L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE II
La pierre angulaire

A sa gauche, le Taurus. A sa droite, la mer. Tant qu'il cheminera vers Adana, Saul se sentira en Cilicie. Chez lui.

Il s'est mis en route un dimanche matin, précaution à laquelle un juif ne manque jamais et qui permet de voyager six jours entiers avant de s'arrêter lors du prochain sabbat. Déjà sa besace lui scie l'épaule : il suffit d'une demi-journée de marche pour que tous les voyageurs se reprochent de l'avoir trop chargée. On est sûr qu'aux vêtements indispensables, il aura ajouté les babioles auxquelles tiennent tant les garçons de quinze ans. Voyage-t-il l'hiver ? Il enveloppe d'un manteau, simple pièce d'étoffe percée d'un trou pour la tête, son chalouk, tunique de laine qui flotte assez bas sur les genoux sans jamais rejoindre le sol. Pour ne pas être gêné, on la remonte dans la ceinture. Voyage-t-il l'été ? Il roule le manteau dans sa besace. Regrette-t-il de n'avoir pas emprunté l'un de ces bateaux qui, régulièrement, partent de Tarse pour Césarée Maritime ? On peut parier que non. Je n'imagine pas que son père ait songé à lui accorder cette facilité : ‘Aliya oblige.

Où que l'on circule en ce temps, c'est une plainte continuelle : fondrières où se brisent les voitures, routes inondées, boue dans laquelle on glisse et parfois s'engloutit, chutes dans les gouffres, tracé mal défini des chemins, balourdise des guides, dangers des brigands et des bêtes féroces, nocivité des « eaux mortelles », tourments causés par les moustiques dont on pressent que les piqûres peuvent propager les épidémies : Pline invite à s'en défendre par des fumigations. A quoi il faut ajouter la barrière des langues, les gîtes d'étapes où l'on vous gruge et où l'on ne trouve jamais de place, ceux qui sont d'une saleté si repoussante ou d'un tel inconfort qu'on les fuit. Saul découvre tout cela. Sans joie, nécessairement.

Quittant Adana pour Antioche, il emprunte le pont colossal — trois cent dix mètres de long — jeté par les Romains sur chacune des deux branches de l'embouchure de la rivière Sarus. Deux mille ans après, quatorze arches subsistent des vingt-quatre d'origine.

A-t-il conscience du passé des lieux dans lesquels il s'engage ? Sûrement non. Pour lui, l'histoire se résume à la Bible. Le premier des juifs est Abraham. Il en connaît la vie par cœur mais est incapable de la dater et, d'ailleurs, il n'y pense pas. Cette Syrie où il pénètre, comment saurait-il que les rois d'Ebla y ont établi vingt siècles plus tôt un empire : le plus ancien d'Asie ? Comme il est question des Assyriens dans la Bible, Saul sait qu'ils ont soumis définitivement la région, qu'ils en ont détruit les villes et déporté les habitants. Le nom d'Alexandre lui dit quelque chose parce que ce conquérant était grec et qu'on le célébrait à Tarse. Qu'il y ait eu de nombreux rois juifs, il le croit fermement puisque la Bible les nomme.

La Bible ne faisant pas mention d'autres rois plus récents, il n'aura retenu que le nom d'Hérode Ier qui a résonné jusqu'en Cilicie et que certains appellent le Grand. Cet Hérode-là tenait sa couronne des Romains. Son royaume, à sa mort — il y a plus de vingt ans —, a été partagé entre ses trois fils. Chacun d'eux, au gré de la faveur romaine, n'en a obtenu que des bribes. Désormais, les Romains règnent en maîtres à Jérusalem. Un procurateur — ou préfet — exerce le pouvoir au nom de l'empereur. Saul connaît-il le nom de Pompée ? Peut-être, parce que tout le mal vient de là : c'est en 63 avant notre ère que le rival de César, après être venu à bout des pirates qui infestaient la Méditerranée, s'est attaqué aux rois qui régnaient sur l'Asie Mineure et les a battus. Il a fait de la Syrie une province romaine. Quand il s'en est pris à la Palestine, il a découvert un pays déchiré par une guerre civile : plusieurs princes se disputaient le pouvoir. Voilà qui a fait l'affaire du Romain qui a mis le siège devant Jérusalem, s'en est emparé, à pénétré dans le Temple et — ô sacrilège — en a violé le sanctuaire. On a dû raconter cela à Saul, mais — il a quinze ans — s'en souvient-il ?

Chaque voyageur cherche à se mêler à d'autres avec lesquels on est content de faire un bout de chemin. On apprend toujours quelque chose des habitués du parcours. Ils vous délivrent des conseils pratiques sur l'état de la route, les embûches à éviter, les périls dont il faut se protéger.

Tout à coup, devant lui, c'est l'éblouissement. Antioche ! Jamais cet adolescent, si fier de sa ville natale, n'aurait pu concevoir qu'il existât une telle cité. Imaginez-là s'étendant vers l'Oronte et les pentes du Silpios, traversée de part en part par une avenue de quatre kilomètres de long bordée de portiques, avec des rues innombrables serpentant entre des collines, de vallonnements, des ravins, des torrents, des rochers, des cascades, des grottes, des jardins. Flavius Josèphe tranche : Antioche, métropole grecque implantée en Orient, est la troisième ville du monde après Rome et Alexandrie. Je vois Saul extasié devant le théâtre taillé dans le roc même du Silpios, devant le cirque long de deux cents mètres, le forum immense et, édifié sur une île de l'Oronte, le palais impérial.

Cinq cent mille habitants ! Saul se perd dans une cohue de gens toujours pressé et — en apparence du moins — enchantés de vivre. Le rhéteur Libanios montrera Antioche comme la Ville Lumière par excellence : « Le soleil est relayé durant la nuit pas d'autres lumières. La nuit et le jour ne diffèrent chez nous que par le mode d'éclairage. Les travailleurs zélés s'aperçoivent à peine de la différence et continuent allègrement à forger ; et quiconque le désire, peut chanter et danser toute la nuit, de sorte qu'Héphaïstos et Aphrodite en partagent les heures. »

Saul doit choisir son chemin : continuant vers l'est pour rejoindre la piste transjordanienne — amorce d'une future voie romaine — ou obliquer vers le sud. Je gage qu'il a préféré le sud. Parallèlement à la Méditerranée, court une piste ouverte par les Egyptiens vers 2000 av. J.-C. D'abord conçue pour le transport à dos d'âne ou de mule, elle s'est trouvée plus tard empruntée par de lourds chariots de bois tirés par des onagres et, quand les chameaux ont été importés de Mongolie, par les caravanes. C'est dire qu'une piste aussi fréquentée est praticable aux piétons. Elle porte un nom propre à susciter les rêves d'un jeune garçon : le Chemin de la Mer.

Au sortir d'Antioche, Saul sait déjà qu'il devra patienter dans l'attente d'un convoi ou d'une caravane. Voyager autrement serait folie : on serait la proie des brigands prêts à vous dépouiller et, pour faire cesser vos cris, à vous égorger. Ramassis de mendiants professionnels, de soldats déserteurs, d'esclaves en fuite, voler leur est devenu une habitude telle que « s'ils ne peuvent piller autrui, écrit drôlement l'inévitable Flavius Josèphe, ils se pillent entre eux ». Sur cette piste, des caravanes s'engagent en permanence dans les deux sens. Il suffit, pour avoir le droit de s'y mêler, d'indemniser le chef. Saul l'a fait.

A la monotonie, voire l'ennui, qui menacent, deux antipodes : le jeune pharisien ne peut transgresser les obligations de prières apprises dès son enfance. Elles l'entraînent à se réfugier dans la pensée du Créateur de toutes choses. Second dérivatif : la curiosité dont on est dévoré à quinze ans et les émerveillements qui surgissent d'une étape à l'autre.

La besace de Saul s'alourdit, ses jambes lui pèsent de plus en plus douloureusement. Voici, à quatre ou cinq jours de marche d'Antioche, le site de Laodicée (aujourd'hui Lattaquié), célèbre pour la fécondité de ses cultures ; quelques jours encore et la piste longe cette rivière Adonis qui, à l'époque des pluies, charrie une étrange couleur rouge vif née du minerai de fer qui lui sert de lit. Plus loin, la montagne tombe à pic dans la mer et il faut s'engager dans un tunnel dont la percée a demandé, bien longtemps avant les Romains, un labeur surhumain. Ces souterrains, relativement nombreux à l'époque, Sénèque les a détestés : « Rien de plus long que cette prison, rien de plus obscur que ces torchères dont l'effet est, non pas de nous faire voir dans les ténèbres, mais de se faire voir elles seules. » Saul a dû comme lui se plaindre de la poussière : « Elle fait des tourbillons sur elle-même... et retombe sur ceux qui l'ont remuée[1] ». Voici Byblos et son port phénicien largement ouvert sur la mer. Voici Bérytus (Beyrouth), tellement appréciée pour son climat que l'empereur Auguste lui a attribué le nom de sa fille chérie : Julia Augusta Felix. Voici Tyr, l'illustre, qu'arrosent les rivières de l'Anti-Liban. Tout s'y croise de ce que l'on importe ou exporte : l'argent, le fer, le blé de Syrie, les chevaux d'Arménie, l'étain de Cornouaille, le plomb d'Espagne, le cuivre de Cilicie. Merveilleux embarras du choix qui, hélas, ne concerne en rien Saul. A Césarée Maritime, port édifié par le roi Hérode le Grand, on quitte la Méditerranée pour s'enfoncer à l'est vers Jérusalem. Il reste une soixantaine de kilomètres à parcourir. Deux journées de marche. Quand Paul atteindra le but, il aura, de Tarse à Jérusalem, parcouru sept cent cinquante kilomètres.

[1] Cité par Jean-Marie André et Marie-Françoise Baslez.

Aucune région du monde, au XXIe siècle, ne nous est autant présente à l'esprit que celle-ci. Ces Arabes et ces Israéliens qui se déchirent et s'entretuent nous ont reconduit tout droit à l'Ancien et au Nouveau Testament. Les noms de Jérusalem, Gaza, Hébron sont familiers à nos enfants. Les affrontements d'aujourd'hui jalonnent aussi bien les parcours du roi David que ceux de Jésus. Je pense à Paul Dreyfus, grand reporter, qui eut à « couvrir » la guerre des Six Jours. C'est en cherchant, pour son journal, à compter les chars anéantis et les avions abattus qu'il s'est senti entraîné vers un passé où l'on s'était affronté avec tant de violence. Dès lors, il s'est acharné à trouver des « témoins » disparus depuis deux mille ans. Parmi ceux-ci, Paul de Tarse l'a frappé plus fort que tous les autres parce que lui aussi avait erré entre deux camps. Cependant que les balles sifflaient autour de lui, il a décidé de consacrer sa vie à retracer son itinéraire. Je lui dois beaucoup.

Il est là, sous nos yeux, le jeune Saul. Il quitte le Chemin de la Mer pour s'enfoncer dans la plaine de Sharon dont les champs de blé, les oliviers aux branches alourdies et les vignes offertes crient l'opulence. Il s'élève au flanc des premières collines, ces monts de Judée couverts de chênes et de térébinthes, de genévriers et de cyprès. Peu à peu, les pentes se dénudent, la roche l'emporte. Il oublie toute fatigue, Saul, car le but est proche. En même temps il s'étonne : à Tarse, il chantait la gloire de Jérusalem sans songer un instant que la ville de David pût se trouver en pleine montagne.

Au détour d'un chemin, voici « perchée entre ciel et terre », la ville sacrée.

Qui pourra oublier sa première vision de Jérusalem ? La mienne, tant rêvée, fut parfaitement insolite. Quelques jours avant Noël 1965, après avoir survolé les sables de Jordanie, un avion épuisé par les ans déversa sur l'aéroport d'Amman, en fin de journée, un petit groupe de Français résolus à tout braver pour assister à la messe de minuit dans la basilique de Bethléem. Quelques soldats jordaniens vêtus d'uniformes de coupe très british nous poussèrent, plutôt cordialement, dans un autobus. L'entretien de la route souffrait visiblement d'une absence de crédits. Agrippés aux accoudoirs, nous fixions obstinément le pare-brise dans l'espoir, à chaque virage, que surgiraient devant nous les remparts espérés. Il faisait encore jour. La plupart d'entre nous n'avaient jamais vu Jérusalem.

Nous sommes entrés dans la ville sans le savoir. La nuit était tombée d'un seul coup. L'éclairage urbain, lui aussi, manquait de moyens. Pas un croissant de lune, pas une seule étoile pour nous permettre de discerner au moins l'apparence d'une église, l'ombre d'une synagogue ou ce qui eut ressemblé à un minaret. Surgissant tout à coup dans la lumière des phares, tout ce que nous avons aperçu fut une patrouille de la Légion arabe qui défilait au pas cadencé. On nous fit descendre et, ayant récupéré nos bagages, on nous poussa dans un bâtiment où — enfin — nous attendait de la lumière. En ouvrant la porte, des religieuses manifestaient cet étonnement souriant que l'on réserve aux gens de la famille revenus d'une longue aventure.

Nous étions dans une école dont les élèves, pour cause de vacances, avaient déserté les chambres. Aux premières lueurs du jour, j'étais debout devant la fenêtre ouverte, découvrant pour la première fois une rue de Jérusalem. Il s'agissait de la partie arabe de cette ville coupée en deux depuis le jour ou l'armée israélienne avait admis qu'elle ne pourrait venir à bout des soldats de Glubb Pacha. L'armistice du 3 avril 1949 avait fait surgir, au milieu de la cité, un mur quasiment infranchissable, barbelés doublés de mines, couloir criblé de chicanes, guetteurs armés placés de loin en loin. Pour découvrir la ville israélienne — j'y tenais —, il m'a fallu grimper sur une colline d'où l'on devinait, de l'autre côté, une activité intense. Le tintamarre des chantiers, le bruit des moteurs et des klaxons nous ramenaient à notre propre silence.

Je l'ai aimé, ce silence. Soutenu par le spectacle des remparts crénelés édifiés par les croisés et les mameluks, je me retrouvais dans la ville où Joseph et Marie avaient porté au Temple, pour qu'il fût présenté au Seigneur, le bébé Jésus ; où, son parcours accompli, le même était mort cloué sur une croix. Tôt le matin, je me voyais presque seul dans les ruelles qui n'avaient guère changé depuis deux mille ans. Parfois, des guides jordaniens commentaient à notre intention — et en français — les textes de la Bible et de l'Evangile. Les archéologues n'avaient pas encore démontré que la Via dolorosa n'était pas la Via dolorosa. Les boutiquiers musulmans vendaient avec conviction des chapelets et des « croix de Jésus ». Dans le sous-sol du couvent — la ville en regorgeait —, on me montra le dallage de la cour où Jésus avait attendu son sort inéluctable, cependant que les soldats romains le surveillaient en jouant aux dés : on me le « prouva » en me désignant, gravé dans la pierre du pavement, un échiquier.

L'esplanade des mosquées ! Le mont des Oliviers ! Je n'ai rien oublié. A Bethléem, nous l'avons eue, notre messe de minuit. Attirée davantage par la curiosité que par la piété, une foule s'écrasait dans la nef. A l'élévation, les soldats du roi Hussein présentèrent les armes. De toute l'assemblée hétéroclite, ils nous ont paru les plus recueillis.

Comment imaginer Saul devant les murs de Jérusalem ? Imprégné comme il l'est de la Loi, abreuvé de l'histoire d'Israël, de ses prophètes, de ses rois, de ses héros, on voudrait le voir éclater en sanglot et tomber à genoux. Une telle vision risque d'être bien romanesque. Paul de Tarse ne fut jamais un sentimental.

De la ville de David, les rabbis gonflés d'orgueil ne cessent de répéter : « Celui qui n'a pas vu Jérusalem n'a jamais vu une belle cité. » La remarque méprisante de Cicéron — Jérusalem n'est qu'une « bicoque » — n'est nullement confirmée par les contemporains. Outre les adductions d'eau dont la cité manquait cruellement, Hérode le Grand l'a dotée de la forteresse Antonia qui, de ses tours massives, dominait l'esplanade du Temple, du palais royal autour duquel, dans la ville haute, s'agglutinaient les demeures des riches et des courtisans, des tours de Mariamne, d'Hippicus, de Pharaël. Cette ville imprenable était toute entière bâtie, y compris la muraille longue de quatre kilomètres et demi qui l'encerclait, de la même pierre coquille d'œuf tirée des collines environnantes.

Parmi les portes fortifiées, laquelle Saul a-t-il choisie ? Celle de l'Ouest, appelée aussi porte des Jardins ? Dans ce cas, l'ayant franchie, il aura tâtonné dans un lacis serré de rues, de ruelles, de venelles, si étroites souvent que deux ânes bâtés ne pouvaient s'y croiser. Aucune symétrie, aucune perspective, des demeures totalement disparates : si celles des riches bénéficiaient de toits de tuiles, celles des pauvres — infiniment plus nombreuses — se contentaient d'une couverture de roseaux enrobés de terre séchée. Partout des synagogues. Il faudra du temps à Saul pour les dénombrer : quatre cent quatre-vingts, une pour cinquante-deux habitants ! Rien de tout cela ne comptera plus quand il aura découvert le Temple.

Aurions-nous gardé le souvenir de la Jérusalem d'Hérode si celui-ci n'avait juré — pari grandiose — d'édifier la son chef-d'œuvre ? Le jour où, en 20 avant notre ère, il a posé la première pierre du Temple, ce roi sanguinaire a mérité son qualificatif de « Grand ». Quand Saul y pénètre, les travaux ne sont pas achevés. Depuis plus de quarante-trois ans, sous le contrôle de mille prêtres, dix mille ouvriers participent à l'entreprise pharaonique. Dans l'enceinte — 491 mètres de longueur sur 310 de large — érigée à l'endroit où s'élevait le Temple de Salomon, que de merveilles ! D'énormes murs, plantés dans la terre de la même colline, soutiennent l'ensemble[2]. Chacun de ceux qui franchissent l'une des huit portes monumentales est saisi par la vision d'une sorte d'espalier gigantesque. Les parvis s'enchaînent à la suite les uns des autres : celui des gentils — les non-juifs — où ceux-ci peuvent accéder et où se rencontre, flâne, pérore, commerce la population de la ville ; le parvis des femmes ; le parvis des hommes ; le parvis des prêtres. Au-delà, l'hôtel des holocaustes ; plus loin, le Sanctuaire et — apothéose — le Saint des Saints dans lequel le grand prêtre seul a le droit de pénétrer.

[2] Un fragment en existe encore aujourd'hui : le Mur des Lamentations.

Bois, pierres, marbre, métaux précieux : tout se conjugue pour éblouir. Des premières lueurs du jour jusqu'au soleil couchant, des milliers de gens s'y côtoient : juifs pieux avides de prier ou curieux impatients de découvrir. Lorsque vient l'époque des grandes fêtes religieuses — celles surtout de la Pâque et des Tentes —, des pèlerins en foule accourent en ce lieu de la Diaspora entière sans que l'on comprenne trop aujourd'hui comment tant de monde pouvait y tenir. Flavius Josèphe affirme que, lors d'une seule année, 250 600 agneaux ont été immolés, ce qui, à raison d'un animal pour dix pèlerins — et même s'il exagère —, correspondrait à deux millions de juifs. Tout cela se mêle, se coudoie, se bouscule, tenues et couleurs juxtaposées : celles, modestes, des juifs de Palestine, celles, bariolées, de la Diaspora : akals noirs et rouges, voiles blancs, jaunes ou rayés de bandes multicolores.

Unique.

Dans cette cité qui a dû angoisser l'adolescent parce qu'elle lui étaient inconnue — souvenons-nous de nos quinze ans —, l'attend-on ? On n'imagine guère le père fabricant de tentes lâcher son rejeton dans la nature sans avoir prévu pour lui un asile. La sœur de Paul habite Jérusalem. Nous savons qu'elle a un fils qui, le moment venu, volera au secours de son oncle en danger. Comment douter qu'elle n'ait accueilli son frère, au moins jusqu'au moment où il ira prendre pension chez le professeur qui l'attend ? Non sans émotion, Saul — devenus Paul — évoquera plus tard ses années d'apprentissage : « C'est ici, dans cette ville, que j'ai été élevé et que j'ai reçu aux pieds de Gamaliel une formation strictement conforme à la Loi de nos pères[3]. »

[3] Actes 22.3.

Une des figures les plus respectées du rabbinat de ce temps, ce Gamaliel, un pharisien en qui l'auteur des Actes des Apôtres voit « un docteur de la Loi estimé de tout le peuple[4] ». A ce point d'ailleurs que la tradition juive l'a désigné par le mot rabban qui suggère une idée plus forte que rabbin ou rabbi[5]. Son grand-père, Hillel l'Ancien, est connu pour avoir fondé à Jérusalem une académie dont le libéralisme est resté fameux. Les lettres de Gamaliel qui circulent jusqu'en Cilicie répandent un mode de pensée associant souvent la Loi juive et la philosophie grecque, coexistence moins surprenante qu'il n'y peut paraître. A l'époque des Maccabées, des juifs se réclamaient déjà d'une parenté avec Sparte. Les rois Hérode ont fait de Jérusalem une ville largement ouverte à l'hellénisme. Au Temple, les inscriptions qui permettent de se repérer sont données en trois langues : hébreu, grec, latin. Dans plusieurs synagogues de Jérusalem, on prie en langue latine ou grecque.

[4] Actes 5.34.

[5] Marcel Simon.

Il faut donc s'arrêter à l'image de Saul assis « aux pieds » de son maître. A la manière des écoles philosophiques, Gamaliel emmène-t-il ses élèves déambuler ailleurs, au Temple par exemple ? C'est peu probable. Un maître juif reçoit ses élèves dans sa maison. Ainsi se crée un lien qui ne pourra plus se dénouer. Dès le premier jour, Gamaliel n'a pas manqué de formuler la règle qui deviendra une loi pour ses disciples : « Donne-toi un maître et tu évites ainsi le doute. » Les élèves doivent l'appeler « père ». Auprès de lui, Saul apprend à manier avec la même aisance le grec, l'hébreu, l'araméen. Il saura assez de droit pour apparaître à ses contemporains comme un juriste de formation. A quoi s'ajouteront même quelques connaissances de médecine : au cours de ses voyages, on le verra soigner les malades. Mais l'essentiel reste la connaissance exhaustive de la Bible.

Les Epîtres démontrent un Paul littéralement imprégné des livres saints. Familier des écrits apocalyptiques, il en citera souvent les thèmes primordiaux[6]. Quand il proclamera que la résurrection doit être au centre de la foi, il ne fera que partager la croyance des pharisiens en un jugement après la mort, lequel punit les mauvais d'une « prison éternelle » et autorise les bons à revivre. A l'époque de Gamaliel, on croit volontiers à des créatures intermédiaires entre Dieu et l'homme, telles que les démons et les anges, conviction que partage d'ailleurs, en Orient, la majeure partie des intellectuels hellénisés[7].

[6] La Bible. Ecrits intertestamentaires (1987).

[7] J.-B. Neusner.

Interdit de mettre en doute un seul mot du maître ! La parole de Gamaliel est la Vérité et l'on ne discute pas la Vérité : « Le disciple doit être comme une citerne dont on vient d'achever le revêtement intérieur et qui ne laisse pas fuir la moindre goutte d'eau[8]. »

[8] Propos de Johanan ben Zakay chantant les louanges de son disciple Eliézer.

« Je faisais des progrès dans le judaïsme, écrira Paul, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères[9]. » Un rappel sans modestie, mais qui convainc. Les études de Saul ont été longues et certains ont même estimé qu'elles avaient trop duré. Ecoutant parler Paul à la fin de sa carrière, le procurateur de Judée Porcius Festus s'écrira « en haussant la voix » :

[9] Galates 1.14.

— Tu es fou, Paul ! Avec tout ton savoir, tu tournes à la folie[10] !

[10] Actes 26.24.

C'est dans une ville occupée mais nullement soumise que Saul a étudié. Le peuple juif tolère de moins en moins la présence romaine. Peu de temps après l'arrivée du jeune Saul, sous le mandat de Ponce Pilate — entre 26 et 36 —, et cependant que se poursuit le règne de Tibère, des mouvements populaires ont été durement réprimés. On ne parle plus, on ne rêve plus que de chasser les Romains. Un Samaritain ameute des foules en armes en invoquant Moïse le Libérateur ; Judas de Gamala coordonne l'action subversive des zélotes. Résistants avant la lettre, des inconnus vaticinent, se présentent comme investis de pouvoirs surnaturels et appellent à la révolte. Le charismatique est à la mode : certains se déclarent favorisés par des dons spirituels extraordinaires (prophétie, vision, glossolalie[11]) octroyés par l'esprit de Dieu. Le juif moyen ne sait plus à quel faux prophète se vouer. Des sectes pénitentielles voient le jour sous l'inspiration des disciples de feu Jean le Baptiste, décapité en 28. Dans leur retraite de la mer Morte, les esséniens tentent d'atteindre l'absolu.

[11] La glossolalie permettait — croyait-on — de communiquer dans un langage qui échappait à ceux qui n'y étaient pas initiés.

Jamais peut-être n'a-t-on autant évoqué Elie : son retour ne doit-il pas précéder la venue de ce Messie attendu avec une impatience de plus en plus fiévreuse ? Messie vient de l'hébreu Maschiah (araméen Meschiha) et signifie « oint, marqué de l'onction royale, sacré par le Seigneur ». Le mot est ancien. Pour Esaïe, le Messie « frappera le pays avec le pouvoir de sa parole et du souffle de ses lèvres... La justice et la charité seront la ceinture de ses reins ». On n'en doute pas : le Messie libérera Israël du joug des Romains qui l'ont asservi. On psalmodie : « Heureux ceux qui vivront au jour du Messie, pour voir le bonheur d'Israël et toutes les tribus rassemblées. » Ou encore : « Qu'elle vienne, qu'elle s'accomplisse la promesse de Dieu faite jadis aux Pères et que, par le saint nom, Jérusalem soit pour toujours relevée ! » Dans les rues de la ville de David, chaque galopade de cavaliers romains — chlamides rouges flottant sur les cuirasses — fait éclore un nouvel appel, une nouvelle colère.

Chez Gamaliel, l'étudiant Saul a-t-il seulement entendu parler de ce Jésus de Nazareth qui, en Galilée, arpente maintenant plaines et montagnes pour appeler les juifs à se rapprocher de Dieu et mieux observer la Loi ?

Serrons de près la chronologie. La probabilité veut que Saul soit arrivé dans les années 20 à Jérusalem. Selon un calendrier vraisemblable, à l'automne de l'an 27 Jésus reçoit le baptême des mains de Jean le Baptiste et commence aussitôt à prêcher. La même année, Saul a dix-neuf ans. Qu'il ait entendu parler du personnage singulier dont le renom ne dépasse guère les alentours du lac de Tibériade serait surprenant. A la Pâque de l'an 28, Jésus — en tant que prophète du Royaume — gagne pour la première fois Jérusalem. Il fait scandale en prétendant chasser les marchands du Temple. Sa parole convainc un certain nombre de fidèles mais reste un non-événement. Est-elle venue jusqu'aux oreilles de Saul, reclus chez son maître comme en un autre monde ? Certes, on peut admettre que Gamaliel, très proche de la hiérarchie des prêtres, ait été informé de la colère des changeurs et marchands d'animaux de sacrifice et qu'il ait entretenu de cette étrangeté ses élèves. Pour le croire, il faut beaucoup de bonne volonté.

A la Pâque 30, Jésus revient à Jérusalem. Il dérange cette fois assez de monde pour que la hiérarchie s'en inquiète. Cela s'achève au Golgotha[12]. Ce jour-là, à l'heure de midi, on cloue le condamné sur une croix surmontée, en signe de dérision, d'un écriteau portant ces mots : Jésus le Nazôréen, Roi des Juifs. L'exécution s'est accomplie à Jérusalem, au-delà de la porte d'Ephraïm, au pied de la colline de Gareb. A trois heures après midi, un légionnaire lui ayant percé le côté droit d'un coup de lance, le condamné a cessé de vivre. Du praefectus romain Ponce Pilate, ses amis obtiennent l'autorisation d'emporter le cadavre. Avant la nuit — l'heure du sabbat l'exige —, la pierre en forme de roue prévue à cet effet est roulée devant le tombeau.

[12] Le vendredi 7 avril 30 si l'on adopte la chronologie des synoptiques.

L'affaire ne fait que peu de bruit. Certes, ce Jésus compte des fidèles, des disciples, d'aucuns disent des partisans — sans cela l'eût-on condamné ? — mais, dans une ville de vingt-cinq mille habitants, ils ne sont guère plus de quelques centaines.

L'évangéliste Luc affirme que, sur le chemin suivi par ce Jésus, s'est amassée « une grande multitude du peuple[13]  » : en premier lieu ces gens animés d'une curiosité malsaine qui, en tout temps, se pressent aux exécutions ; ceux aussi qui, quelques heures plus tôt, criaient à Pilate : « Crucifie-le ! » ; enfin, au-delà du désespoir, perdus dans cette cohue, ses amis, ses disciples et quelques-uns sans doute des Douze que l'on nommera apôtres.

[13] Luc 23.27.

A l'annonce que Jésus avait expiré, certains de ses fidèles n'ont pu vaincre leur peur et se sont terrés. La plupart sombrent, saisis par l'horreur de la croix — supplice des esclaves —, anéantis par la mort de celui dont la moindre parole chante dans leur mémoire. Trois jours de larmes, de doutes affreux et, soudain, transmise de bouche à oreille, l'incroyable nouvelle : Christ est ressuscité.

Eux aussi, les disciples, ils renaissent.

A vingt-deux ans, Saul étudie toujours. La probabilité veut cette fois qu'il ait connu l'exécution du Nazôréen. S'en est-il ému ? Pas davantage que sur le sort d'un faux messie de plus. Vu leur nombre, ce serait du temps perdu. L'immense majorité des habitants de Jérusalem réagit comme lui.

Saul mettra longtemps à apprendre que le grand prêtre, devant qui ce Jésus a été conduit, lui a demandé s'il était vraiment « le Christ, le Fils du Béni ». Il a répondu :

— Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant avec les nuées du ciel.

Dès qu'un faux messie est démasqué ou exécuté, le petit groupe qui l'a suivi se disperse. Ce n'est pas le cas pour celui-ci.

Combien sont-ils, ces « chrétiens » de Jérusalem ?

Assurément fort peu. Le chiffre donné par les Actes de cinq mille convertis après la Pentecôte n'est pas vraisemblable. On doit penser que « le nombre des ralliements fut plus modeste et que la petite communauté ne s'élargit que progressivement[14] ». La foi en la résurrection de Jésus apparaît comme l'apanage de ses disciples les plus proches, de femmes, de membres de sa famille et de quelques autres seulement. Ils veulent poursuivre l'œuvre du ressuscité. Pour parler de Jésus, ils s'assemblent en se donnant le nom de « frères ». Il s'agit en majeure partie de Galiléens venus à Jérusalem à la suite de Jésus. Pourquoi, malgré les périls et probablement les ennuis d'argent, s'acharnent-ils à y demeurer ? Est-ce parce qu'ils sont convaincus que Jésus reviendra dans sa gloire à l'endroit où il a été crucifié ?

[14] Introduction de Pierre Geoltrain à l'ouvrage collectif : Origines du christianisme (2000)

De cette petite communauté, nous savons seulement que la plupart ont vendu leurs biens et les ont mis en commun, qu'ils prient et mangent ensemble. L'apôtre Pierre, dans sa première Epître, les montre « compatissants, animés d'un amour fraternel, miséricordieux, humbles » et Luc les voit prenant « leur nourriture dans l'allégresse et la simplicité du cœur[15] ». Ils se rendent chaque jour au Temple. Pourquoi y auraient-ils renoncé ? Ils sont juifs et Jésus a dit : « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abroger mais accomplir[16]. »

[15] Actes 2.46.

[16] Matthieu 5.17.

Chez Gamaliel, le souffle du Dieu de la Bible habite Saul. Nous commençons à le découvrir dévoré de certitude, assuré qu'il ne peut être de salut hors de l'obéissance à la Loi juive et prêt à développer une sainte colère à l'égard de ceux qui la violeraient.

Or la petite communauté des fidèles de Jésus s'accroît. Elle en est à se donner l'esquisse d'une organisation. Jésus a confié solennellement à Pierre, un ex-pêcheur du lac de Tibériade qui a abandonné ses filets pour répondre à son appel, la mission — Pierre, tu es Pierre... — d'assurer la pérennité du message prêché au cours de sa vie publique. Jean demeure, lui, le « disciple que Jésus aimait ». Avec l'assentiment de tous, les deux hommes se sont saisis des rênes.

Sans l'avoir le moins du monde prémédité, l'un et l'autre vont faire sauter le verrou d'une discrétion que les fidèles ont jusque-là tenue pour préférable. L'événement se passe au Temple où les deux apôtres se rendent quotidiennement. Ce jour-là, ayant jeté le taliss sur leurs épaules, c'est par la Belle Porte qu'ils y accèdent[17]. Non loin de l'entrée, un mendiant professionnel, impotent de naissance et fort connu des habitués, s'égosille à réclamer de l'argent. Pierre s'arrête, le regarde en face :

[17] Actes 3.2.

— De l'or ou de l'argent, je n'en ai pas. Mais ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazôréen, marche !

Combien de fois n'a-t-il pas entendu son maître proférer un ordre identique. Et l'homme se lève. La foule des juifs le voit « bondissant et louant Dieu » jusqu'à ce portique de Salomon et ce parvis des gentils où s'alignent cent soixante-deux colonnes. Scandale. Le commandant du Temple et plusieurs prêtres accourent. On s'empare de Pierre et de Jean. Faute de pouvoir les juger tout de suite — la nuit approche —, on les jette, au sein même du Temple, dans une pièce prévue à cet effet. On les en tire le lendemain matin pour les traîner devant l'autorité juive suprême : le Sanhédrin. Le grand prêtre Hanne préside l'assemblée des prêtres, des anciens et des scribes. On pousse jusque-là, effaré, l'infirme devenu ingambe.

Siégeant en ce lieu solennel, rangés en demi-cercle, s'agitent — à commencer par Caïphe — plusieurs de ceux qui ont fait condamner Jésus. On interroge les suspects sur l'affaire de la veille :

— A quelle puissance ou à quel nom avez-vous eu recours pour faire cela ?

Réponse de Pierre, que nous voyons doté de la solidité et de la carrure acquises en ramant sur sa barque et remontant les filets :

— Sachez-le donc, vous tous et tout le peuple d'Israël, c'est par le nom de Jésus Christ le Nazôréen, crucifié par vous, ressuscité des morts par Dieu. C'est grâce à lui que cet homme se trouve là, devant vous, guéri. C'est lui, la pierre que vous, les bâtisseurs, aviez mise au rebut : elle est devenue la pierre angulaire...

Luc témoigne : « Ils constataient l'assurance de Pierre et de Jean et, se rendant compte qu'il s'agissait d'hommes sans instruction et de gens quelconques, ils en étaient étonnés[18]. »

[18] Actes 4.7-13.

Une lourde condamnation va-t-elle répondre à tant d'audace ? Nullement. En ces temps difficiles, le Sanhédrin estime que l'affaire n'est pas assez importante pour que l'on risque de provoquer l'une de ces agitations dont les Romains ont horreur. On se contente de relaxer Pierre et Jean en leur faisant défense de « prononcer ou d'enseigner le nom de Jésus ».

La réponse claque, cinglante :

— Qu'est-ce qui est juste aux yeux de Dieu ? Vous écouter ou l'écouter ?

Nul n'ouvre plus la bouche. En se retirant, les deux hommes avertissent :

— Nous ne pouvons pas taire ce que nous avons vu et entendu.

La césure qui vient de s'opérer marque un tournant essentiel de l'histoire du christianisme. Les fidèles de Jésus qui, jusque-là, continuaient à pratiquer la religion juive en n'y trouvant rien de contradictoire avec leur foi nouvelle se découvrent soudain en conflit avec ceux pour qui Jésus n'est qu'un agitateur équitablement condamné. A l'inquiétante progression du nombre de « chrétiens[19] » répond un raidissement de l'autorité juive. Convaincus d'avoir enfreint l'interdit en continuant à prêcher publiquement l'enseignement de Jésus, Pierre et Jean vont être de nouveau arrêtés.

[19] Le mot chrétien n'apparaîtra que plusieurs années plus tard à Antioche. C'est pour la commodité du lecteur qu'il est employé ici.

Cette fois ils risquent une longue peine de prison[20]. Dans l'assistance, un homme se lève : Gamaliel. Vous avez bien lu. Il s'écrie :

[20] Les juifs, par ordre de l'occupant romain, n'ont pas le droit de prononcer de condamnation à mort.

— Israélites, prenez bien garde à ce que vous allez faire dans le cas de ces gens... Je vous le dis, ne vous occupez plus de ces gens et laissez-les aller ! Si c'est des hommes que vient en effet leur résolution ou leur entreprise, elle disparaîtra d'elle-même ; si c'est de Dieu, vous ne pourrez pas les faire disparaître. N'allez pas risquer de vous trouver en guerre avec Dieu[21] !

[21] Actes 5.35-39.

Pierre et Jean seront seulement battus de verges.

Nous ne nous étonnons plus, au XXIe siècle, de voir de jeunes gens étudier durant plus de dix ans. Accordons ces dix années à Saul. D'aucuns trouveront néanmoins que dix ans d'étude, c'est trop au Ier siècle, alors que l'espérance de vie ne dépasse guère vingt-cinq ans. Au premier rang de ceux qui s'interrogent figure André Chouraqui, Israélien d'origine française dont l'autorité en ces matières est considérable. Non seulement il a traduit l'Ancien Testament en français mais il s'est affronté au Nouveau dont il juge qu'il « marie, en une synthèse unique, deux univers, celui des Hébreux et celui des Grecs, en des pages auxquelles il confère une exceptionnelle beauté ». Il faut le lire : « A partir du texte grec, connaissant les techniques de traduction de l'hébreu en grec et les résonances hébraïques de la Koinè, j'ai tenté à chaque mot, à chaque verset, de toucher le fond sémitique, pour ensuite revenir au grec qu'il était nécessaire de retrouver, enrichi d'une substance nouvelle avant de passer au français. » D'après André Chouraqui, « Schaoul de Tarse, Paul, l'Apôtre juif des Gentils, est sans doute le plus puissant génie juif de son temps ».

Selon lui, toutes les réalités de la vie de Paul confirment qu'il « n'a jamais rompu avec ses racines et pratiques bibliques et talmudiques qu'il connaissait mieux qu'un autre grand juif de son temps, Philon d'Alexandrie. » André Chouraqui scrute les écrits pauliniens avec la science qui imprègne tous ses travaux bibliques : ils démontrent l'étroit parallélisme de ses déductions avec l'exégèse rabbinique. Ce que soulignait déjà, quelques années auparavant, F. Amiot, professeur au séminaire de Saint-Sulpice, quand il voyait Paul rompu à « des raisonnements subtils à la manière rabbinique. » Non content de reconnaître en Paul « un juif formé aux disciplines des rabbins », André Chouraqui nous conduit tout droit à une conclusion qui va au-delà d'une hypothèse : Paul aurait été lui-même rabbin. Il aurait exercé, au cours des années 30, dans l'une des synagogues de Jérusalem. Mgr Giuseppe Riccioti, traçant le portrait psychologique de Paul selon le contexte catholique d'aujourd'hui, semble n'en pas douter qui écrit : « Chez le rabbin Saul, la grande idée est la Loi et la tradition judaïque. »

A quoi pouvait ressembler cet adulte maintenant dans la force de l'âge ? On ne peut lui dénier une réelle vigueur physique : le prouvent les marches épuisantes et incessantes qu'il enchaînera au cours de tant d'années et la force manifestée lors de ses naufrages — il en a subi trois — au point, au cours de l'un d'eux, d'être capable de nager un jour et une nuit avant d'être repêché.

Quand nous le lisons, nous l'entendons — car on l'entend en le lisant —, nous constatons dans ses paroles une telle puissance que, d'emblée, nous lui accordons le souffle d'un Démosthène à l'apogée de son éloquence et la prestance d'un Moïse ordonnant aux flots de se retirer.

Les Actes de Paul, rédigés anonymement vers 150, nous font tomber de haut : « Or il vit venir Paul, un homme de petite taille, à la tête dégarnie, les jambes arquées, vigoureux, les sourcils joints, le nez légèrement aquilin. » On ne peut qu'être frappé par la tradition, quasiment immuable depuis les premières esquisses orientales, de l'imagerie paulinienne : maigre, chauve, barbu. Encore faut-il s'interroger sur la valeur que nous pouvons accorder à ce texte tôt relégué au rang d'apocryphe. Il avait totalement disparu quand, en 1896, une liasse de papyrus a surgi des sables d'Egypte. Tout au long du XXe siècle, la découverte d'autres manuscrits — de diverses provenances et d'époques — a permis de reconstituer une part notable du texte et de découvrir son titre complet : Actes de Paul selon l'apôtre. L'ouvrage semble avoir eu pour ambition de narrer la vie missionnaire de l'apôtre sans toutefois reprendre la version que donnent les Actes des Apôtres rédigés par Luc, témoin indiscuté de la vie de Paul. Quand on songe aux reproches si souvent réitérés à l'égard de l'homme de Tarse, on ne peut que s'étonner en découvrant que les Actes de Paul se révèlent féministes, particularité qui a permis d'ailleurs à Tertullien d'en dénoncer l'auteur : « Si certaines allèguent les Actes de Paul, qui portent ce titre à tort, pour défendre le droit des femmes à enseigner et à baptiser, qu'elles sachent ceci : c'est un presbytre[22] d'Asie qui a forgé cette œuvre comme s'il complétait l'autorité de Paul par la sienne ; convaincu et ayant avoué avoir agi ainsi par amour pour Paul, il a quitté sa charge. »

[22] Forme ancienne de prêtre.

Les aveux du coupable ne semblent pas avoir convaincu tout le monde. Willy Rordorf, spécialiste reconnu des apocryphes, a recensé « les allusions fréquentes mais ponctuelles aux Actes de Paul, fournies par beaucoup d'auteurs tant de l'Orient que de l'Occident. » Au VIe siècle, on les utilise encore. Au Xe siècle, le rhéteur Nicétas de Paphlagonie en fait toujours usage. Tous ces signes conduisent à admettre que la description physique de Paul correspond à une image fortement implantée, sur de vastes territoires, dans les premières générations de chrétiens.

Il n'est pas inutile d'isoler une phrase de ces Actes complétant le portrait supposé de Paul : « Tantôt il apparaissait tel un homme, tantôt il avait le visage d'un ange. » Une mobilité, donc, de l'expression. Faut-il y voir le prolongement de ce lieu commun de l'Antiquité qui oppose volontiers la laideur physique à la beauté de l'esprit ? Fort laid, Socrate n'en séduisait pas moins les jeunes gens. Une analyse serrée des textes, due à Robert Armogathe, permet de souligner, chez Paul, le rôle des mains et la force du regard. Les mains : « Le geste du complice, lorsqu'il garde les vêtements des bourreaux d'Etienne ; le geste de l'Apôtre qui ajoute à la fin des lettres ses “gros caractères[23]” ; le geste du martyr dont les mains sont chargées en chaînes. » A Antioche de Pisidie comme à Jérusalem, le mouvement de ses mains tente d'apaiser l'hostilité de la foule. Le regard ? Luc insiste à plusieurs reprises sur son intensité : « Le verbe employé, atenizein, est un mot rare, presque particulier aux Actes ; il signifie : “fixer son regard avec insistance”. » C'est ainsi que Paul regardera les membres du Sanhédrin. Et bien d'autres.

[23] Les « gros caractères » sont les lignes que Paul trace personnellement au bas de certaines de ses lettres dictées à un scripteur.

Question qui paraîtra insolite mais qu'il faut poser : Paul s'est-il marié ? Nous savons déjà qu'un jeune juif était voué à l'âge de treize ans à la pratique des commandements, à quinze ans au Talmud cependant qu'à dix-huit ans l'attendait les noces. La tradition date de temps reculés.

Elle n'est pas issue seulement de raisons religieuses mais d'une réalité physiologique : à plus de dix-huit ans, on risquait de voir le jeune homme s'égarer en de dangereuses aventures. Le mariage le protégeait. Au reste, la Torah invite formellement un juif à fonder une famille. On voit mal Saul s'en dispenser. La difficulté est que, dans ses lettres, il ne fait aucune allusion à ce mariage et pas davantage Luc dans les Actes des Apôtres. Dans la Première Epître aux Corinthiens, il se présente comme n'ayant pas besoin de femme et souhaite — tant pis pour les gens mariés — que « tous les hommes soient comme moi », ajoutant : « Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu'il est bon de rester ainsi, comme moi. » Le mot grec agamos, que l'on traduit ici par célibataire, signifie non marié, autrement dit sans conjoint, et désigne ceux qui n'ont jamais pris de femme, les veufs, les époux séparés. Le lecteur balance. Marié, Paul a-t-il — à une époque inconnue — perdu sa femme ? Qu'on le sache : les historiens et les exégètes qui croient à ce mariage ne sont qu'une minorité mais leur engagement est solide.

Ils commencent décidément à faire trop de bruit, les chrétiens. L'apparition de « courants » a rendu plus complexe, voire confuse, une situation jusque-là parfaitement claire. La présence, au sein de la jeune communauté, de juifs issus de la Diaspora, ouverts à de larges horizons et multilingues, ne peut que marquer la différence avec les juifs autochtones plus repliés sur eux-mêmes, parlant l'araméen à la maison et lisant, au Temple, la Bible en hébreu. Quand les premiers sont dénoncés par les seconds comme hellénistes, on sent à l'ironie se mêler l'agacement. En vertu du même processus, les autres s'entendront appeler hébreux. Force et danger des mots.

Du premier incident né de cette situation, Luc a recueilli l'écho : « le nombre des disciples augmentait et les hellénistes se mirent à récriminer contre les hébreux parce que leurs veuves étaient oubliées dans le service quotidien. » Il s'agit ici de ces repas pris en commun en souvenir de celui que Jésus avait partagé avec ses disciples la veille de sa mort.

En régime de vie communautaire, un tel traitement ne peut être tenu pour insignifiant. Les apôtres prennent l'affaire au sérieux : il ne faut pas que certains puissent se sentir frustrés ni humiliés. Eux, les Douze, ne peuvent — ni ne veulent — s'arracher à tout instant à des responsabilités spirituelles et administratives déjà lourdes. « Les Douze convoquèrent alors l'assemblée plénière des disciples et dirent : “Il ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour le service des tables. Cherchez plutôt parmi vous, frères, sept hommes de bonne réputation, remplis de l'Esprit et de sagesse, et nous les chargeront ce cette fonction. Quant à nous, nous continuerons à assurer la prière et le service de la Parole” » Cette proposition est agréée par toute l'assemblée : « On choisit Etienne, homme rempli de foi et de l'Esprit Saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d'Antioche ; on les présenta aux apôtres, on pria et on leur imposa les mains[24]. »

[24] Actes 6.2-6.

Impossible de s'y tromper : ces sept noms sont d'origine hellénique, le dernier étant même celui d'un Grec converti. La bonne volonté manifestée par les Douze débouche sur un paradoxe : pour démontrer l'égalité entre chrétiens, on crée, au sein de la première Eglise, un Etat dans l'Etat : puisque les hellénistes se plaignent, qu'ils s'arrangent entre eux ! Forts de la consécration apportée par l'imposition des mains, ceux que l'on appellera les diacres[25] vont, bien au-delà du service des tables, se donner une mission potentiellement indépendante. Flavius Josèphe qualifiera les fidèles de Jésus de « secte helléniste. » Etienne va faire bien plus parler de lui que tous les autres.

[25] Le mot ne se trouve pas dans les Actes des Apôtres.

Jeune, brûlant d'impatience, rayonnant, ne se dérobant à aucune audace, « rempli de grâce et de puissance » : tel il surgit devant nous. Peut-être vient-il d'Alexandrie car, pour une part, son style s'apparente à celui de ce Philon vénéré par la population juive de l'énorme ville. La postérité a vu en lui le promoteur d'un choix révolutionnaire : la Loi juive ne doit pas l'emporter sur l'enseignement de Jésus.

Dans la double fidélité à laquelle s'obstinaient les chrétiens hébreux, Etienne a cru voir s'assoupir l'héritage du Christ. Il va fouler aux pieds « la ruse liée à la divulgation de la vérité ». Cette vérité, il ne se contente pas de la défendre, il la crie sur les toits. Dans la lignée des charismatiques, on nous le montre opérant « des prodiges et des signes remarquables parmi le peuple ».

L'indépendance fracassante d'Etienne ne tarde pas à inquiéter les chrétiens hébreux, et bien davantage dans la hiérarchie du Temple. La secte qui se réclame d'un charpentier galiléen n'a jusqu'ici provoqué que peu d'embarras. Il a suffit de faire donner quelques coups de verges à deux des agitateurs et l'on n'a plus entendu parler de rien. Mais cet Etienne !

C'est ici que Saul de Tarse nous rejoint. Nourri dans l'hellénisme mais attaché à la Loi par toutes les fibres de son corps, qu'il se soit dressé — avec bien d'autres — contre Etienne, helléniste mais hérétique, s'inscrit dans la plus parfaite des logiques.

C'en est trop. On dénonce Etienne pour avoir « proféré des blasphèmes contre ce lieu saint — le Temple — et contre la Loi ». On ameute le peuple, les anciens, les scribes. On s'empare d'Etienne, on le traîne devant le Sanhédrin. Dans cette foule s'est glissé Saul de Tarse.

La cohue s'agite, accuse : « Nous l'avons entendu prononcer des paroles blasphématoires contre Moïse et contre Dieu ! » Interloqué, le grand prêtre — est-ce l'éternel Caïphe qui ne quittera son siège qu'en 36 ? — s'enquiert :

— Cela est-il exact ?

Etienne n'esquive rien. Bien au contraire.

— Frères et pères, écoutez ! Le Dieu de la gloire est apparu à notre père Abraham quand il était en Mésopotamie, avant d'habiter à Haran. Et il lui a dit : Quitte ton pays et ta famille, et va dans le pays que je te montrerai.

Après un tel exorde, nul ne peut s'étonner que tout y passe : Issac, Jacob, les douze patriarches, Joseph en Egypte, Moïse et la fille de Pharaon, la fuite hors d'Egypte, le Veau d'Or, les Dix commandements, l'installation en Terre sainte, les tribus, les rois, David, Salomon et son Temple. Cette litanie dure-t-elle deux heures, trois heures ? Une interrogation croît à mesure que l'orateur s'exprime : où cet homme veut-il en venir ? On n'a plus longtemps à attendre. Etienne présente Moïse tel un modèle que ses frères juifs ont méconnu :

— Il pensait faire comprendre à ses frères que Dieu, par sa main, leur apportait le salut : mais ils ne le comprirent pas... Ce Moïse qu'ils avaient rejeté par ces mots : Qui t'a établi chef et juge ?, c'est lui que Dieu a envoyé comme chef et libérateur, par l'entremise de l'ange qui lui était apparu dans le buisson. C'est lui qui les a fait sortir d'Egypte.

Etienne martèle :

— C'est lui, Moïse, qui a dit aux Israélites : Dieu vous suscitera d'entre vos frères un prophète comme moi !

Et les juifs n'ont pas écouté Moïse, le plus grand juif de l'histoire. Voilà qui devient clair comme l'eau de la piscine de Siloé. Le prophète annoncé par Moïse est venu, c'est le Messie ; les juges du Sanhédrin l'ont repoussé, lui aussi. Lorsqu'Etienne en est arrivé là, nous pouvons gager que s'est élevée une clameur de rage. Elle s'est renouvelée quand Etienne, évoquant la construction du temple de Salomon, voit en elle un signe de l'aveuglement des juifs, de leur méconnaissance avérée de la volonté divine. Dieu n'a pas besoin d'une demeure édifiée par la main de l'homme. Il l'a fait entendre par la voix des prophètes : Le ciel est mon trône et la terre un escabeau sous mes pieds. Quelle maison allez-vous me bâtir[26] ?

[26] Esaïe 66.1-2.

Etienne ne se contrôle plus :

— Hommes à la nuque raide, incirconcis de cœur et d'oreilles, toujours vous résistez à l'Esprit Saint ; vous êtes bien comme vos pères. Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils pas persécuté ? Ils ont même tué ceux qui annonçaient d'avance la venue du Juste, celui-là même que maintenant vous avez trahi et assassiné ! Vous aviez reçu la Loi promulguée par des anges et vous ne l'avez pas observée !

Fixant « son regard vers le ciel », Etienne domine les injures qui fusent de toute part :

— Voici que je contemple les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu !

Parmi ceux que Luc dépeint « grinçant des dents », au milieu du délire de haine qui récuse l'image de Jésus « debout à la droite de Dieu », que fait Saul de Tarse ? Jamais il n'aurait imaginé que l'on oserait s'élever à un tel blasphème. La grandeur de Dieu est à ce point incommensurable qu'un juif n'a pas le droit d'écrire son nom. Pour ôter toute envie, même inconsciente, de l'articuler, on le désigne par des consonnes imprononçables. L'idée insoutenable de ce menuisier élevé à la droite du Tout-Puissant glace le sang du Tarsiote.

Quand on leur a amené ce trop fameux Etienne, les membres du Sanhédrin pensaient avoir à le juger. Et voici que, sous leurs yeux, on se jette sur lui, on s'en saisit, on l'emporte ! « Ils l'entraînèrent hors de la ville et se mirent à le lapider[27]. »

[27] Les extraits du discours d'Etienne sont tirés de Actes 7.2-58.

Le cinquième Livre du Pentateuque prescrit : « S'il se trouve au milieu de toi, dans l'une des villes que le Seigneur ton Dieu te donne, un homme ou une femme qui fait ce qui est mal aux yeux du Seigneur ton Dieu en transgressant son alliance, et qui va servir d'autres dieux et se prosterner devant eux, devant le soleil, la lune ou toute l'armée des cieux, ce que je n'ai pas ordonné : si l'on te communique cette information ou si tu l'entends dire, tu feras des recherches approfondies ; une fois vraiment établi le fait que cette abomination a été commise en Israël, tu amèneras aux portes de la ville l'homme ou la femme qui ont commis ce méfait, tu les lapideras et ils mourront. »

Les recherches prescrites n'ont pas été entreprises. Le fait est avéré. Saul de Tarse suivra les exécuteurs jusqu'à la mort d'Etienne.

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