Histoire du christianisme

De l’œcuménisme à l’interreligieux ?

Rares sont les époques, depuis les déchirures des XIe et XVIe siècles, qui n’ont pas connu de tentatives visant à remédier à la séparation des confessions chrétiennes. Toutes ont échoué. Et l’éparpillement s’est poursuivi, dans le monde anglo-protestant surtout. Le XXe siècle marque à cet égard, avec l’apparition du néologisme « œcuménisme », un retournement de tendance décisif du fait d’un triple défi lancé au christianisme par son environnement.

Le défi missionnaire d’abord. La première conférence œcuménique, celle d’Édimbourg, en 1910, qui réunit les principales sociétés anglo-protestantes, entend les délégués de ce qu’on n’appelle pas encore le Tiers Monde déplorer que les missionnaires se préoccupent plus de leurs querelles de chapelles que de l’annonce de l’Évangile. Ainsi naît en 1921 le Conseil international des missions, qui rejoindra le Conseil œcuménique quarante ans plus tard.

Ensuite, le défi d’une guerre dans laquelle s’affrontent, entre 1914 et 1918, souvent au nom de Dieu et avec une brutalité inédite, des chrétiens de toutes confessions prompts à confondre leur foi religieuse avec leur ferveur patriotique. Ce contre-témoignage face à l’incroyance suscite en réaction, à partir de milieux anglo-protestants et orthodoxes, les conférences de Stockholm sur le « christianisme pratique » (1925) et de Lausanne sur « la foi et la constitution de l’Église » (1927). Pie XI condamne vigoureusement cet œcuménisme naissant, sous le nom de « panchristianisme », en 1928.

Le défi des idéologies et des régimes totalitaires enfin, dont le but ultime n’est autre que l’éradication des croyances étrangères à leurs conceptions de l’« homme nouveau ». Thème majeur des conférences d’Oxford et d’Édimbourg en 1937, ce défi entraîne la fusion des deux branches du mouvement en un Conseil œcuménique des Églises dont la Seconde Guerre mondiale retarde de dix ans la création. À l’assemblée d’Amsterdam, en 1948, cent quarante-sept Églises non romaines se fédèrent sur la « base » de la reconnaissance de Jésus-Christ comme Dieu et sauveur, sans pour autant renoncer à leurs convictions propres. Le Mouvement œcuménique, dont le siège s’installe à Genève, est né.

Il pâtit de deux handicaps : d’une part, en pleine guerre froide, l’opposition des Églises orientales de la mouvance moscovite, qui y voient un appendice de l’impérialisme américain ; de l’autre, le refus de Rome d’abandonner sa propre conception de l’unité : retour en son sein des Églises « dissidentes », d’Orient principalement, par le biais de communautés « uniates », solution énergiquement combattue par les principaux intéressés. Au sein des catholicismes allemand, belge, néerlandais ou français, toutefois, prêtres et religieux convertis à la cause de l’unité plaident pour une convergence sans frontières dans la prière et le dialogue théologique. D’abord menacés de sanctions disciplinaires, ils obtiennent peu à peu de Rome une reconnaissance précaire dont témoigne la création, en 1952, de la conférence catholique pour les Questions œcuméniques. Il faut cependant attendre les années 1960, marquées dans les Églises comme ailleurs par un souffle d’optimisme, pour que tombent ces obstacles et pour que l’œcuménisme s’impose comme l’une des dominantes du christianisme contemporain.

En 1961, l’application au domaine religieux de la stratégie de la coexistence pacifique se traduit par l’adhésion des Églises du bloc soviétique au Conseil genevois. Celui-ci atteint alors sa représentativité maximale, sans perdre son caractère fédérateur : ni super-Église, ni matrice de la future Église unie, mais association fraternelle d’Églises qui confessent un Dieu trinitaire. Parallèlement se produit, sous l’impulsion de Jean XXIII, élu pape en 1958, la conversion de l’Église catholique à l’œcuménisme. L’un des deux objectifs du concile dont il a annoncé la convocation en janvier 1959 n’est-il pas le rapprochement des chrétiens séparés ? La création du Secrétariat romain pour l’unité des chrétiens et l’invitation d’observateurs non catholiques aux différentes sessions de l’assemblée donnent à celle-ci une empreinte œcuménique qui ne se limite pas à l’adoption des deux documents où s’incarne une telle conversion : le décret sur l’œcuménisme (1964) et la déclaration sur la liberté religieuse (1965). La multiplication des gestes symboliques, dont la levée des excommunications entre Rome et Constantinople, en décembre 1965, n’est que le plus spectaculaire, et la multiplication conjointe des dialogues interconfessionnels à tous les niveaux induisent un climat nouveau, assez euphorique au milieu des années 1960. La prière pour l’unité gagne du terrain même là où les tensions étaient naguère les plus vives ; des relations cordiales se développent de la base au sommet, jusqu’au ballon d’essai, vite crevé, d’une possible adhésion de l’Église romaine au Conseil genevois, à la fin des années 1960.

Quarante ans plus tard, le bilan est moins flatteur. Certes, l’attitude œcuménique est restée la règle, alors qu’elle n’était que l’exception auparavant. Certes, les Églises ont travaillé à l’apurement des contentieux du passé les plus douloureux. Certes, les théologiens ont travaillé à l’élimination des points d’achoppement, comme le prouvent l’accord de Balamand entre orthodoxes et catholiques sur la proscription de l’« unitarisme » (1993) et celui d’Augsbourg entre luthériens et catholiques sur la justification par la foi (1999). Mais le regain identitaire qui a gagné l’ensemble de la planète depuis le retour à la dépression économique, au milieu des années 1970, ramène chacune des confessions chrétiennes à sa tentation propre, ce qui freine leur rapprochement : osmose de l’évolution libérale du christianisme occidental en matière de doctrine et de mœurs ; écartèlement de l’anglo-protestantisme entre ce libéralisme et un fondamentalisme biblique qui n’a jamais vu d’un bon œil l’œcuménisme ; exaltation catholique de la papauté à laquelle la personnalité charismatique de Jean-Paul II a donné un nouvel élan. Parfois contesté comme l’hérésie du XXe siècle par les traditionalismes de tout poil, l’œcuménisme n’en demeure pas moins la ligne directrice aussi bien à Rome qu’à Genève, à Cantorbéry ou à Constantinople, et donc l’une des principales innovations religieuses du XXe siècle.

L’ampleur inédite du défi musulman et l’expansion des religions asiatiques tendent néanmoins à le restreindre aux dimensions d’une affaire de boutique entre chrétiens, dépassée par les urgences du moment. Il faut le dire clairement : le récent dialogue interreligieux est autre chose qu’une dilatation de l’œcuménisme. Il a d’ailleurs été précédé, avant et surtout après la Shoah, d’un effort d’« amitié judéo-chrétienne » par lequel des chrétiens, catholiques et protestants, ont tenté d’évacuer leur lourd passé antisémite. Là encore, le Conseil œcuménique des Églises et Vatican II ont été déterminants : le passage consacré aux juifs dans la déclaration conciliaire sur les religions non chrétiennes tire un trait sur des siècles de persécution et de mépris. Sans satisfaire pleinement les juifs, Jean-Paul II a beaucoup fait pour élargir et approfondir une telle percée. De là même manière, bien que sur un mode mineur, les amitiés islamo-chrétiennes ont conduit au passage de la même déclaration qui rend témoignage à la foi des musulmans. Ces deux mouvements ne communiquent guère : les relations avec le judaïsme demeurent, dans l’organigramme romain, du ressort de l’œcuménisme, alors que celles avec l’islam dépendaient des religions non chrétiennes, avant d’être récemment rattachées au Conseil pontifical pour la culture. Il faut attendre la rencontre d’Assise, en 1986, pour que prenne forme, à l’initiative de Rome, un dialogue interreligieux, multilatéral par définition. Il présente par rapport à l’œcuménisme une différence de nature : alors que le dialogue interreligieux ne peut vivre, vu la diversité des croyances impliquées, que de l’attitude de ses protagonistes à témoigner en commun, face au monde ambiant, sur des questions aussi pressantes que le refus de la guerre, le respect des droits de l’homme, la suppression d’inégalités criantes ou la préservation écologique de la planète. Il repose sur l’élaboration d’une vision commune de l’avenir de l’humanité et non sur la recherche d’une éventuelle unité organique dans la foi.

ÉTIENNE FOUILLOUX

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