Histoire du christianisme

L’image tridentine
Ordre et beauté

Au début du XVIe siècle, dans la chrétienté occidentale, l’art religieux est en plein épanouissement, mais dans deux directions assez opposées : en Italie, l’admiration pour l’Antiquité pousse à une rationalisation des formes et à une humanisation des thèmes qui risque d’évacuer le mystère chrétien ; dans les pays du Nord, selon une arborescence gothique poussée à l’extrême, s’exprime une sensibilité tendue entre la tendresse et le pathétique. À la rencontre de ces deux domaines, Albert Dürer (1471-1528) est peut-être le meilleur témoin de la vitalité d’un art authentiquement chrétien. Cet art est tantôt monumental, remplissant de couleurs et de lumière les murs et les fenêtres des grands sanctuaires, tantôt intime, grâce à la multiplication des tableaux d’oratoires et des gravures. Mais il nous est difficile de dire quel rapport les fidèles entretiennent avec toutes ces images qui les entourent.

Pourtant, à partir des années 1520, les réformateurs estiment, eux, que ces images sont une insulte à la Parole de Dieu. Moins Luther, à vrai dire, que Carlstadt, Zwingli et, derrière celui-ci, Farel et Calvin. Ils brandissent avec véhémence le deuxième commandement biblique (que l’Église du Moyen Âge passait sous silence) : « Tu ne feras pas d’image devant ma face. » Et ils dénoncent toutes ces statues de la Vierge et des saints auxquelles le peuple porte un culte qui n’est dû qu’à Dieu seul. À mesure que la Réformation gagne du terrain, on assiste au « nettoyage » des sanctuaires dans les lieux où elle s’impose, ou à des actes iconoclastes isolés, perpétrés par des prosélytes zélés qui cassent ou déménagent les images, croix et autels. Très mal acceptées par les populations, ces manifestations de la foi réformée font l’objet de cérémonies réparatrices et de prédications enflammées. Les grandes vagues iconoclastes de 1561 et 1562, en France, celle de 1566 aux Pays-Bas laisseront derrière elles des haines inexpiables.

Il appartenait donc au concile de Trente de donner une justification théorique et pratique de l’art religieux. Il l’a fait dans sa vingt-cinquième et dernière session (en 1563), par un long décret qui mêle culte des saints, culte des reliques et culte des images. Pour celles-ci, reprenant les termes du second concile de Nicée (787), il commence par affirmer que la vénération rendue aux images ne va pas aux objets matériels mais aux personnes qu’elles représentent, le Christ, la Vierge ou les saints ; les images ne sont donc là que pour orienter la piété des fidèles. D’autre part, il est légitime de représenter Dieu dans ses interventions, telles que la Bible ou les Vies de saints nous les rapportent : ces « histoires » servent à instruire le peuple, elles sont comme un catéchisme illustré. Toutefois, le concile met en garde contre les abus : on ne doigt rien figurer que ne soit conforme aux récits authentiques, et qui ne respecte la décence. « Toute lascivité sera évitée, de sorte que les images ne soient peintes ni ornées avec une grâce impudente. » Ces formules conciliaires quelque peu laconiques allaient ensuite être explicitées de diverses manières. Dans les faits, quand Pie IV ordonna à Daniele da Volterra (il Braghettone) de revêtir de voiles pudiques les nudités grandioses du Jugement dernier de Michel-Ange ; et dans les traités théoriques par lesquels l’archevêque de Bologne Gabriele Paleotti ou le jésuite néerlandais Van Meulen (Molanus) consignèrent à l’usage des artistes les sujets qu’ils devaient représenter et les règles qu’ils devraient suivre pour cela. S’il est vrai que la Réforme catholique allait dès lors rompre avec certaines tendances de l’art religieux antérieur, elle n’en connut pas moins une relance artistique au moins égale, sinon plus vigoureuse encore qu’au siècle précédent, et cela sous des formes que les pères conciliaires étaient bien loin d’imaginer.

Le concile n’avait rien dit au sujet des lieux de culte. Ce fut le rôle de saint Charles Borromée, archevêque de Milan, d’en transcrire l’esprit dans une Institution sur la construction des églises promise à une large autorité. Contre le plan circulaire ou en croix grecque, est préconisé le plan en croix latine, qui allonge la nef pour les fidèles en la séparant du chœur réservé au clergé. On sait que même le plan adopté par Bramante et Michel-Ange pour la basilique Saint-Pierre de Rome allait être remanié en ce sens. Dans l’église, l’autel majeur doit être dégagé (aux dépens des jubés et des tombeaux) et surélevé, de telle sorte que tous les regards se dirigent vers le sacrifice de la messe. Sur l’autel sera placée, avec toute la solennité convenable, la réserve eucharistique. Et, dominant l’autel, un retable théâtral est destiné à le mettre en valeur et à attester son rôle de lien entre le Ciel et la Terre. Tandis que l’autel est ainsi exalté dans le sanctuaire, la chaire du prédicateur sera au contraire rapprochée le plus possible de l’assistance. D’autre part, pour que celle-ci puisse au mieux suivre les offices, l’église devra être aussi claire que possible. C’en est fini des belles verrières colorées qui avaient resplendi de leurs derniers feux au cours de la première moitié du XVIe siècle. Dans ces églises claires, il importe cependant que le sacrement de pénitence soit administré en toute discrétion : c’est donc dans la même Instruction de saint Charles que se trouve minutieusement décrit le meuble que l’on devra utiliser pour confesser les fidèles – le confessionnal.

Toute une police de l’art se met en place, dont les évêques en visite dans les paroisses sont les agents les plus efficaces. Ici, ils font déplacer les autels, éliminer les tombes ou du mobilier qui encombrent le sanctuaire. Là, ils ordonnent la construction d’un retable, l’ornementation d’un tabernacle. Un peu partout, ils font retirer des images indécentes, un saint Sébastien trop dénudé ou un saint Martin éclipsé par son cheval. Les populations renâclent parfois, et n’enlèvent de leur église le « bon » saint que pour aller en cachette lui présenter leurs vœux, tandis que les artistes transposent en des Madeleines pénitentes et des anges ambigus la sensualité que l’autorité a voulu bannir.

Conformément au décret conciliaire, l’art catholique s’interdit désormais certaines libertés. S’agissant de la Trinité divine, on adopte une représentation strictement fonctionnelle : le Père en majesté, le Fils dans son Humanité crucifiée et, entre les deux, l’Esprit, sous la forme d’une colombe. Puis, à partir de la fin du XVIIe siècle, on n’ose plus représenter le mystère divin que par un triangle frappé du tétragramme. De la vie de la Vierge Marie, certaines scènes chères au Moyen Âge, mais non attestées dans les Évangiles, disparaissent, comme l’apparition du Christ ressuscité à sa mère. En revanche, les artistes sont encouragés à faire sortir de l’ombre saint Joseph, jusqu’à croiser la Trinité divine d’une sainte Famille en humaine trinité. Est aussi mis en avant tout ce qui peut proclamer l’autorité de l’Église et la valeur de ses sacrements, ainsi que les mérites des saints, ceux du passé, mais aussi ceux qui montrent la grâce divine toujours à l’œuvre : des saints non seulement à invoquer, mais à imiter.

À partir des œuvres majeures produites par les artistes de la Réforme catholique, celles des grands architectes romains, des peintres de l’école bolonaise ou des ateliers flamands, il faut reconstituer toute une chaîne d’imitations talentueuses ou maladroites, alimentée par les migrations des hommes ou la circulation des gravures. Il est intéressant de suivre ainsi, dans telle ville ou telle province, l’introduction des nouveaux sujets, des nouveaux décors. Parce que les jésuites ont souvent été des initiateurs en ce domaine, on a pris l’habitude de baptiser à tort « style jésuite » celui du catholicisme réformé. Mais, outre que les pères de la Compagnie avaient pour principe de faire travailler les artisans locaux, ils n’ont fait que prendre dans les nouvelles modes ce qui convenait à leur apostolat.

En revanche, on a trop longtemps négligé le rôle des confréries dans la diffusion de l’art post-tridentin. Une multitude d’entre elles, encouragées par la papauté et par les évêques, propagées par les nouveaux ordres religieux, popularisent les dévotions majeures de la Réforme catholique, l’adoration eucharistique, la prière mariale du rosaire, l’intercession pour les âmes du Purgatoire, et bien d’autres. Chacune se doit alors d’avoir sa chapelle ou au moins son autel, identifié par un retable, ainsi que des images à distribuer à ses membres pour leur rappeler leurs devoirs. Si certaines confréries, comme celle des orfèvres de Paris, ont fait travailler les plus grands artistes, la plupart ont peuplé nos églises d’œuvres modestes, produites par des artisans de terroir.

On peut rattacher à cette production celle des images de piété à usage individuel, dont le succès est difficile à mesurer aujourd’hui. Elles aussi sont souvent la réplique d’œuvres majeures et de directives précises. Tel est le cas, par exemple, de la série de gravures que le jésuite Nadal a fait réaliser aux Pays-Bas, à la fin du XVIe siècle, pour illustrer les scènes de la vie de Jésus. Non seulement elles ont pu servir à guider des peintres en mal d’imagination, mais, introduites chez les particuliers, elles les ont aidés, dans leurs oraisons, à faire la « composition de lieu » recommandée par saint Ignace. Au reste, tous les maîtres spirituels de l’époque (y compris César de Bus, qui était aveugle !) préconisent de méditer devant des images pieuses. Ce qui n’exclut pas que l’image ait pu, en bien des maisons, conserver son usage, officiellement prohibé, de talisman…

C’est à dessein que nous n’avons pas employé l’adjectif « baroque ». Le nouvel art catholique, préconisé à l’époque où le style à la mode était celui que nous appelons « maniériste », ne portait pas de soi à l’efflorescence et aux excès de celui que les générations suivantes ont cultivé et que nous appelons « baroque ». Ou s’il y portait, c’était de façon implicite. Car on reconnaît en lui le triomphalisme de la Vérité, si manifeste dans la Rome papale, ainsi que l’exaltation des sens, en particulier de la vue, de sorte que la beauté terrestre soit la promesse du Paradis céleste.

MARC VENARD

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