Histoire du christianisme

Deux siècles de querelles autour de l’art sacré

Art sacré ? art religieux ? art chrétien ? Ce n’est sûrement pas le lieu pour entamer un tel débat. Vu de loin, on retient surtout le vif contraste entre un XIXe siècle « Saint-Sulpice » et un XXe siècle réveillé par la revue L’Art sacré. En fait, des querelles presque incessantes sur le sujet traversent ces deux siècles : celles qui opposent partisans et adversaires du gothique, autour des Annales archéologiques de Didron (vers 1850), n’ont rien à envier aux polémiques des années 1950. On peut dire que toute l’époque ne cesse de s’interroger sur l’orientation et les problèmes de l’art religieux.

Au sortir du séisme révolutionnaire, beaucoup ne rêvent que de « restauration » ; peu désirent innover. De toute manière, les ressources sont faibles et les commandes, rares. Les arts mineurs reviennent aux formes de l’Ancien Régime ; l’architecture reste fidèle au style « néo-classique » : plan basilical, façade à fronton et colonnade, voûte en plein cintre et chevet en cul-de-four. Ce n’est que durant les années 1840 que la demande s’accroit par suite d’un puissant réveil catholique, tandis que le romantisme, en dépit de très vives oppositions, introduit une prédilection durable pour le style gothique. Ses défenseurs le disent plus économique, mais surtout idéalisent l’art du XIIIe siècle comme le seul véritablement chrétien. Les églises gothiques se multiplient en tous lieux, telle la basilique Sainte-Clotilde à Paris ; leur descendance sera innombrable. Sans parler des chantiers de restauration auxquels reste attaché le nom de Viollet-le-Duc. Les objets religieux prolongeront longtemps le succès précoce mais éphémère du style « troubadour » dans le mobilier et les arts décoratifs.

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, une réelle vitalité du catholicisme, conjuguée avec l’enrichissement général, maintient à un haut niveau la demande d’édifices et d’objets religieux. L’industrialisation de la production marque inégalement de son empreinte les divers secteurs ; du moins permet-elle de faire face aux besoins. À partir de 1850 environ se constitue autour de l’église Saint-Sulpice à Paris (donnant son nom à un « style ») une concentration commerciale qui fournit aussi la province et l’étranger, même si elle y rencontre de sérieuses concurrences (d’un « style » fort voisin). Elle se maintiendra jusqu’aux années du concile Vatican II.

Certains secteurs de l’art religieux sont peu touchés par l’industrialisation et par l’esthétique « Saint-Sulpice ». Ainsi, l’architecture s’en tient, jusque sur ses chantiers les plus prestigieux (Lourdes, Montmartre), à un timide éclectisme : néo-roman, néo-byzantin, néo-Renaissance. Seule la basilique de Fourvière, à Lyon, ose innover. Même l’emploi du fer ne révolutionne pas les formes. La peinture murale s’aligne, sauf exceptions, sur l’académisme ambiant. Les arts liturgiques – ornements et vases sacrés – restent surtout marqués par le goût médiéval.

On donne le nom de « Saint-Sulpice » à un ton de piété mièvre et facile, où convergent les héritages dégradés du maniérisme italien et du classicisme français (et des éléments rococo), avec les caractères d’une production industrialisée. Ses domaines de prédilection sont les éléments du décor des églises – vitraux, tableaux, meubles et surtout statues (c’est alors le règne du plâtre colorié) –, ainsi que les multiples « articles de piété » à usage privé, sans oublier l’imagerie religieuse. Le phénomène est largement international, et peut-être indéracinable ; mais il a évolué au cours du XXe siècle.

Contre cette dégradation de l’art religieux (ou du moins ce que l’on juge tel), les protestations se multiplient et s’intensifient après 1890. On cite toujours Huysmans ; il n’est ni le premier ni le seul à élever la voix. Une autre donnée importante est la mutation accélérée, en ce changement de siècle, des arts « profanes ». Pour nous en tenir à la peinture, et à un survol sommaire, on est passé, en trente ans, de Courbet à Picasso. Il était impossible que les arts religieux ne réagissent pas à ce changement de contexte.

De nombreuses tentatives ont lieu pour leur rendre (croit-on) une plus grande authenticité. Notons par exemple les efforts poursuivis par les moines de Beuron (Allemagne) et par les « confréries d’artistes » lancées à l’initiative des peintres Maurice Denis et Georges Desvallières. Le secteur qui change le plus vite est alors l’architecture, transformée par l’avènement du béton. L’emploi du « ciment armé » à Saint-Jean-l’Évangéliste de Montmartre ne modifie pas vraiment l’allure générale ; il faut attendre pour cela Notre-Dame du Raincy des frères Perret (1922). La même mutation triomphe plus nettement encore dans les pays germaniques.

Un nouveau tournant survient au cours des années 1925-1935. C’est d’abord, en 1925, l’exposition des Arts décoratifs ; ce nouveau style contribue à tourner les arts religieux mineurs vers un « néo-Saint-Sulpice » : davantage d’expressionnisme, davantage de schématisation. En 1931, le lancement dans le diocèse de Paris des « chantiers du cardinal » – une centaine d’églises nouvelles en quelques années – relance l’activité (après la reconstruction des années 1920), mais n’a qu’un effet artistique limité : il a fallu procéder avec économie, sauf en ce qui concerne quelques opérations de prestige (par exemple l’église du Saint-Esprit : néo-byzantin, béton et art déco).

Surtout, en 1935, est fondée la revue L’Art sacré, laquelle va tenir une place principale, pendant plus de trente ans, dans la rénovation des arts religieux. Elle est dirigée, de 1937 à 1954, par les pères dominicains Couturier et Régamey ; mensuelle avant la guerre, bimensuelle ensuite, jusqu’à sa disparition en 1969. Elle se montre très critique envers l’art du XIXe siècle, et soutient ardemment quelques grandes entreprises : la décoration de l’église d’Assy (Haute-Savoie), qui inclut le Christ contesté de Germaine Richier ; la chapelle de Vence (Alpes-Maritimes) conçue par Henri Matisse, aînée d’une grande famille de « chapelles d’artistes » ; la chapelle de Ronchamp (Haute-Saône), le couvent dominicain de l’Arbresle (Rhône) construits par Le Corbusier ; et bien d’autres.

De violentes polémiques éclatent, qui culminent en 1950-1952. Elles ont le mérite de poser quelques vraies questions. Et d’abord : qu’est-ce que l’art sacré ? Ou bien : l’art non figuratif est-il capable d’exprimer le sacré ? Et encore : un artiste personnellement incroyant peut-il faire une œuvre authentiquement religieuse ? Questions qui n’ont peut-être pas trouvé leur entière réponse ; mais le débat s’est peu à peu dépassionné et un vent nouveau a soufflé.

Une autre tempête se préparait : le concile Vatican II et la crise postconciliaire. Celle-ci s’accompagne d’un effondrement des vocations et de la pratique religieuse, d’où un considérable amenuisement de la demande pour les divers arts religieux. En matière d’architecture, s’y ajoute, pendant les années 1970-1980, le désir d’une « invisibilité » des édifices religieux, qui réduit les programmes ; la massive cathédrale d’Évry marque bien la fin de cette tendance. Les arts mineurs sont eux aussi concernés. La réforme liturgique a conduit à « nettoyer » les églises, parfois avec excès, et à adopter un décor plus sobre. Mais pas d’inquiétude : le « Saint-Sulpice » se porte bien !

Pourquoi cette longue crise de l’art sacré contemporain ? On pense évidemment à l’évolution du sentiment religieux. Il faut aller plus loin : cette crise ne fait que refléter le redoutable divorce entre le catholicisme et la civilisation issue de la pensée des Lumières. Mais le « religieux » n’explique peut-être pas tout : l’architecture profane, elle aussi, a sombré dans le pastiche, et le « kitsch » a affecté toutes sortes d’objets. La question reste ouverte…

CLAUDE SAVART

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant