Histoire du christianisme

II. La doctrine chrétienne face au monde moderne

Un catholicisme intransigeant
Le « moment Pie IX » (1846-1878)

Au cœur du XIXe siècle, le pontificat du pape Pie IX Mastai-Ferretti (1846-1878) apparaît, par excellence, dans l’histoire du catholicisme comme le moment intransigeant. Le terme s’est imposé parmi les historiens, d’abord en Italie puis en France, pour qualifier le courant qu’on nommait jadis ultramondain, c’est-à-dire italien ou romain. L’intransigeance touche au plus profond du dispositif intellectuel, mental et affectif des catholiques du XIXe siècle. Essentiellement, elle se définit par le refus de toute transaction, c’est-à-dire de tout recul, de toute concession, de tout accommodement, de tout compromis, de toute compromission qui mettrait en péril la conservation et la transmission de la foi, des dogmes et de la discipline catholiques ; l’intransigeance est aussi, tout à la fois, défensive et offensive, affirmation et condamnation, parfois aussi provocation ou agression.

Historiquement, l’intransigeance se réfère au texte le plus célèbre du pontificat, le Syllabus des erreurs modernes, qui fait suite à l’encyclique Quanta cura (8 décembre 1864). Dans le contexte dramatique qui conduit, à partir de 1859, à la disparition définitive des États temporels du pape et à l’annexion de Rome comme capitale du royaume d’Italie (1870), Pie IX, qu’on a présenté bien à tort, à l’aube de son long pontificat, comme un pontife « libéral », rompt frontalement et radicalement avec le libéralisme religieux, philosophique, moral, juridique et politique de son temps. Parmi les quatre-vingts propositions condamnées, une phrase surtout, la dernière, a déchaîné les passions : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Par cette ultime négation, le pape semble marquer son époque et consacrer un catholicisme du refus. Le Syllabus rejette aussi pêle-mêle des propositions sur Dieu (panthéisme, naturalisme et rationalisme), la religion (« indifférentisme » ou « latitudinarisme » – selon lesquels le salut serait accessible par n’importe quelle religion que chaque homme peut choisir en toute liberté), la « morale naturelle » et le divorce ; il récuse la liberté absolue d’opinion et d’expression, de conscience et de culte, l’idée de séparation de l’Église et l’État, le renversement des gouvernements légitimes, le socialisme et le communisme ; il affirme l’indépendance et l’autorité du Saint-Siège à l’égard des Églises nationales, comme siège de l’unité et de l’universalité catholiques, ainsi que les droits de l’Église face à l’État. Parmi cette suite de négations, quelques-unes, toutefois, revêtent une tonalité plus moderne : Pie IX critique aussi le principe de « non-intervention », § 62), fonde l’autorité civile sur le droit (« L’autorité n’est rien d’autre que la somme du nombre des forces matérielles », § 60), refuse surtout comme une idolâtrie le pouvoir limité de l’État sur les consciences (« L’État, étant d’origine et la source de tous les droits, jouit d’un droit sans limites », § 39).

L’intransigeance ne saurait donc se réduire à une pure négativité, même si elle entend ne rien accorder, ne rien céder au temps ni aux valeurs nées de la modernité libérale. Pie IX veut conserver et transmettre intact à ses successeurs le « dépôt de la foi » (depositum fidei), objet essentiel des soins et des inquiétudes d’une Église qui se sent assaillie de toutes parts dans sa foi et contestée jusque dans son existence. La plénitude des droits et de l’autorité de l’Église de Rome justifie ainsi la proclamation de dogmes nouveaux, conçus comme un approfondissement et un aboutissement de la tradition vivante de la foi à travers les siècles. Le 8 décembre 1854, la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, selon lequel « a bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa conception, a été, par une grâce et un privilège spécial du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute tache du péché originel », vient consacrer, au milieu de l’exceptionnelle unanimité des épiscopats, l’intensité et l’universalité du culte marial dans le monde catholique. Quatre ans plus tard, les apparitions mariales de Lourdes à Bernadette Soubirous (1858) sembleront miraculeusement confirmer aux yeux des foules la définition pontificale : Qué soï l’immaculé counceptioû, « Je suis l’Immaculée Conception ».

De même, le renforcement continu de la centralisation romaine, l’augmentation des visites des évêques à Rome, « au seuil des apôtres » (ad limina apostolorum), l’unification du culte autour de la liturgie romaine, la multiplication des congrégations religieuses masculines et féminines placées sous l’autorité immédiate de Rome, l’élan missionnaire catholique ordonné et régulé par la congrégation de la « Propagande » (de propaganda fide), l’exaltation de la personne même du pape à travers la presse et l’imagerie catholiques conduisent le premier concile du Vatican, réuni le 8 décembre 1869, à proclamer, le 18 juillet 1870, en libéraux, le dogme de l’infaillibilité pontificale  : « Le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque remplissant la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine en matière de foi ou de morale doit être admise par toute l’Église, jouit, par l’assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église, lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale. » Deux mois plus tard, le 20 septembre 1870, les troupes italiennes entrent dans Rome par la brèche de la Porta Pia et mettent définitivement fin à l’existence pluriséculaire des États du pape : plus que jamais, dans sa théologie comme dans son ecclésiologie, l’Église catholique, telle une forteresse assiégée, paraît se regrouper autour de l’autorité et de la personne du « vicaire du Christ ».

Aussi l’intransigeance catholique, dans son quadruple refus de la Réforme protestante et de la philosophie des Lumières, de la Révolution de 1789 et de l’État libéral, constitue-t-elle un mode de résistance aux « temps mauvais » que semble traverser l’Église, une forme de sensibilité à l’histoire, aux menaces du présent et aux promesses de l’avenir. Elle peut être aussi crispation, raidissement, intolérance, injustice parfois, et conçoit son rapport au monde, à la société civile et aux autres religions sur le mode de l’affrontement. En novembre 1848, Pie IX a préféré quitter Rome plutôt que de pactiser avec le mouvement démocratique. En juin 1858, il a confirmé l’ordre de soustraire à ses parents un enfant juif de six ans, Edgardo Mortara, baptisé subrepticement à Bologne par une domestique, afin qu’il ne perde pas la grâce de son baptême et soit élevé à Rome dans la religion catholique. Au cours de l’été 1860, il a réuni sous les ordres du général Lamoricière une armée pour empêcher l’unification de l’Italie, qui sera écrasée à Castelfidardo, le 18 septembre 1860. En janvier 1861, il a prescrit à tous les fidèles catholiques de s’abstenir de voter dans le cadre des institutions parlementaires du jeune royaume d’Italie du roi Victor-Emmanuel II. Dans les années qui suivent, il a mobilisé par toute l’Europe, particulièrement en France, en Belgique et en Autriche, et jusqu’au Québec, des volontaires, les zouaves pontificaux, pour défendre Rome. Au printemps 1867, il a fait appel à son armée ainsi qu’à un corps expéditionnaire français pour écraser à Mentana (3 novembre 1867) la tentative des « chemises rouges » de Garibaldi pour prendre Rome. Après le 20 septembre 1870, il se mure dans son palais du Vatican, tel un « prisonnier », et rejette la loi des Garanties (13 mai 1871) que lui offre une Italie dont il se refuse à reconnaître l’unité retrouvée.

L’intransigeance vient aussi sanctionner l’effondrement de l’indépendance temporelle du Saint-Siège, dont le cardinal Giacomo Antonelli s’efforce de maintenir contre vents et marées le principe, et isoler dramatiquement la papauté en Europe et dans le monde. Mais elle est intensément vécue par le monde catholique sur le mode du témoignage, c’est-à-dire, étymologiquement, du martyre : en 1867, lors de l’Exposition universelle de Paris, l’État pontifical choisira d’être représenté par une… catacombe. Une dimension sacrificielle de la fidélité, jamais étrangère à des horizons eschatologiques ou apocalyptiques, est inséparable du pontificat de Pie IX, qui s’éteint, dans un sentiment de grande solitude, au terme du plus long pontificat de l’histoire, dans son vaste palais désert du Vatican, le 7 février 1878. Le catholicisme intransigeant du XIXe siècle s’est nourri de ces refus et de ces affirmations, de ce raidissement et de cette espérance.

PHILIPPE BOUTRY

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