Histoire du christianisme

Le protestantisme en Amérique du Nord

Si l’Amérique du Nord reste aujourd’hui le plus grand pôle protestant du monde, c’est à son histoire qu’elle le doit. Les colonies américaines ont en effet été originellement peuplées des dissidences religieuses protestantes dont l’Europe ne voulait pas. Le mythe de fondation d’une Amérique comme « nouvel Israël », terre d’espoir accueillant le peuple de Dieu sorti d’Égypte, est indissociable de l’identité protestante américaine, qui a longtemps considéré l’altérité catholique comme menaçante. Cette réalité confessionnelle est cependant moins forte aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Environ 60 % de la population totale états-unienne affiche aujourd’hui une étiquette confessionnelle protestante, contre 40 % qui se reconnaissent d’autres appartenances (à commencer par 26 % de catholiques). Au Canada, 29,2 % de la population se définit aujourd’hui comme protestante (recensement de 2001), contre 34,9 % dix ans plus tôt (recensement de 1991).

Le protestantisme nord-américain est confronté de nos jours à un double mouvement : celui de la sécularisation, avec un lent recul des appartenances religieuses (plus net au Canada qu’aux États-Unis), et celui de la pluralisation (élargissement de la diversité confessionnelle aux religions non monothéistes). Il n’en reste pas moins une force religieuse dominante, qui pèse de tout son poids sur la vie sociale, culturelle, voire politique. Cette influence se colore différemment au Canada et aux États-Unis.

C’est aux États-Unis que l’identification entre le protestantisme et l’idée d’un nouveau peuple élu est allée plus loin. Cela s’explique par le fait qu’à l’inverse du futur Canada, peuplé principalement d’anglicans et de catholiques (Acadiens), les futurs États-Unis ont dû leur premier peuplement à une forte proportion de puritains, c’est-à-dire de protestants en rupture avec l’Église anglicane de la mère patrie. Pour ces puritains, l’Europe et l’Angleterre ont failli à leur alliance avec Dieu. C’est à eux qu’il incombe de redresser ce qui a été faussé, le Nouveau Monde constituant la tabula rasa où reconstruire le projet divin sur des bases bibliques. Cet exceptionnalisme états-unien, fondé dans la culture puritaine des premiers colons, s’articule classiquement à la thématique de la cité sur la colline développée par le gouverneur John Winthrop (1588-1649) dans un sermon prononcé devant les Pères pèlerins (Pilgrim Fathers) lors de leur périple océanique vers le Nouveau Monde (1630). Affirmant que « les yeux de tous les peuples » (the eyes of all people) sont braqués sur eux, le calviniste Winthrop exhorte ses auditeurs à ne pas décevoir l’appel reçu, sous peine d’être rejetés par Dieu.

Ce thème cher aux premiers puritains de Nouvelle-Angleterre trouve sa source dans la Bible, particulièrement dans l’Évangile selon Matthieu (5.13-16). Dans cet extrait du Sermon sur la montagne, discours célèbre attribué à Jésus-Christ, le texte met l’accent sur le témoignage par l’exemple en comparant le croyant (et la société des disciples) à une cité placée sur une colline. Elle ne saurait être cachée, elle doit être vue pour servir d’exemple au monde encore enténébré. Appliquant à la lettre cette recommandation divine, les puritains protestants qui accompagnent Winthrop s’empressèrent, une fois établis dans le Massachusetts, de bâtir la fameuse « cité » utopique. À leur suite, les colons de Nouvelle-Angleterre travaillèrent à édifier la nouvelle Israël, terre exemplaire débarrassée des impuretés européennes. Cette centralité du protestantisme dans le projet américain originel se s’est pas démentie dans les siècles suivants. Les « réveils », c’est-à-dire des mouvements de mobilisation de masse, caractérisés par des conversions individuelles et des créations d’Églises nouvelles, vont périodiquement réactualiser la thématique de l’élection. Afin d’être fidèles au merveilleux dessein divin pour l’Amérique, les citoyens doivent souder leur alliance avec le Tout-Puissant, Lord Almighty. Ces réveils se sont structurés en quatre vagues.

La première lame de fond se manifeste durant les années 1730-1740, classiquement considérées comme la période du Grand Réveil (Great Awakening). Porté par un prédicateur et théologien puritain de Nouvelle-Angleterre, Jonathan Edwards (1703-1758), et par un évangéliste méthodiste anglais, George Whitefield (1714-1770), il met à l’honneur la conversion, l’autorité absolue de la Bible aux yeux de l’individu et le congrégationalisme (autonomie d’assemblées locales « réveillées »), dimensions qui vont constituer l’ossature d’un protestantisme qu’on qualifiera bientôt d’évangélique (Evangelicalism). Il s’est traduit par le développement d’Églises revivalistes (appelées les New Lights), peuplées de croyants prosélytes, qui nourrissent principalement deux mouvances protestantes en pleine croissance : le méthodisme (impulsé par Wesley et Whitefield au sein, puis en dehors de l’anglicanisme) et le baptisme (né au début du XVIIe siècle). Avec le Grand Réveil, c’est le modèle chancelant d’une société hiérarchisée par le haut, cimentée par une Église établie, qui se voit ébranlé d’une manière décisive, préparant les événements qui allaient conduire, dans les années 1770-1780, à l’indépendance des États-Unis. Des thèmes comme le choix personnel, le partage de l’autorité, la liberté contre la hiérarchie, l’initiative populaire contre l’institution centrale, la notion de « vertu » transitèrent du champ religieux vers le champ politique. Tandis qu’au Canada on en reste alors à un protestantisme majoritairement « établi », en lien avec la couronne britannique, le protestantisme évangélique états-uniens porté par les réveils poursuit l’opinion dissidente des puritains. Le protestantisme s’y affirme comme subversif, force d’indépendance et d’émancipation de la tutelle coloniale.

Dès lors, la figure du réveil comme moment de remobilisation chrétienne par la base connaîtra, dans l’histoire états-unienne, de nombreux avatars. Un second Grand Réveil, durant le premier tiers du XIXe siècle, puis une troisième vague revivaliste, à la fin du XIXe siècle, secouent le paysage protestant. L’hypothèse d’un quatrième moment revivaliste, amorcé depuis les années 1960 avec l’évangéliste Billy Graham, est actuellement discutée. Une chose est sûre : le protestantisme états-unien a connu, depuis le XVIIIe siècle, un renforcement régulier du protestantisme de type évangélique, fondé sur la conversion. Il s’est accompagné au début du XXe siècle de deux nouvelles orientations, le fondamentalisme (branche radicale, ultra-orthodoxe et séparatiste du mouvement évangélique) et le pentecôtisme (courant qui valorise le miracle et le Saint-Esprit). Le protestantisme pluraliste, héritier des Églises établies, qualifié de mainline, a, quant à lui, fortement décliné après avoir maintenu un haut niveau d’influence jusqu’aux années 1940. Le National Concil of Churches (NCC), qui regroupe les représentants de ce protestantisme mainline, est désormais moins influent que la National Association of Evangelicals (NAE), organe qui rassemble les évangéliques, ou que la nouvelle droite chrétienne, soutenue depuis les années 1970 par la plupart des fondamentalistes. Réactivant la mythologie calviniste de l’alliance fondatrice entre Dieu et l’Amérique, ces protestants conservateurs se battent aujourd’hui contre ce qu’ils perçoivent comme un déclin des valeurs chrétiennes dans la société (lutte contre le divorce, l’avortement, pour le rétablissement de la prière à l’école).

À l’inverse de celle du voisin du Sud, l’évolution au Canada est marquée par une sécularisation plus précoce et plus nette. Moins lié à l’identité nationale canadienne qu’il ne l’est aux États-Unis, le protestantisme y a beaucoup décliné depuis les années 1960, avec, en particulier, un effondrement de la pratique religieuse au sein de l’Église unie du Canada, principale Église protestante, à caractère œcuménique (baisse de 8,2 % des effectifs entre 1991 et 2001). Les courants évangéliques, en revanche, connaissent une relative progression, sans pour autant parvenir à infléchir le programme fédéral (légalisation du mariage homosexuel en 2005). Au Canada comme aux États-Unis, c’est dans ses formes conversionnistes, entreprenantes et associatives que le protestantisme semble le mieux résister à la sécularisation, réactualisant le modèle du self-made-saint dans une société de consommation où priment l’individu et la performance.

SÉBASTIEN FATH

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