Histoire du christianisme

Rome et Genève
Nouvelles Jérusalem de la communication

Genève, nouvelle Rome ? L’analogie semple s’imposer à partir du XVIe siècle lorsque ces deux cités deviennent emblématiques de l’affrontement confessionnel.

La Contre-Réforme engagée contre le protestantisme par le concile de Trente fut romaine, plus que tridentine. Et, malgré les critiques que suscita le magistère romain chez certains gallicans ou jansénistes, la fidélité à Rome s’imposa à l’ensemble du monde catholique, car la cité pontificale est le lieu de définition de l’orthodoxie et de la censure de l’hérésie. L’Inquisition romaine et l’Index en témoignent. De son côté, bien qu’elle ne fût pas la première ville passée à la Réforme de type sacramentaire, Genève apparut dès 1540 comme le bastion de l’orthodoxie définie avec brio par Calvin et Théodore de Bèze, puis par la compagnie des pasteurs, notamment contre les déviances arminiennes. Rome brûla Giordano Bruno et près de quatre-vingt dix hérétiques à l’âge moderne, mais Genève exécuta aussi Michel Servet et Spifame.

Chaque des deux villes s’est employée à rayonner dans son camp par tous les moyens modernes de communication. À Genève, qui n’avait pas d’université au Moyen Âge, ce fut par l’établissement d’une académie qui forma nombre de pasteurs pour l’Europe réformée, notamment francophone : par eux, les dogmes et l’organisation de l’Église firent des émules. Cette influence fut sublimée par la fonction de refuge qu’exerça la cité pour les victimes des persécutions religieuses, Italiens, Anglais et surtout Français, dès le XVIe siècle et plus encore après la révocation de l’édit de Nantes (1685). La persécution favorisa le rayonnement de la ville en lui offrant au XVIe siècle une force de frappe éditoriale qui contribua beaucoup à la propagation dans l’aire francophone des traductions genevoises de la Bible, du psautier et de toute littérature polémique, théologique et politique. Post tenebras lux était la devise de la cité réformée.

Rome aussi a valorisé son image au moyen des jubilés, en rénovant son urbanisme et son décor pour s’ériger en ville universelle, catholique au sens du terme, accueillant les pèlerins venus y gagner des indulgences. Tandis que la typologie vaticane polyglotte imprimait dans toutes les langues connues, la papauté développa au XVIIe siècle des institutions coordonnant la propagande de la foi dans le monde en assurant la formation missionnaire. Dans les deux villes, l’érudition servit à réfuter l’autre dans la controverse confessionnelle.

Rivales, les deux cités ont en effet rêvé de se détruire, et pas seulement par la rabies theologia (« rage théologique »). Le sac de Rome par les troupes impériales (1527) aurait-il eu une telle dimension profanatrice si les protestants n’avaient pas dénoncé la nouvelle Babylone ? « C’est être chrétien que de n’être pas romain », affirme Luther à Léon X. Et la journée de l’Escalade (1602) témoigne par l’alliance entre la papauté, le roi d’Espagne et le duc de Savoie du désir de croisade contre ce bastion devenu, selon Ronsard, « le misérable séjour de toute apostasie ». Lorsque les Genevois repoussent le 12 décembre l’armée de mercenaires qui escalade les remparts, ils abandonnent définitivement l’obéissance à leur suzerain médiéval, le duc de Savoie, mais ils se trouvent aussi une identité collective qui reste fort vivante aujourd’hui (outre la fête collective costumée, on mange une marmite en chocolat fracassée sur la table familiale au cri de « Ainsi périssent les ennemis de la République »). L’échec de l’entreprise savoyarde et catholique fut présenté immédiatement aux Européens comme le signe providentiel de l’élection céleste de la Réforme. À l’instar de sa rivale des bords du Tibre, la cité des rives du lac Léman renforça son dispositif défensif aux XVIe et XIIe siècles, avec le concours financier de princes et des Églises réformées de toute l’Europe, car la chute de cette petite république aurait été une défaite de l’« Internationale protestante ». Dans le mythe comme dans son envers, les deux cités semblent donc analogues, en ce qui concerne l’affrontement des controverses au moins.

Pourtant, elles ne peuvent pas être identiques car elles ne s’inscrivent pas dans la même économie du salut, ni dans la même ecclésiologie. Rome est au cœur d’une Église hiérarchique visible qui revendique son enracinement dans la tradition apostolique et dans le sang des martyrs de l’Église primitive. Depuis le concile de Trente, gouvernée par plusieurs papes remarquables et une administration curiale renouvelée dès 1588, Rome assure au présent la continuité et la rénovation permanentes de la tradition. La Rome de la Renaissance cherchait la source de son pouvoir dans les vestiges antiques romains ; la Rome baroque fouilla plutôt les catacombes à partir de 1578, déchiffra les inscriptions de l’Antiquité chrétienne, en même temps qu’elle se parait de nouvelles églises pour visualiser cette médiation nouvelle ancrée dans l’Église romaine chrétienne de l’Antiquité. Les arts furent mis au service d’une théologie des œuvres, illustrant la participation de l’homme à son salut. En refondant le pèlerinage médiéval autour des sept basiliques majeures, remises à la mode par Charles Borromée, Pie V et beaucoup d’autres, de nombreux guides et veduce diffusèrent à nouveau cette image de la Ville éternelle auprès des pèlerins. Une image tellement prégnante qu’elle fonde encore l’urbanisme du centre de Rome dans les constructions de l’unité italienne. Siège de la papauté, Rome devient le cœur de l’économie du salut pour les catholiques du XVIIe siècle. Elle seule décide de la fabrication des saints pour récompenser les mérites et proposer des modèles édifiants au monde. Rome exporte indulgences, jubilés et reliques pour valoriser sa fonction sacrale.

Au contraire, dans l’Église protestante, marquée par l’invisibilité des élus et le sacerdoce universel, Genève est certes devenue, après Calvin, un modèle de cité sainte où les déviances sont traquées sous l’œil vigilant des pasteurs et des magistrats, non sans conflits ni sans résistances, mais elle ne peut être qu’une Église réformée parmi d’autres, sans prééminence, comme le manifestent les choix des Églises de France, d’Écosse, des Pays-Bas.

Voilà pourquoi, si Genève peut être comparée à Rome, l’analogie a ses limites. Elle s’inscrit dans un temps très bref, le XVIe siècle, car, dès le XVIIe siècle, le magistère genevois est concurrencé par celui établit dans d’autres villes, comme Saumur ou Leyde, où vivent d’éminents théologiens réformés, puis, à l’aube du XVIIIe siècle, par le prophétisme cévenol. Le libéralisme théologique introduit par Jean-Aphonse Turrettini conduit L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à présenter Genève comme une ville des Lumières et de déistes, au grand dam de ses habitants et de Rousseau, mais peut-être pour mieux déprécier encore le chef-lieu de l’« infâme catholicité ». Surtout, limitée dans le temps, l’analogie des deux cités-Églises ne doit pas cacher la différence entre leurs fonctions respectives à l’intérieur de leur bloc confessionnel. Genève n’a jamais prétendu être une troisième Rome, comme le revendiquait Moscou.

Du moins cet affrontement des deux villes a-t-il façonné leur identité et leurs paysage urbain. Quoi de commun entre la Rome triomphante baroque et l’austérité genevoise de la citadelle réformée ? Peut-être d’avoir toutes deux atteint une certaine universalité. La Rome pontificale a assuré l’héritage impérial chrétien. Cité refuge marquée par l’accueil provisoire ou définitif des persécutés de tout poil, jusqu’au anarchistes et révolutionnaires du XIXe siècle, Genève héberge des organisations internationales, non gouvernementales et interconfessionnelles chargées de la paix, de la législation du travail, du secours des plus démunis et du dialogue entre religions.

JEAN-MARIE LE GALL

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