Histoire du christianisme

Le christianisme et les idéologies du XXe siècle

Le christianisme se défend d’être une idéologie, même s’il lui est arrivé d’en inspirer ou d’en susciter. Mais il ne peut les ignorer et elles ne sauraient le laisser indifférent. Il est en compétition avec elles : il propose une explication de la destinée humaine et il déduit de la lecture de l’Évangile une anthropologie, toutes choses qu’il partage avec les idéologies et qui l’opposent à elles. Aussi ses rapports avec elles sont-ils le plus souvent conflictuels. C’est particulièrement vrai au XXe siècle, qui a été par excellence le siècle des idéologies, celui où elles ont exercé une fascination, conquis le pouvoir et inspiré des régimes. Le choc était d’autant plus inéluctable que ces systèmes de pensée entendaient régner sans partage sur les esprits : elles ne laissaient aucun espace à la liberté de conscience et aspiraient à se substituer au christianisme. Leurs ambitions ont contraint les Églises à se définir par rapport à elles et à préciser les points sur lesquels il y avait incompatibilité. L’émergence de ces religions séculières a ainsi précipité l’élaboration par le magistère spirituel d’un enseignement sur tous les aspects de la vie en société dont l’ampleur et la cohérence ont pu parfois donner l’impression de constituer une contre-idéologie.

Si la concurrence et la menace des idéologies ont concerné toutes les confessions chrétiennes, elles n’ont pas toutes réagi de même. Certaines se sont senties des affinités avec telle ou telle idéologie ; ainsi les Églises de la Réforme, qui avaient revendiqué le droit au libre examen, avec l’esprit du libéralisme. De surcroît, elle ne se font pas toutes la même idée de la relation entre la foi personnelle et l’engagement dans la société. De toutes les expressions du christianisme, c’est manifestement la catholique qui a le moins accepté de cohabiter avec des philosophies étrangères, d’autant qu’elle disposait avec l’institution pontificale d’un magistère dont c’est la fonction que de définir des orientations et de dénoncer ce qui est erreur au regard du « dépôt de la foi ».

Au début du XXe siècle, la plus ancienne des idéologies, le libéralisme, reste encore pour le catholicisme le principal adversaire philosophique. Si les Églises de la Réforme n’ont pas les mêmes raisons de le percevoir comme un ennemi, l’Église de Rome n’a point désarmé. Elle continue de voir en lui la source de toutes les erreurs modernes, la mère de toutes les hérésies. Elle le tient pour responsable et de la déchristianisation et des maux qui affligent la société. Elle lui reproche essentiellement le rationalisme qui oppose la démarche de l’esprit critique à l’enseignement dogmatique, et l’individualisme qui érige en règle la volonté de l’individu. Cette dénonciation du libéralisme restera longtemps encore la référence pour l’appréciation des autres systèmes. Elle explique certaines sympathies pour les idéologues qui exaltaient l’autorité ou assujettissaient l’individu aux exigences collectives, comme elle a été responsable de complaisances prolongées pour des régimes qui se définissaient par opposition au libéralisme.

Cependant, même au sein du catholicisme, il y avait des esprits pour estimer que le combat frontal entre catholicisme et libéralisme ne procédait pas d’une incompatibilité fondamentale, mais était la conséquence d’un malentendu circonstanciel, et qui s’évertuait à soutenir que la liberté ne pouvait être contraire au christianisme, que la religion n’avait pas à souffrir de la liberté religieuse – à preuve l’exemple des États-Unis, où elle avait favorisé l’essor du catholicisme. L’histoire leur a donné raison avec quelque retard : l’expérience des régimes totalitaires s’inspirant d’idéologies autoritaires a fait prendre conscience au magistère catholique qu’il y avait des adversaires plus redoutables pour l’homme et pour la foi que le libéralisme et lui a permis de découvrir le prix de la liberté de conscience, à laquelle Vatican II a rendu hommage. L’Église de Rome n’a pourtant pas pour autant accepté toutes les conséquences du libéralisme ; elle a en particulier marqué ses réserves à l’égard de son application à l’économie : pas question de laisser jouer librement les mécanismes du marché et se développer les effets des rapports de force. L’enseignement social de l’Église, après avoir préconisé un temps une organisation corporative, s’est prononcé en faveur d’une régulation par le droit.

L’Église catholique n’en a pas pour autant témoigné plus de sympathie entre les diverses formes de l’idéologie socialiste. Son anthropologie fait de la propriété privée, acquise par le travail ou héritée de la famille, un prolongement de la personne, dont elle préserve l’indépendance. Le différend est plus philosophique que politique, en particulier avec le marxisme, dont les postulats sont résolument matérialistes et qui fait profession d’athéisme, au motif que la religion est facteur et fruit de l’aliénation. La politique antireligieuse des régimes communistes, qui traduisait leur référence marxiste, a confirmé les préventions de l’Église catholique. En 1937, le pape Pie XI a condamné le communisme comme « intrinsèquement pervers » et le Saint-Siège a toujours désapprouvé toute tentative de rapprochement entre christianisme et communisme, même si des minorités de prêtres et de militants laïcs ont cru possible de discerner dans le programme communiste des résonances de l’utopie chrétienne (solidarité avec les plus pauvres, exigence de justice, aspiration à vivre la fraternité) et se sont appliqués à dissocier le projet de société qui l’animait d’une philosophie antichrétienne.

Les Églises chrétiennes ont peut-être davantage tardé à reconnaître la perversité des idéologies inspiratrices des régimes dits fascistes, à mettre leurs fidèles en garde contre leur séduction et à en proclamer, comme elles l’avaient fait pour le libéralisme et les écoles socialistes, l’incompatibilité avec la foi chrétienne. C’est que ces idéologies moins fortement constituées n’avaient pas une cohérence comparable aux idéologies plus anciennes et ne relevaient donc pas d’un même jugement doctrinal. Les autorités religieuses ont aussi été tributaires de leurs traditions théologiques, qui préconisaient le respect du pouvoir établi ; elles ont cherché à instaurer avec ces gouvernements des rapports de droit, jusqu’à ce qu’elles se convainquent que leurs interlocuteurs n’avaient pas le respect de la parole donnée. L’expérience du fascisme italien a ouvert les yeux sur le danger de la statolâtrie. Pie XI, en même temps qu’il fulminait la condamnation du communisme, publiait une encyclique qui dénonçait le racisme et le culte de la force inhérents au national-socialisme.

Ces expériences et les réflexions qu’elles ont suscité expliquent qu’aujourd’hui les expressions autorisées et organisées du christianisme – les Églises et leurs responsables – inclinent à voir dans la démocratie le mode d’organisation de la société le plus satisfaisant : il respecte le droit, auquel l’Église catholique, héritière de Rome, a toujours accordé une grande estime. Elles acceptent sans réserve l’héritage des libertés publiques dont l’expérience des régimes se référant à des idéologies contraires leur a fait découvrir le prix. Depuis le second concile du Vatican, avec les pontificats de Jean XXIII, Paul VI et de Jean-Paul II, combattant pour la liberté religieuse, la fracture historique entre le christianisme et la liberté s’est refermée. L’Église catholique, comme telle ou par l’action des siens, a pris une part, parfois décisive, à la chute des régimes fondés sur des idéologies opposées. Le christianisme, disions-nous en commençant, n’est pas une idéologie : il met en garde contre elles. S’il reconnaît la nécessité d’une vision d’ensemble pour orienter les choix politiques, instruit par l’expérience du siècle et en tirant les enseignements, il prémunit l’esprit contre la fascination de systèmes de pensée contraires à la liberté de la conscience et à la foi chrétienne.

RENÉ RÉMOND

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