Histoire du christianisme

L’Orthodoxie russe
Monolithisme et déchirures (XVIe-XVIIIe siècle)

La métropole de Rhossia, créée à la fin du Xe siècle, après la conversion du prince Vladimir, préserve son unité et demeure sous la tutelle du patriarcat byzantin jusqu’en 1448. Elle devient alors autocéphale, parce qu’elle rejette l’union de Florence (1439) que les Byzantins ont provisoirement acceptée. Mais, comme le métropolite russe (chef de cette Église) est élu à Moscou, à l’instigation du souverain local, le roi de Pologne refuse dès 1458 de reconnaître son autorité et soustrait ainsi à la métropole russe près de la moitié de ses diocèses. Dès lors coexistent une Église orthodoxe russe dont le ressort coïncide très vite avec les limites de la Moscovie, puis de l’Empire russe. Les liens entre l’Église et l’État se resserrent encore pendant la période moderne, où la foi orthodoxe joue un rôle central dans la constitution d’une identité nationale. Pourtant, l’Église russe doit aussi faire face à d’importantes dissidences.

Du patriarcat au saint-synode : l’Église bureaucratisée

Les rapports entre l’Église et l’État évoluent dans le sens d’une subordination toujours plus forte du spirituel au temporel. Entre 1448 et 1547, le grand prince de Moscou est l’arbitre de l’élection du métropolite russe et s’assure que les évêques suffragants, en particulier celui de Novgorod, demeurent dans son obédience. Ivan III (1462-1505), Vasilij III (1505-1533) et les boyards qui assurent la régence pendant la minorité d’Ivan le Terrible (1533-1547) n’hésitent pas à déposer les prélats qui les incommodent. L’instabilité cesse lorsque Macaire, l’une des grandes figures ecclésiastiques de son temps, devient métropolite (1542-1563).

Macaire est l’ordonnateur du couronnement impérial d’Ivan le Terrible (16 janvier 1547), qui refonde le régime monarchique russe sur le modèle byzantin. Il encourage aussi le tsar à conquérir les khanats (royaumes dirigés par un khan) tatars de Kazan et d’Astrakhan (1552-1556). Cette victoire, qui ouvre aux Russes un accès à la Caspienne et à la Sibérie, est célébrée par l’érection de l’église connue sous le nom de Basile-le-Bienheureux, sur la place Rouge (1555-1560), et, surtout, par la fondation d’un archevêque orthodoxe à Kazan (1555), qui devient ainsi l’avant-poste de l’Orthodoxie.

Les Russes se contentent toutefois d’avoir un métropolite au côté de leur tsar et Ivan le Terrible n’hésite pas à faire déposer, puis assassiner l’un des successeurs de Macaire, Philippe Kolytchev (1569). Une nouvelle étape est franchie en 1589, sous le règne de Fedor, fils d’Ivan le Terrible, qui obtient du patriarche de Constantinople la création d’un patriarcat russe. Cette fois, le modèle byzantin est restauré, à Moscou. L’Église peut jouer un rôle décisif dans les affaires de l’État. En 1598, quand s’éteint la dynastie moscovite, le patriarche Job appuie l’élection du tsar Boris Godounov. Lors des temps des troubles, un autre patriarche, Hermogène, appelle la population à n’accepter qu’un tsar russe et à bouter les Polonais hors du pays (1610-1612). Le sentiment national en formation repose désormais sur cette identité entre Russe et orthodoxe. Enfin, la Russie connaît une situation rappelant celle de la Serbie médiévale, lorsque le tsar est Mikhail Fedorovitch Romanov (1613-1645) et le patriarche, son propre père, en religion Philarète (1619-1633).

Pourtant, la période patriarcale ne dure qu’un siècle (1589-1700). En effet, à la mort d’Hadrien, qui avait souvent fulminé contre l’occidentalisation des mœurs, Pierre le Grand laisse le trône patriarcal vacant pendant vingt ans et met les ressources de l’Église en coupe réglée, pour servir l’effort de guerre contre la suède. De plus, il limite strictement l’accès des jeunes gens à la carrière monastique et proclame la tolérance des cultes non orthodoxes chez les sujets non russes. Finalement, il impose à l’Église un règlement ecclésiastique qui la subordonne à l’État (1720). Le patriarche est remplacé par un saint-synode, assemblée ecclésiastique que préside, à partir de 1722, un ober-prokuror laïque, désigné par l’empereur. Le clergé doit jurer fidélité au tsar et veiller à la loyauté des fidèles, sans même pouvoir s’abriter derrière le secret de la confession. Catherine II parfait cette œuvre en procédant à la confiscation des biens d’Église, en 1764.

Du Stoglav au Raskol : discipline et dissidences

Le début du règne d’Ivan le Terrible, entre 1547 et 1564, n’est pas seulement marqué par le couronnement impérial et la prise de Kazan, mais aussi par d’importantes réformes. L’œuvre accomplie dans l’Église est d’abord celle de Macaire, mais le tsar s’y intéresse de près. Le synode de 1547 est le premier à proposer des « nouveaux » saints russes à la vénération des fidèles. En 1551, le synode des Cent chapitres (Stoglav) s’efforce de restaurer la discipline, au sein du clergé comme parmi les fidèles, et de développer à tous les échelons une administration ecclésiastique qui échappe aux ingérences des laïcs. C’est aussi cette assemblée qui prescrit aux peintres d’icônes de prendre pour modèle la Trinité de Roublev.

Un siècle plus tard, cependant, la nécessité d’encadrer mieux encore les fidèles et de corriger les leçons fautives des livres liturgiques est vivement ressentie dans les hautes sphères de l’Église. Un cercle de « zélateurs de la piété » qui entend mener à bien ces tâches se forme auprès du tsar Alexis (1645-1676). En 1652, l’un de ses membres, Nikon, est fait patriarche. Il lance alors une série de réformes précipitées qui suscitent le rejet chez ses anciens compagnons, en particulier l’archiprêtre Avvakum. En effet, par souci d’être en parfaite conformité avec le rite grec, Nikon ne corrige rien de moins que l’’orthographe du nom de Jésus, la façon de faire le signe de croix ou de prononcer l’alléluia… Pour les tenants de la dévotion traditionnelle, ou vieux-croyants, ces innovations annoncent le règne de l’Antéchrist. Nikon les fait d’abord taire en les intimidant ou en les exilant, comme Avvakum. Mais l’impérieux patriarche se brouille avec le tsar et renonce à exercer sa charge en 1658. Une période confuse s’ouvre, au cours de laquelle les vieux-croyants multiplient pétitions et protestations, tout en construisant de véritables réseaux.

Le tsar convoque un concile en 1666. L’assemblée dépose Nikon, consacrant ainsi l’abaissement de la fonction patriarcale. Mais elle condamne aussi comme schismatiques (raskolniki) les défenseurs de la vieille foi. Avvakum et ses plus ardents compagnons sont exilés au-delà du cercle polaire. Ils continuent néanmoins à témoigner et leurs œuvres sont diffusées clandestinement. Ils sont finalement brûlés en avril 1682. D’autres martyrs sont déjà apparus, comme la boyarine Morozova, morte en exil en 1675, ou les moines de la fameuse abbaye de Solovki, sur la mer Blanche, que les troupes du tsar prennent d’assaut en 1676. La déchirure ne fait que s’élargir, car les moujiks des campagnes reculées ou les cosaques des confins de la Russie entrent en contact avec de vieux-croyants en rupture de ban et sont souvent réceptifs à leur message. De son côté, l’Église dénonce tous ceux qui lui résistent comme des « schismatiques ». Il est donc trompeur de parler « du » Raskol. Dès 1694, on distingue deux grandes mouvances, les « presbytériens » (popovtsy) et les « sans-prêtres » (bespopovtsy). D’autre part, la résistance prend une infinité de formes locales : communautés paramonastiques, familles de marchands-entrepreneurs combinant mystique et textile, vagabonds prêchant la fin du monde, bandes de rebelles rançonnant les campagnes…

Si Pierre le Grand accorde une tolérance précaire aux vieux-croyants en 1716, à charge pour eux de se faire enregistrer et de payer double impôt, les défenseurs de la vieille foi demeurent en rupture avec l’État et l’Église et sont persécutés, par intermittence, jusqu’en 1905. Malgré ces difficultés extrêmes, ou à cause d’elles, ils créent et conservent un important patrimoine textuel qui constitue la première littérature dissidente en Russie (l’un de ses fleurons est l’autobiographie de l’archiprêtre Avvakum).

PIERRE GONNEAU

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