Histoire du christianisme

Le catholicisme face à la limitation des naissances

La sexualité est un univers dont les théologiens et les confesseurs parlent, mais par ouï-dire, comme des anthropologues en chambre faisant la synthèse des récits des voyageurs. Les clercs évoquent un monde semé d’écueils, dangereux, morte pour le salut, car, en ce domaine, la « matière est toujours grave ». Le rapport du catholicisme à la sexualité s’est structuré autour de deux institutions : le mariage, seul autorisé de son exercice, et le célibat consacré dont font profession, de droit (religieux) ou de fait (clercs), ceux qui ont la légitimité pour en parler. Le contrôle de la sexualité joue sur deux registres, le naturel et le social. Est naturel l’accouplement potentiellement fécond entre un homme et une femme. Ne le sont donc pas la pratique solitaire (masturbation), le choix des partenaires autres (homosexualité, bestialité) ou des manières indues entre homme et femme (fellation, rapport anal). Est socialement fondé le mariage indissoluble, sacrement pour l’Église : sont donc inacceptables, dans cette seconde perspective, la fornication, l’amour libre, l’adultère, le rapport avec une personne consacrée.

Situons-nous, pour comprendre le changement capital en ce domaine, sous la Restauration, en 1822. L’abbé Bouvier, théologien au séminaire du Mans, consulte la Sacrée Pénitencerie, instance romaine habilitée à donner des avis en matière de confession, pour connaître l’attitude à adopter vis-à-vis de la femme du mari onaniste. En 1827, il publie un manuel à l’usage des séminaristes – qui devient un (relatif) best-seller – sur les problèmes de la sexualité, et il y fait figurer un avis sur « le péché d’Onan ». Pour comprendre la nouveauté qui se joue alors, il faut prendre en compte quatre éléments. D’abord une tradition, qui remonte à Augustin, de mettre sous le patronage d’Onan (Genèse 38.9) la pratique du retrait ou coïtus interruptus. En deuxième lieu, une mutation qui s’opère dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui consiste à se focaliser sur l’onanisme juvénile, qualificatif que l’on donne à la masturbation, jugée mortelle pour la vie même du jeune homme. En troisième lieu, la révolution copernicienne que Malthus opère en désignant le monde à venir comme trop plein d’hommes et en invitant chaque couple à « limiter les naissances » en fonction de ses capacités à élever ses enfants. Enfin, la limitation des naissances, qui a commencé en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : la Révolution française en a accéléré la propagation, mais en a retardé la constatation. Il faut attendre les années 1820 pour que les confesseurs français découvrent le crime d’Onan.

Les responsables religieux prennent soudain conscience d’une urgence particulière à laquelle il leur faut répondre, car le nouveau mal touche le mariage, au lieu même où l’usage de la sexualité est légitime. Faut-il encore en restreindre l’exercice en s’immisçant dans les secrets du lit conjugal ? Ou, si l’on sévit, faut-il s’aligner sur le rigorisme ambiant selon lequel l’épouse doit préférer la mort à l’acte contraceptif du mari ? Or, dans la société fragilisée par la Révolution, la femme constitue le seul lien que l’Église garde avec la famille car, souvent les hommes ne se confessent plus ou taisent leur pratique contraceptive. Bouvier, avec l’appui de la Sacrée Pénitencerie, propose une solution de compromis. Dans le rapport onaniste, la femme subit le geste contraceptif de son mari, elle est contrainte et non coupable. Bouvier recourt à la tradition casuiste pour avaliser les « bonnes raisons » qu’a l’épouse de participer à l’acte mauvais de son conjoint. Tous les théologiens et les confesseurs se rallient à cette position, qui permet au moins de « sauver la femme » quitte à condamner, le plus souvent par contumace, le mari.

En 1842, Bouvier, maintenant évêque du Mans, plus sûr de lui, mieux au fait de la pratique des familles, confronté, comme l’Église de France, à la reconquête des hommes, propose d’opérer un profond changement de perspective en matière d’appréciation de la limitation des naissances. Le couple, confie-t-il à la Sacrée Pénitencerie, son fidèle interlocuteur romain, est un agent moral qui distingue le bien du mal (avortement, adultère). Il veut limiter la taille de sa famille pour des raisons qui lui paraissent bonnes, tout en continuant à avoir des relations sexuelles. De ce fait, le moyen qu’il emploie n’est pas une faute à ses yeux. Bouvier accepte de prendre en compte cette perspective et demande la déculpabilisation de la pratique contraceptive. Son interlocuteur romain élude la question de fond, mais accepte ses aménagements pratiques. En s’appuyant sur Alphonse de Liguori, qui vient d’être canonisé, la Sacrée Pénitencerie accepte un principe théorique et fixe une règle pratique. Bouvier explicite l’un et l’autre. On peut, fait-il savoir, considérer que les couples contraceptifs sont de bonne foi en obéissant à leur conscience, même si celle-ci est erronée ; en conséquence, il ne faut pas les interroger en confession. Malgré des avis partagés des clercs sur ce nouveau cours, les confesseurs en France, au moins jusqu’au début du XXe siècle, sinon au-delà, s’interdiront majoritairement d’interroger en confession les hommes et les femmes mariés.

Mais, au cours des premières années de la décennie 1850, la situation évolue brusquement. Bouvier, en 1849, théorise la bonne foi des couples et, fort des progrès de l’exégèse, met discrètement en cause le rapport entre la condamnation biblique d’Onan et la contraception. Or, le contexte romain change : l’ecclésiologie gallicane, qui est celle de Bouvier, est mise à l’Index et la liturgie romaine est brutalement imposée. Le Saint-Office, pour la première fois consulté, condamne en 1851 le crime d’Onan, faisant pièce à la gestion accommodante des pratiques contraceptives qui était alors en vigueur. Dans le même temps, deux « nouveautés » apparaissent : le caoutchouc donne quelque apparence d’efficacité au préservatif ; les récentes découvertes (1842-1845) du cycle féminin révèlent la réalité d’une infécondité périodique. En 1853, la Sacrée Pénitencerie, consultée sur cette nouveauté scientifique, conforte une voie bénigne suivie par elle jusque-là en admettant les rapports inféconds des couples ; le Saint-Office, au contraire, interrogé sur le préservatif, condamne son usage. Le partage est opéré entre les deux méthodes. Dans les faits, elles sont l’une et l’autre inefficaces. Le retrait demeure, et pour longtemps, la pratique contraceptive qui fonctionne.

À partir de 1870, les choses bougent. En France, la contraception devient un problème politique, donc l’objet d’un débat public. La baisse de la natalité met la patrie en danger, face à son prolifique voisin allemand. Maintenant les camps s’affrontent, néomalthusiens, néopopulationnistes. Des théologiens et des confesseurs deviennent natalistes. Les évêques se rendent compte, dans le même temps, que les familles moins nombreuses ne fournissaient plus de prêtres et de religieuses : la limitation des naissances devient un problème vital pour l’Église, qui vit de la « dîme démographique ». Rome se met à suspecter la bonne foi des couples. Vers les années 1880, la Sacrée Pénitencerie s’aligne sur le Saint-Office. Au début du XXe siècle, la contraception devient une pratique européenne ; les épiscopats interviennent dans le débat : la Belgique en 1909, l’Allemagne en 1913, la France en 1919, les Pays-Bas en 1922. En 1916, les avis de la Sacrée Pénitencerie reviennent au rigorisme qui sévissait en France au début du XIXe siècle.

En 1930, Pie XI, dans son encyclique Casti connubii, place la limitation des naissances au cœur des maux qui frappent la famille. C’est la première fois qu’un pape intervient sur le sujet. Son intransigeance en la matière entend se démarquer de l’Église anglicane, qui vient d’adopter à Lambeth une position pastorale compréhensive ; il vise surtout le clergé, sommé d’interroger les couples en confession. Son intégralisme rencontre une volonté de reconquête de la totalité des pratiques humaines, mais les familles qui prennent au sérieux ses exigences avouent leur désarroi en des témoignages poignants, récemment publiés (Les Enfants du bon Dieu).

Le salut viendra-t-il de Knaus et d’Ogino, qui sont enfin parvenus, dans les années 1930, à déterminer la période inféconde de la femme ? Pie XII, ouvert à la modernité médicale, le croit et le fait dire. La contraception, plus sûrement, entrera dans une nouvelle ère avec Pincus et la pilule contraceptive. Le concile Vatican II entend avoir son mot à dire. Paul VI l’en dessaisit au profit d’une commission qui se déclare majoritairement favorable à la contraception. Le pape, hésitant, se rallie à l’avis des théologiens de la minorité qui demandent que la ligne de Pie XI soit maintenue. Ce fut donc Humanae vitae (1968). Impossible, disait Paul VI, de reconnaître le couple comme un agent moral qui soit juge en dernière instance des moyens à utiliser pour limiter les naissances. Des théologiens dirent leur hostilité à la position romaine, et les évêques français acceptèrent le partage des tâches : à Rome, la condamnation de principe, à l’épiscopat, la gestion pastorale.

CLAUDE LANGLOIS

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