incarné.

Dans son Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (1623), Bérulle cherche à justifier sa démarche, vivement critiquée par ses contemporains, en raison d’un contexte politico-religieux opposé à ses propres engagements. Il y expose les derniers développements de sa mystique de l’Incarnation. Le christocentrisme de Bérulle se ressent de la manière dont il envisage le rôle réservé à chacune des personnes de la Trinité. Il voit dans le Père l’origine et l’aboutissement de toutes choses. Le Fils, Verbe de Dieu, est l’« image vive et idée parfaite » que le Père a de lui-même, tandis que l’Esprit constitue « le lien et l’unité du Père et du Fils ». Il s’oppose dès lors à toute démarche qui voudrait rejoindre l’essence divine sans la médiation du Fils. Au cours de sa vie terrestre, ce dernier passe par divers états, tous porteurs de grâce, puisque également assumés par sa divinité.

Celui d’enfance bouleverse particulièrement Bérulle, impressionné par l’abaissement du Verbe de Dieu en un être inachevé, privé de parole (infans). Par amour de l’homme, le Verbe accepte de s’anéantir dans la nature humaine, réduite à néant par le péché. Après avoir contemplé la divinité du Fils éternel anéantie dans l’humanité, Bérulle s’émerveille devant cette humanité « déifiée » et envisage dès lors un possible retour à Dieu pour la créature. Il lui faudra pour cela renoncer à elle-même et, dans un total abandon à l’action de l’Esprit, « adhérer » au Christ dans tous ses états. Selon Bérulle, le sacrement de l’ordre rend le prêtre particulièrement apte à vivre cet état d’adhérence, qui lui permettra d’offrir aux chrétiens la possibilité de remonter à Dieu, par la médiation du Christ, en communiant à son Corps. L’influence de sa mystique de l’Incarnation sur les communautés religieuses provoque chez ces femmes un véritable engouement pour un mystère auquel elles consacrent toutes leurs oraisons et dont plusieurs portent le nom, à l’exemple de Barbe Acarie, devenue en religion la carmélite Marie de l’Incarnation. Plus tard, une autre Marie de l’Incarnation († 1672), l’ursuline de Tours, figure mythique de la Nouvelle-France, vit également une relation passionnée avec le Christ, dont elle découvre peu à peu, par le don d’oraison, qu’il est « la Voie, la Vérité et la Vie&bsp;».

La notion de servitude reste associée, dans l’histoire de la spiritualité chrétienne, à la personnalité de Bérulle, nommé cardinal en 1627. Elle fait référence à la symbolique de l’esclavage, déjà en usage pour qualifier une relation d’appartenance libre et totale à Dieu, au Christ ou à Marie. L’ordre des servites de Marie fut ainsi créé au XIIIe siècle à Florence. Une dévotion de l’esclavage marial naît en Espagne au XVIe siècle, sous la forme de pratiques de piété – récitation du rosaire, neuvaines… – en vogue dans certains couvents féminins, à l’origine de nombreuses confréries, également implantées aux Pays-Bas. Avec Bérulle, les vœux de servitude ont été envisagés comme « élévations à Dieu, sur le mystère de l’Incarnation, […] pour s’offrir à Jésus en l’état de servitude qui lui est due, en suite de l’union ineffable de la Divinité avec l’Humanité, […] et à Marie […] comme ayant puissance spéciale » sur les hommes, en raison de sa qualité de Mère de Dieu.

La mystique de l’Incarnation débouche aussi sur une dévotion au Christ, particulièrement vénéré dans son « état d’enfance » par certaines congrégations féminines, telles les annonciades célestes, qui se caractérisent par une consécration au Verbe incarné, dont elles prétendent imiter la vie cachée dans le sein de Marie en se vouant à une clôture particulièrement rigoureuse. Marguerite du Saint-Sacrement († 1648), au Carmel de Beaune, devient l’une des grandes promotrices de la dévotion à l’Enfant-Dieu, après avoir reçu la faveur extraordinaire de rejoindre le Christ dans son état d’enfance. Si, dans sa Vie de Jésus, limitée au temps précédant la naissance où Jésus vit en Marie et Marie en Jésus, Bérulle privilégie les notions d’assujettissement du Verbe « aux conditions de la nature et de l’enfance » et insiste sur son état de dépendance et sur son incapacité à communiquer, il ne peut empêcher la manifestation de sentiments plus empreints d’affectivité à l’égard de l’Enfant-Jésus, dont le culte se développe au XVIIe siècle en France, en Italie et en Bohème.

MARIE-ÉLISABETH HENNEAU

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