Histoire du christianisme

« Instruire en la chrétienté »

Le grand élan éducatif qui soulève la chrétienté à partir du XVIe siècle est inspiré par deux idées directrices : les hommes et les femmes pèchent et se perdent par ignorance, et le remède doit commencer par les enfants. À partir de là, les ruptures causées par la Réformation créent entre les Églises une émulation qui a donné une formidable impulsion aux deux institutions complémentaires que sont le catéchisme et l’école.

Il y a des choses qu’il faut savoir pour être sauvé. Cette idée n’a cessé de s’imposer depuis la fin du Moyen Âge. On ne peut plus se contenter de la foi « implicite », par laquelle les fidèles adhéraient à « ce que croit l’Église », sans trop savoir l’énoncer et encore moins le comprendre. Il est nécessaire qu’ils sachent ce qu’ils doivent croire, et même qu’ils sachent en rendre compte. Cela sera encore plus nécessaire, bien sûr, quand la Réformation obligera les fidèles à se ranger sous une « confession de foi » particulière, en la distinguant de celle des autres. Et comment pourront-ils mener une vie chrétienne digne de ce nom s’ils ignorent les commandements de Dieu et les prières qu’il attend d’eux ?

Or ce savoir, c’est aux enfants qu’il faut l’inculquer. Pas seulement parce que l’âge tendre le recevra et le conservera plus aisément ; mais aussi parce que c’est dès l’« âge de raison » (environ 7 ans) que leur âme est en péril, s’ils ignorent les fondements de la foi et de la morale chrétiennes. Jean Guerson, en France, est l’un des premiers à avoir soulevé la question, aux environs de 1400. Il a été entendu, aux Pays-Bas, par les frères de la Vie commune, qui se donnent pour but l’instruction des enfants. Dans le même temps, les humanistes italiens mettent en avant l’idée que l’homme parfait dont ils rêvent est le produit d’une éducation bien conduite. « On ne naît pas homme, on le devient », écrit vers 1500 Érasme, le prince des humanistes, qui ne dédaigne pas de publier de petits livres destinés à apprendre les bonnes manières aux enfants.

Avec la Réformation, la question de l’instruction des chrétiens passe au premier plan. Martin Luther lance, en 1524, un appel véhément aux magistrats des villes allemandes pour qu’ils ouvrent et entretiennent des écoles. Zwingli à Zurich et Bucer à Strasbourg ont la même préoccupation. Et Calvin, à peine arrivé à Genève, en 1537, fait de l’instruction des enfants l’un des quatre points fondamentaux qu’il requiert des autorités de la ville pour que l’Église y soit « bien réglée ». Il faut le citer, car son langage est celui qui s’imposera désormais : « Il est fort requis et quasi nécessaire, pour conserver le peuple en pureté de doctrine, que les enfants soient tellement instruits qu’ils puissent rendre raison de la foi. »

Dès lors, chacun des réformateurs se met à composer un manuel contenant en résumé les vérités de la foi, les prières et les règles de vie du chrétien. Les « catéchismes » publiés par Luther en 1529, le « petit » pour les enfants et le « grand » comme livre du maître, ont remporté un succès qui ne s’est pas démenti jusqu’à ce jour. Calvin a ensuite fait de même pour Genève.

« Conserver le peuple en pureté de doctrine. » On conçoit que les responsables de l’Église catholique n’en aient pas été moins désireux. On ne peut plus se contenter de répéter au prône du dimanche des formulaires stéréotypés (les douze articles du Credo, les dix commandements de Dieu et les cinq de l’Église, les sept œuvres de miséricorde, etc.) ou des passages du manuel de Gerson. Au lendemain du concile de Trente (1566), Rome a publié un catéchisme officiel, mais il est destiné aux curés de paroisse, pour qu’ils le mettent à la portée des fidèles. Les premiers manuels pour enfants sont l’œuvre des jésuites, disciples d’Ignace de Loyola qui, dans les années d’errance, avait enseigné la doctrine chrétienne aux enfants des rue. Ceux de Pierre Canisius font aujourd’hui encore autorité chez les catholiques d’Europe centrale. En France, au XVIIe siècle, les évêques préféreront faire composer et imposer le manuel propre à leur diocèse.

Où et comment instruire les enfants ? Deux institutions y contribuent : l’école et l’église, qu’il faut voir comme complémentaires, et non pas rivales. Les enfants qui fréquentent l’école n’y apprennent pas seulement à lire et à écrire, mais d’abord, et essentiellement, à croire et vivre en chrétiens. La première tâche du maître est de faire le catéchisme. C’est pourquoi Luther, par exemple, préconise l’école pour les filles comme pour les garçons. Et, partout, l’autorité ecclésiale, protestante comme catholique, exerce un contrôle sur la doctrine et la moralité des maîtres. Toutefois, même dans les régions où les écoles sont assez nombreuses, seule une minorité d’enfants les fréquentent. Les autres sont retenus à la maison par la pauvreté de leurs parents (il faut généralement payer le maître) ou, tout simplement par le besoin de travailler. Et ne parlons pas des filles, pour qui l’instruction est considérée comme moins utile et que la pruderie croissante interdit d’envoyer à la même école que les garçons.

Alors, pour tous les exclus de l’école, il reste le simple enseignement religieux, le catéchisme, ou l’« école du dimanche ». Le repos dominical permet en effet au curé ou au pasteur de réunir les enfants sur le banc de l’église ou du temple, en se faisant aider par quelques laïcs (les fidèles de l’Église romaine, inscrits dans des confréries dites de la Doctrine chrétienne, se voient récompensés par d’abondantes indulgences). On souhaite même que leurs parents assistent aux séances pour profiter des leçons. Mais, pour parvenir à un résultat, il a fallu d’abord convaincre les curés de faire le catéchisme et les parents d’y envoyer leurs enfants. Pour cela, les Églises ont su user d’un solide argument : la profession de foi chez les protestants et la première communion chez les catholiques.

Dans le débat difficile qu’ils ont dû mener pour justifier, contre les anabaptistes, le baptême des nourrissons, les réformateurs ont repris une suggestion d’Érasme : pourquoi ne pas demander aux adolescents de ratifier publiquement le baptême reçu à la naissance ? À Strasbourg et dans la Genève de Calvin, cette profession de foi sera l’aboutissement vérifié des années de catéchisme. Du côté catholique, il a fallu près d’un siècle pour mettre au point la formule concurrente, car l’âge et les conditions de la première communion étaient longtemps restés flous. Et comme, dans le même temps, l’idée s’est imposée de faire cette première communion une fête collective, on imagine la honte qui pouvait rejaillir sur l’enfant qui en était exclu, et sur ses parents. Les anthropologues n’ont pas fini de s’étonner qu’il eût fallu quinze ou seize siècles pour réinventer, dans les sociétés chrétiennes, un rite de fin d’enfance.

Il reste que catéchiser sans alphabétiser ne pouvait plus être ressenti comme un pis-aller. Chez les protestants, lire la Bible est essentiel : pas de temple sans école. Chez les catholiques, il est souhaitable que les fidèles sachent lire leur catéchisme et des livres de piété que l’imprimerie et le colportage diffusent partout. D’autant que l’école est aussi école de morale. Dès lors, la société ne va pas cesser de pousser à l’ouverture d’écoles, pour les garçons et pour les filles. Fonder et renter une école est un acte de générosité que pratiquent à l’envi les seigneurs de village et les curés de paroisse. Dans les villes, on crée des écoles dites de charité, c’est-à-dire gratuites, pour discipliner les enfants des classes pauvres. Se pose alors la question du recrutement des maîtres et des maîtresses, profession encore assez méprisée. Pour répondre à ce besoin, on voit fleurir des congrégations religieuses de femmes et d’hommes qui ont pour vocation de se consacrer à l’éducation chrétienne et humaine des enfants. Du côté des femmes, ce sont toutes celles qui se regroupent sous le patronage de sainte Ursule, à partir de l’initiative d’une Italienne de Brescia, Angela Merici, plusieurs fois modifiée par les autorités ecclésiastiques, ou des congrégations analogues nées à Bordeaux, en Lorraine, etc. Puis d’autres formules, beaucoup plus souples, adaptées aux campagnes, se font jour : de simples béates ou des filles consacrées, par deux ou trois, se fixent dans un village pour y donner un enseignement très rudimentaire de lecture et de travaux manuels. Du côté des hommes, il a fallu attendre la fin du XVIIe siècle pour que naisse, à l’initiative d’un chanoine de Reims, Jean-Baptiste de La Salle, une congrégation vouée à l’éducation des garçons. Mais la réussite est éclatante, car ces « Frères des Écoles chrétiennes » reçoivent une très solide formation pédagogique et seront à l’origine d’un vrai renouveau des méthodes scolaires.

Dans l’enseignement secondaire, les mêmes ressorts ont joué, mais seuls les garçons en ont profité. Ici, la demande des familles a joué : la promotion sociale passe par l’apprentissage du latin, dans des écoles dites de grammaire, inspirées de l’humanisme italien. Mais, alors que ces écoles se multipliaient jusque dans les moindres villes, est intervenue la rupture confessionnelle. Les autorités catholiques incriminent les régents, non sans raison, de sympathie protestante. Dans les villes réformées, le collège est et doit être confessionnel, l’un de ses buts étant la formation des futurs pasteurs. Certains seront fameux, tel le Gymnasium de Strasbourg, créé et longtemps dirigé par Jean Sturm. Du côté des catholiques, la riposte est trouvée quand les jésuites, qui n’avaient pas été fondés pour cela, acceptent, à partir des années 1550, de prendre en charge des collèges qui sauront inculquer aux adolescents l’humanisme chrétien en défendant la foi catholique. Le succès dépasse toute espérance, d’autant que les jésuites se révèlent être de remarquables pédagogues, dont l’expérience est rassemblée, en 1599, dans la célèbre Ratio studiorum. Il faut relire le témoignage que donne Descartes, au début du Discours de la méthode (1637), de l’enseignement qu’il avait reçu à La Flèche de ses maîtres jésuites. Et c’est au collège de Rouen que Corneille s’est imprégné de la culture classique et chrétienne qui devait nourrir ses comédies légères, son théâtre héroïque et sa poésie sacrée…

Au total, l’éducation de la jeunesse aura été la principale bénéficiaire de la rivalité des confessions chrétiennes.

MARC VENARD

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