Histoire du christianisme

L’encyclique Rerum novarum (1891) et la doctrine de l’Église catholique

L’importance ici accordée à l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891) tient à deux raisons. Le document pontifical est la première prise de position du magistère romain sur la « question sociale », pour reprendre le terme du temps. D’autre part, Rerum novarum est un texte fondateur, régulièrement évoqué, en particulier lors des anniversaires de sa promulgation, ainsi en 1931, 1971, 1991. Considérons la genèse, le contenu et la portée de l’encyclique.

Pour comprendre la décision romaine, il faut connaître le foisonnement d’initiatives et de réflexions nées de clercs comme Mgr von Ketteler, évêque de Mayence, mais aussi, souvent, de laïcs, face aux conséquences de l’industrialisation et face à la montée du socialisme et du mouvement ouvrier. Qu’il suffise d’évoquer la section d’économie sociale de l’Œuvre des congrès en Italie, les chrétiens sociaux en Autriche-Hongrie et en Allemagne, l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers en France, avec Albert de Mun et René de La Tour du Pin. À partir de 1884, l’Union catholique d’études sociales de Fribourg réunit des catholiques sociaux de divers pays en vue d’une réflexion menée à la lumière de la philosophie de saint Thomas.

Ces hommes peuvent se répartir en plusieurs groupes : les plus radicaux mettent en cause la légitimité du droit de propriété, condamnent le capitalisme et sont tous convaincus de la nécessaire intervention de l’État dans l’économie, au nom du bien commun. En revanche, l’école d’Angers, du nom de l’évêque de cette ville, Mgr Freppel, si elle critique la société individualiste née de la Révolution française, est hostile au rôle de l’État et fait confiance à un libéralisme tempéré fondé sur l’initiative individuelle.

Au congrès international de Liège, en 1890, le conflit entre les deux écoles devient particulièrement vif. Une prise de position du pape Léon XIII, demandée depuis des années, s’impose. Encore cardinal Pecci, celui-ci a esquissé dans ses lettres pastorales sur l’Église et la civilisation des thèmes qui annoncent Rerum novarum : condamnation de l’« épouvantable usure » et des « écoles modernes d’économie politique », qui tiennent autant compte de l’homme que d’une machine, valeur du travail, contraste entre « des multitudes sans espoir » et « un petit nombre […] appliqué à thésauriser ». Comme Pie IX dans le Syllabus de 1864, il s’en prend à l’économie libérale fondée sur l’accumulation des richesses. Le futur Léon XIII doit beaucoup aux jésuites de la revue Civiltà cattolica. L’un d’eux, Matteo Liberatore, nourri des réflexions thomistes sur le droit naturel, est l’auteur du premier et plus important schéma de la future encyclique.

On sait bien, depuis les études menées à l’occasion de son centenaire, que ses auteurs ont voulu faire de l’encyclique un texte de compromis au-delà des écoles opposées. L’influence de celle de Fribourg et de son corporatisme est moins dominante qu’on ne l’a cru ; le rôle du cardinal anglais Manning et celui du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, ont été mis en lumière. Dès 1887, le second s’était opposé à la condamnation par Rome de l’ordre des Chevaliers du travail, organisation ouvrière secrète d’Amérique du Nord. Gibbons inspire l’incise de Léon XIII ajoutant aux syndicats mixtes, associant patrons et ouvriers, les syndicats séparés : « mes espérances ont été satisfaites », écrit-il au pape.

Intitulée Sur la condition des ouvriers, l’encyclique constate dans ses premiers mots « la soif d’innovations [rerum novarum] qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés ». Elle décrit « l’affluence de la richesse dans les mains du petit nombre à côté de l’indigence de la multitude ». Le tableau évoque « la situation d’infortune et de misère imméritée » qui frappe « pour la plupart » les hommes des « classes inférieures ». L’abolition des corporations, la laïcisation de l’État, l’« usure vorace » ont contribué à livrer des « travailleurs isolés et sans défense » à des « maîtres inhumains ». Bref, un « petit nombre de riches et d’opulents » impose « un joug presque servile à l’infinie multitude de prolétaires ». L’encyclique admet l’existence des conflits de classe ; en revanche, sa lecture de la réalité sociale ne tient pas compte de la montée des classes moyennes. La critique vigoureuse du socialisme s’appuie sur deux raisons : la mise en cause du « droit de propriété sanctionné par le droit naturel » et celle de la famille, qui, selon Léon XIII, a priorité sur la société civile.

Le pape affirme la légitimité de l’intervention de l’Église en matière sociale « dans toute la plénitude de Notre droit ». L’Église doit réconcilier les riches et les pauvres « en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels, et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice ». Aux ouvriers d’honorer le contrat de travail et de refuser la violence, aux patrons de ne point « traiter l’ouvrier en esclave », de respecter en lui la « dignité de la personne » (dignitatem personae), de « donner à chacun le salaire qui lui convient ». L’État est fondé à intervenir au nom de sa mission, qui est de « protéger la communauté et ses parties ». Son pouvoir de police face aux abus et le souci du bien commun légitiment son intervention, mais non la thèse, chère à certains catholiques sociaux, de la fonction sociale de la propriété. Les limites de l’intervention de l’État sont clairement marquées : ne « rien entreprendre au-delà de ce qui est nécessaire, pour réprimer les abus et écarter les dangers ».

Les exemples cités concernant les horaires et les conditions du travail montrent que Léon XIII ne s’écarte guère du libéralisme tempéré de l’école d’Angers. Le salaire « ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ». Mais le recours à l’intervention de l’État ne saurait être prioritaire, de crainte d’être inopportun : « Vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux, il sera préférable que toute solution soit réservée aux corporations ou syndicats. » Aux yeux de Léon XIII, face au risque de l’étatisme qui conduirait au socialisme, le retour aux « corps intermédiaires » s’impose.

Sur ce point se retrouvent les catholiques de l’école de Liège et ceux de l’école d’Angers. La solution de la question sociale réside dans la rencontre du travail et du capital. Les corporations, dont l’encyclique rappelle la « bienfaisante influence » par le passé, permettront de surmonter les conflits. Elles auront à s’adapter aux « conditions nouvelles ». Léon XIII se réjouit de voir « se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons ». La première formule, décisive, a été ajoutée dans le dernier projet par le pape lui-même, à l’instigation du cardinal Gibbons. Aux ouvriers chrétiens de « s’organiser eux-mêmes », formule qui invite à créer des syndicats confessionnels, les associations ouvrières étant d’ordinaire « hostiles au nom chrétien ». Le pape ne reprend pas l’idée de corporation obligatoire élaborée au sein de l’Union de Fribourg.

L’écho considérable de l’encyclique, y compris hors du monde catholique, a parfois été oublié par l’historiographie. Les commentateurs du temps observent que Léon XIII, en allant vers le peuple et la démocratie, rompt avec les forces conservatrices et se tourne vers les masses pour retrouver l’influence perdue. Léon XIII a repris la critique du libéralisme et de l’économie libérale chère aux intransigeants, mais, pour la première fois, Rome consacre une réflexion d’ensemble à la « question sociale ». Celle-ci n’est plus abordée par le seul biais de condamnations morales : des orientations sont affirmées.

Texte de compromis, l’encyclique laisse maintes questions ouvertes, où se lisent les lignes de fracture qui se creuseront entre catholique sociaux à partir de 1891. Sur le salaire familial, le salaire minimum, l’ampleur de l’intervention de l’État, le syndicalisme, le capitalisme, les controverses sont vives, qui amènent l’autorité romaine à de nouvelles interventions : celle-ci, dès lors, arbitre, refuse, approfondit. Selon la formule de l’historien belge Roger Aubert, « le premier jalon officiel du catholicisme social est posé », comme est désormais marquée la légitimité d’une doctrine sociale de l’Église catholique, réaffirmée jusqu’à nos jours.

JEAN-MARIE MAYEUR

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