Histoire du christianisme

Pie X, l’enfance spirituelle et la communion privée

À en croire son entourage, le pape Pie X pleura de joie lors de la publication, le 8 août 1910, du décret Quam singulari, qui instituait officiellement la communion privée. Il y voyait la reconnaissance de l’amour singulier de Jésus à l’égard des petits enfants, tel que le rapportent les Évangiles de Marc et de Matthieu.

À vrai dire, Rome n’innovait guère en la matière. Le concile de Latran IV avait, jadis (1215), prévu la confession et la communion des enfants à partir de l’âge de discrétion ; c’est-à-dire dès six ou sept ans, lorsqu’il leur était possible de prendre conscience de la malice de leurs actes et de distinguer le pain eucharistique du pain ordinaire. Au XVIe siècle, les Pères du concile de Trente avaient entériné les dispositions antérieures. Ces décisions furent précisées par la suite, notamment lors du concile romain tenu sous le pontificat de Benoît XIII : cet âge de discrétion correspondait à l’acquisition de l’usage de la raison, du sens de la liberté, donc de la responsabilité ; sans oublier la nécessité, pour l’enfant, de posséder une connaissance élémentaire des choses de la foi.

Au cours du XIXe siècle, nombre de témoins attestent la pratique de la confession des petits ; cela, malgré une réelle inquiétude au sein du clergé. Ses membres se sentaient, en effet, partagés entre la crainte d’en apprendre trop aux enfants, à l’intérieur du confessionnal et celle de permettre au mal de s’enraciner s’ils négligeaient de les interroger. La réticence était beaucoup plus forte en ce qui concerne la communion. Les prêtres redoutaient de voir les enfants manifester trop peu de respect à l’égard de l’eucharistie. L’influence latente du jansénisme et, plus largement, d’un rigorisme ambiant freinait la communion fréquente, a fortiori celle des petits enfants. Les jeunes gens ne pouvaient s’approcher de la sainte table qu’à l’âge de douze ou treize ans, lors d’une première communion qui était l’aboutissement de l’enseignement du catéchisme depuis le début du XVIIe siècle. Cette première communion, célébrée à l’issue d’une préparation ascétique et morale effectuée sous la conduite du curé, constituait, tout à la fois, une cérémonie et une fête paroissiale.

Les attitudes évoluent lentement au cours du XIXe siècle. Alors monte un désir nouveau d’eucharistie, dont témoigne la fondation d’une série d’œuvres, telle l’Adoration perpétuelle, ainsi que la tenue de congrès eucharistiques nationaux et internationaux. Sous le pontificat de Léon XIII, ici et là, des différends opposent un bas clergé désireux d’admettre les enfants à la communion avant l’âge de douze ans aux évêques réticents à l’égard de cette pratique. Le pape, consulté en 1888 à l’occasion d’un tel désaccord survenu dans le diocèse d’Annecy, donne raison à ceux qui souhaitent admettre les enfants à la sainte table. Quelques années plus tard, Mgr Sarto, le futur Pie X, alors évêque de Mantoue puis patriarche de Venise, se montre fervent partisan de la communion des petits. Il a rédigé à leur intention un catéchisme en un langage imagé et facile.

Devenu pape, Pie X, par un décret daté du 20 décembre 1905, invite à la communion fréquente, c’est-à-dire quotidienne et non plus hebdomadaire. Ainsi triomphe la conception d’une communion « présentielle », d’un pain quotidien qui entretient en permanence dans le for intérieur des fidèles, aux dépens d’une conception ascétique, qui conduisait à singulariser l’eucharistie comme une récompense. Le décret Quam singulari s’inscrit dans cette logique. Il reprend les décisions des conciles de Latran IV et de Trente. Il y ajoute l’accent mis sur la responsabilité des parents, notamment du père, en matière d’éducation religieuse et morale des petits. Dès lors, le curé n’est plus le seul concerné.

Reste à interpréter le mouvement qui a conduit au décret. Pour cela, il nous faut retracer l’histoire de l’attention théologique portée à l’enfance de Jésus, dans la mesure où cela éclaire notre objet. Au cours du Moyen Âge, le cycle de l’enfance du Christ est souvent figuré. Il constitue, avec celui de la Passion, le thème privilégié des dialogues, des jeux liturgiques. L’intérêt ainsi manifesté pour ce qui concerne l’Enfant-Dieu s’accorde alors à la dévotion de saint Bernard pour l’enfance du Christ, puis à celle du mouvement franciscain à l’égard de la crèche. L’invitation des fidèles à une enfance spirituelle, inscrite dans le message évangélique, se retrouve dans les Exercices d’Ignace de Loyola. Au XVIIe siècle, nous l’avons vu, le cardinale de Bérulle comme Marguerite du Saint-Sacrement, qui célèbrent à la fois les abaissements et les attraits des premières années de Jésus, encouragent l’acquisition d’un esprit d’enfance. Ce que conforte, à la même époque, la ferveur à l’égard de l’Enfant-Jésus de Prague.

Bien que cette forme de spiritualité semble s’être affaiblie par la suite, ce culte de l’enfance du Christ demeure très vivant au XIXe siècle, favorisé par l’ascension de celui de la sainte Famille. Le message de Thérèse Martin, presque contemporain de l’œuvre de Pie X, témoigne du climat spirituel dans lequel a germé le décret Quam singulari.

Il est une série de processus englobants qui contribuent, tout autant, à expliquer la décision de 1910. L’historien Philippe Ariès et d’autres après lui ont souligné, naguère, l’ascension progressive de l’enfance en Occident. De grands textes littéraires, ceux de Rousseau et de Stendhal par exemple, témoignent de ce mouvement. Celui-ci s’accorde, en outre, à l’essor de la sphère privée et à la densification des sentiments qui s’opère en son sein ; processus complexe, préparé, à partir du concile de Trente, par le dessin nouveau d’une spiritualité conjugale, puis accéléré par le succès du thème de l’âme sensible et du modèle nouveau du mariage amoureux. Dans le domaine de la piété, cela se traduit par l’existence d’un culte familial, fait de prières récitées en commun, parfois à l’intérieur de petits oratoires domestiques. Au cours du XIXe siècle se diffuse une imagerie religieuse qui impose une sensibilité séraphique. Le couple insistant de l’enfant et de son ange gardien, le modèle proposé par la personne de Louis de Gonzague, la figure de Tobie de la Bible, dont on fait alors un enfant, illustrent ce climat.

Il est aussi des motifs d’ordre pastoral à l’instauration de la communion privée : l’Église, qui perd son influence sur les hommes, compte sur les femmes, sur les mères éducatrices, pour enrayer la déchristianisation, notamment dans le cadre de la famille bourgeoise. Tout cela explique l’insistance de Léon XIII, puis de Pie X, sur la nécessité de faire de la communion des petits un acte privé, centré sur l’intimité du foyer familial, dispensateur d’une éducation morale et religieuse.

En 1910, des prescriptions très sévères ont été adressées par Rome, afin de faire connaître rapidement le décret Quam singulari. Malgré une résistance manifeste au sein de la masse des fidèles et du clergé, le texte a été assez vite appliqué, notamment dans les pensionnats. C’est pourquoi la première moitié du XXe siècle constitue l’apogée de la communion privée. Le 3 juin 1951, le pape Pie XII souligne ce succès lors de la béatification de Pie X. Selon lui, c’est à ce dernier qu’il était « revenu de donner Jésus aux enfants et les enfants à Jésus ». La communion privée avait favorisé l’éclosion des vocations sacerdotales et préparé l’expansion de l’apostolat laïc.

On ne peut nier que, depuis le milieu du XXe siècle, la pratique de la communion privée se soit affaissée ; processus, à première vue, paradoxal si l’on songe à l’importance que l’Occident accorde désormais à l’enfant roi. Certes, il est difficile, à propos de ce relatif déclin, de distinguer ce qui relève du processus global de déchristianisation de ce qui résulte d’une modification des catholiques pratiquants. La communion privée continue, en effet, d’être célébrée dans les milieux les plus fervents.

Cela dit, elle a sans doute pâti de l’incontestable recul de la confession auriculaire, en général. En matière d’éducation religieuse des petits, l’accent est souvent mis sur un progressif éveil à la foi plutôt que sur l’inculcation de la crainte du péché et sur la nécessité de la contrition. N’y avait-il pas, en effet, quelque discorde entre la volonté de susciter un sentiment de culpabilité, voire de responsabilité, dès l’âge de six ou sept ans, et dans la société globale, le report de la malice des actes bien au-delà de cet âge ?

On peut aussi penser que le retrait du culte familial, fût-ce au sein des milieux pratiquants, ainsi que celui de la dévotion à l’Enfant-Jésus ont joué contre le maintien d’une pratique massive de la communion privée.

Quoiqu’il en soit, du temps de sa plus grande extension, celle-ci créait un mouvement d’intense émotion chez les petits et leurs parents. Elle favorisait une prise de conscience précoce de la responsabilité. Elle permettait de resserrer les liens affectifs entre les membres de la famille restreinte. Son déclin, même relatif, sanctionne celui des techniques mentales qui se réfèrent à l’examen de soi, à la méditation, à la contemplation. La brève histoire de la communion privée, insérée dans celle, beaucoup plus large, de l’enfance spirituelle, constitue un indicateur de l’évolution de la piété au sein de l’Église catholique.

ALAIN CORBIN

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