Histoire du christianisme

Les saints et leur nation
(XIVe-XXe siècle)

Les saints du Paradis sont a priori étrangers aux divisions politiques de ce bas monde : pourtant, à Rome et dans les grandes capitales, on trouve Saint-Louis-des-Français, Saint-Jacques-des-Espagnols, Saint-Nicolas-des-Lorrains, Saint-Jean-des-Florentins. Les communautés humaines – villes, provinces ou nations chrétiennes – peuvent donc s’associer à un saint. Le choix d’un prénom-marqueur, comme Yves en Bretagne, Martial en Limousin, Claude en Franche-Comté… appartient aux pratiques familiales les plus ordinaires. Dans certaines villes, des processions rassemblent toute la population autour d’un saint, placé au cœur de la religion civique : sainte Geneviève à Paris, saint Nicolas à Bari ou saint Janvier à Naples… Certaines fêtes de saints sont enfin des fêtes nationales ; en France, la Saint-Denis à la fin du Moyen Âge, la Saint-Louis sous l’Ancien Régime ou, encore aujourd’hui, la Saint-Patrick en Irlande ou la Saint-Wenceslas en Bohème. Même la Grande-Bretagne, passée au protestantisme, se donne en 1801 un drapeau, l’Union Jack, qui mêle les croix de saint André, de saint Georges et de saint Patrick, respectivement patrons de l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande.

Dès leur naissance, les nations tirent profit de la gloire des saints. Elles sont fières d’avoir un saint patron ancien, qui inscrit leur évangélisation et la reconnaissance de leur existence dans les temps apostoliques et leur donne l’étiquette d’un peuple élu de l’Église primitive. L’Espagne est honorée d’avoir été évangélisée par l’apôtre saint Jacques lui-même, comme la France par Denys l’Aréopagite, disciple de saint Paul. Lorsque, à la fin du XVIe siècle, la critique ébranle ces légendes, elle rencontre scepticisme, voire opposition. Ainsi, Philippe III intervient auprès de Rome, en 1602, pour que le texte de la mission de saint Jacques en Espagne soit maintenu dans le bréviaire romain.

Les nations affectionnent les saints patrons ayant exercé un apostolat universel ou recevant un culte généralisé, alors que les villes, dans le royaume de Naples par exemple, sont soucieuses d’avoir un patron très local. Saint Georges est ainsi le saint tutélaire de l’Angleterre, de Gênes, de Malte, de la Catalogue, du Portugal, de Hanovre et d’innombrables villes allemandes.

Voilà qui conduit ces nations et cités à capitaliser les reliques, à l’heure de la confessionnalisation, par l’établissement d’hagiographies nationales, comme le Catalogus sanctorum Italiae (1613), la Bavaria sacra (1615) ou le Martyrologium gallicanum (1626). Y figurent les saints « indigènes » ayant vécu dans ces pays, ou dont les restes y reposent, ce qui permet de capter une grande part du martyrologue universel au profit de chacun. Avec près de soixante mille cinq cents saints, dénombrés par André Du Saussay en 1626, la France ne doute pas de mériter son titre de fille aînée de l’Église.

L’époque moderne se caractérise cependant par l’attachement croissant à l’autochtonie du saint patron. Saint Georges serait un Breton, peut-être né à Coventry, et non plus un Cappadocien. Les Portugais revendiquent saint Antoine de Padoue, car il est né à Lisbonne. Lorsque Raymon de Peyñafort est canonisé en 1601, sa mère patrie catalane en fait aussitôt son saint patron. Naples agira de même avec saint Alphonse de Liguori. Les saints modernes, dont l’origine s’inscrit dans les cadres politiques existants, se prêtent plus aisément que les anciens saints à cette appropriation nationale. Encore que cela n’aille pas toujours de soi, en raison des mutations frontalières. Ignace est certes né dans la Navarre espagnole, mais ce royaume est revendiqué et en partie détenu par la France, et l’ordre jésuite a été fondé à Paris. La monarchie du Très Chrétien n’entend donc pas laisser la sainteté d’Ignace glorifier exclusivement la monarchie catholique. Mais la nationalité des saints modernes peut nuire à leur réception chez l’adversaire. Les gallicans ont ainsi été soucieux de contrer le rayonnement des canonisations romaines des XVIe-XVIIIe siècles, qui favorisent les sains d’origine ibérique et italienne.

Ces saints patrons sont des protecteurs de la nation, et du sort de ses armes. Nombre d’ordres de chevalerie sont placés sous leur patronage, comme la Jarretière sous celui de Saint-Georges en Angleterre ou les ordres de Saint-Michel et de Saint-Louis en France. Saints Georges combattant le dragon devient le symbole de l’Angleterre luttant contre ses adversaires successifs – le papisme, la France ou l’Allemagne. Saint Jacques a été matamoros, « tueur de Maures », puis est devenu, avec l’expansion castillane, mataindios, « tueur d’Indiens ». En France, saint Denis et saint Michel ont été largement invoqués contre l’’ennemi anglais au Moyen Âge. À partir du XIXe siècle, la figure de Jeanne d’Arc boutant l’étranger hors de France a été mobilisée contre l’Angleterre et surtout contre l’Allemagne. Mais elle a aussi été exploitée dans les débats politiques internes.

Il existe en effet plus d’une conception de la nation et, comme la promotion sur les autels incombe à Rome, voilà deux paramètres qui font choix du saint patron un enjeu éminemment politique, à l’heure de la sécularisation.

Pour certains, s’il est possible de choisir un avocat céleste, le patron est élu par Dieu et s’inscrit dans un ordre divin inviolable. Malgré le souhait des cortès castillanes et l’approbation romaine, la monarchie catholique a renoncé en 1630 à ériger sainte Thérèse comme co-patronne de l’Espagne, parce qu’elle aurait attenté au monopole inaliénable de saint Jacques. Le patron est donc supérieur à l’ordre politique et s’impose à lui, comme il le supplée lorsque le premier défaille. La couronne de saint Étienne ou de saint Wenceslas incarnent l’éternité transcendante de la Hongrie ou de la Bohème, malgré tous les accidents historiques.

Mais la promotion d’un saint au patronage national, ou le déclassement d’un autre, témoigne du fait que la nation est bien une construction historique. Lorsque Henri VIII rompt avec Rome, il fait détruire les reliques de saint Thomas Becket et toutes ses représentations, de peur de voir ce martyr des rois d’Angleterre exciter le zèle de ceux qui s’opposent à la rupture avec Rome. La canonisation de Jean Népomucène, au XVIIIe siècle, consacre la reconfiguration tridentine de la Bohème : jusqu’alors marquée par l’Église utraquiste et la figure de Jean Hus, elle devient ainsi l’ultime rempart de catholicité.

En France, la Révolution impose une conception politique de la nation qui se forge en partie contre le catholicisme. Tandis que des reliques insignes, comme celles de sainte Geneviève, sont brûlées, le pouvoir valorise en miroir le culte des saints martyrs de la Révolution. Au XIXe siècle, pour aider le clergé à se dégager de l’État, Rome canonise beaucoup de Français du « siècle de saints », le XVIIe, jusque-là suspecte de jansénisme ou de gallicanisme. Au début du XXe siècle, l’affrontement entre cléricaux et républicains se saisit de la sainteté, ce qui conduit à la béatification des ursulines de Compiègne, en 1905, ou à la présentation de la cause des différents martyrs de la Révolution, ceux des carmes en 1906 (canonisation en 1926), ceux d’Angers (béatification en 1984). Ils symbolisent l’attachement à la foi, contre la Révolution impie. Mais ils ne peuvent prétendre rassembler la nation. En revanche, les deux camps se disputent largement Jeanne d’Arc. Michelet y voit une fille du peuple, lâchée par son roi et brûlée par l’Église. Cette dernière ne saurait l’admettre, et introduit la cause de canonisation et de réhabilitation en 1894, qui aboutit en 1926, au moment même ou Rome condamne l’Action française. Or la droite nationaliste voit en Jeanne le symbole de la lutte contre tous ceux qui souillent à ses yeux la France – protestants, francs-maçons, socialistes, juifs – et s’empare à nouveau de sa figure mythique, contre les évidences religieuses d’autrefois.

Avec la sécularisation, le culte des saints diminue, mais ils restent présents dans les conflits de mémoires autour des nations et des villes, petites et grandes, preuve que les saints peuvent encore servir la mobilisation communautaire, de façon tout à fait indépendante des politiques cléricales ou des catéchèses.

JEAN-MARIE LE GALL

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