Histoire du christianisme

Jean-Marie-Baptiste Vianney, curé d’Ars (1786-1859)

Le saint curé. C’est à travers ces deux mots qu’on désignait déjà, de son vivant, celui qui allait devenir le bienheureux (1905) puis le saint (1925) curé d’Ars, patron des curés de France (1905) puis de l’univers (1929), celui dont le pape Jean XXIII célèbre en juillet 1959 l’« admirable figure sacerdotale », celui en qui le pape Jean-Paul II, qui se rend en personne à Ars le 6 octobre 1986, glorifie le « pasteur hors pair qui a illustré à la fois l’accomplissement plénier du ministère pastoral et la sainteté du ministre ». La consécration d’un simple prêtre n’allait pas de soi en ce XIXe siècle où le catholicisme, restauré au lendemain de la Révolution, a donné naissance à un clergé salarié par l’État, soumis à la double tutelle de l’évêque et du préfet, dont l’existence était bornée par l’étroitesse des horizons villageois, les multiples obligations du ministère rural et l’autorité concurrente du maire et de l’instituteur.

Au cœur d’une sainteté, il y a à la fois l’exemplarité et l’exceptionnalité. Né le 8 mai 1786 à Dardilly, près de Lyon, au sein d’une famille de paysans propriétaires, le futur curé d’Ars a sept ans lorsque la Convention entreprend de « déchristianiser » la République ; il se confesse à onze ans auprès d’un prêtre réfractaire ; il communie à treize ans dans une grange. L’expérience de la persécution religieuse a, chez cet enfant pieux – « il était presque continuellement occupé à prier », dira un témoin –, à la fois fortifié et simplifié la foi. Des missionnaires clandestins qui, au péril de leur vie, lui ont porté les sacrements, il retiendra « l’éminente dignité du prêtre » : « Si je rencontrais un prêtre et un ange, je saluerais le prêtre avant de saluer l’ange ». De l’expérience de la déchristianisation, il conclura à la nécessité de remettre Dieu et les sacrements au cœur de la vie religieuse des populations : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre, on y adorera les bêtes, dit-il ; là où il n’y a plus de prêtre, il n’y a plus de sacrifice, et là où il n’y plus de sacrifice, il n’y a plus de religion. » Jean-Marie Vianney appartient à la génération des jeunes prêtres de la Restauration ; il en partage les origines majoritairement rurales, la formation accélérée, l’ardeur, l’intransigeance et la piété. Formé sur le tard par les soins d’un prêtre austère, Charles Balley, ancien génovéfain, il n’a pas fréquenté le petit séminaire, mais une simple « école presbytérale » ; il a déserté en octobre 1809 pour ne pas partir faire la guerre en Espagne et s’est réfugié quatorze mois dans les monts de la Madeleine ; il maîtrise mal le latin : il sera exclu en décembre 1813 du grand séminaire Saint-Irénée de Lyon comme debilissimus et subira son examen de théologie en français. Il est ordonné prêtre à l’âge de vingt-neuf ans, en pleine déroute, à Grenoble, le 13 août 1815 ; et aussitôt placé en « formation continue » auprès de M. Balley, comme vicaire à Écully, aux portes de Lyon.

Ce jeune prêtre mal doté hérite en 1918 d’une paroisse infime, toute rurale : Ars-en-Dombes, de l’autre côté de la Saône, au-dessus de Trévoux, compte environ deux cent cinquante habitants ; elle est restée huit ans sans prêtre et le clocher de son église a été abattu en l’an II. M. Vianney y demeurera jusqu’à sa mort, quarante et une année durant. « Je désire une paroisse petite, que je pourrai mieux gouverner, et où je pourrai mieux me sanctifier », confie le jeune curé. Il conçoit son ministère comme une œuvre de conversion collective, vécue sous le signe de l’unanimité retrouvée, dans la crainte du Jugement. La conversion du village apparaît d’abord à travers un témoignage personnel, dont se fera encore l’écho en 1862 un fermier du village : « Lorsque M. Vianney fit son entrée dans la paroisse, il nous parut d’abord plein de bonté, de gaité et d’affabilité ; mais jamais nous ne l’aurions cru si profondément vertueux. Nous remarquâmes qu’il allait souvent à l’église et qu’il y restait longtemps. Le bruit ne tarda pas à se répandre qu’il menait une vie très austère. Il n’avait point de servante, n’allait point diner au château comme son prédécesseur, n’allait pas visiter ses confrères et ne les recevait pas chez lui. Ce qui nous frappait aussi beaucoup, c’est qu’on s’aperçu tout d’abord qu’il ne gardait rien ; nous étions ravis d’une conduite aussi peu commune et nous nous disions dès lors : notre curé n’est pas comme les autres. » Une rumeur se répand : le curé se nourrit de pommes de terre avariées ; il multiplie les jeûnes et les macérations ; un vacarme étrange se fait parfois entendre au presbytère : c’est le diable, le « grappin ». Cette perception toute locale d’une « sainteté » s’accompagne d’une pastorale cohérente, destinée à provoquer le « retour » des habitants à la pratique religieuse. Elle passe d’abord par les jeunes filles, organisées en confrérie ; puis par la lutte contre le cabaret et le bal, quitte à heurter de front les jeunes du village ; enfin par les pères de famille, appelés à rétablir leur autorité sur les enfants et leurs domestiques. Elle passe aussi par la restauration matérielle de l’église (le curé y engloutit son maigre héritage), par la solennité du culte et par l’observation des pratiques chrétiennes : à Ars, on ne travaille pas le dimanche, et, en 1855, seuls sept à huit habitants ne font pas leurs Pâques. Le 6 août 1823, le curé emmène en bateau puis à pied son « peuple » en procession au sanctuaire mariale de Lyon, Notre-Dame de Fourvière, « précédé de trois belles bannières, chantant des cantiques, des hymnes, récitant le chapelet ». La conversion collective d’Ars semble achevée.

Un fait nouveau pourtant vient menacer cette unanimité retrouvée : la naissance d’un pèlerinage – pratique individuelle, pénitentielle, parfois « panique » – avec la paroisse – pratique collective, quotidienne, usuelle –, le curé d’Ars entre résolument, à son plus grand désarroi (par deux fois, en 1843 puis en 1853, il tentera de fuir le village pour aller « pleurer sa pauvre vie » et « se préparer à la mort »), dans la modernité du XIXe siècle. Loin de pouvoir trouver la paix du cœur dans un « îlot de chrétienté », il doit affronter le vent du large, l’individualisation des conduites religieuses, la déchristianisation des campagnes et des villes, les conséquences religieuses de l’industrialisation et de l’urbanisation, la quête éperdue du pardon, de la guérison et du salut, sans compter la jalousie de ses « confrères ». La naissance de la réputation locale du curé d’Ars date des missions de la Restauration lorsqu’’à la fin des années 1820 il est invité à prêcher dans les communes environnantes, jusqu’à Trévoux et Villefranche : déjà, il voit son confessionnal assailli de pénitents. La « rumeur d’Ars » s’étend. Quand la révolution libérale de juillet 1830 interdit les missions, c’est à Ars même que viennent ceux qui veulent voir, entendre, toucher le « saint curé » qui se mue en un « missionnaire immobile ». Dans les années 1850, ce sont soixante mille à quatre-vingt mille pèlerins qui se pressent chaque année à Ars, à pied, à cheval, en diligence ou depuis les gares proches. La vie du prêtre en est bouleversée : « prisonnier des âmes », il confesse sans cesse, huit à douze heures par jour, selon les saisons, et prêche le catéchisme devant des foules attentives à l’école de la Providence. Sa réputation grandit ; les voyageurs, les lettres affluent au village qui se dote d’autels, de commerces, de voituriers. À travers le sacrement de pénitence, on va à lui comme à un voyant qui révèle le passé, le présent et l’avenir ; comme à un thaumaturge qui guérit les âmes, mais aussi les corps, à l’instar de sa « petite sainte », Philomène, dont il répand le culte et jusqu’au prénom ; comme à un « saint vivant » dont on multiple l’image (« mon carnaval », disait-il) et auquel on arrache au passage les cheveux. Lorsqu’il s’éteint, le 4 août 1859, à l’âge de soixante-treize ans, entouré de son évêque et d’un clergé nombreux, habitants et pèlerins se disputent son corps : Jean-Marie Vianney a pris place dans l’histoire du catholicisme français comme « curé universel ».

PHILIPPE BOUTRY

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