L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE VII
Sous le signe de la circoncision

Le plus dur, quand on rebrousse chemin, est que l'on connaît déjà la profondeur des gorges dans lesquelles on dévalera et que l'on mesure à l'avance la raideur des pentes à gravir. On entendra à nouveau ces mille bruits annonçant les périls auxquels on a échappé à l'aller et qui risquent de se muer en réalité. De la hâte d'arriver ou de l'angoisse de n'y point parvenir, comment savoir ce qui, chez Paul et Barnabé, l'a emporté sur le chemin d'Attaleia ? Aucun moyen de mesurer le temps si ce n'est pas des encoches aux bâtons. Entre les branches, on guette le moment où, dans la violence de la lumière que chacun connaît d'expérience, surgiront la mer et le ciel. Chaque faux espoir est reçu comme un échec.

Bonheur ! voici Mare nostrum. Les cœurs battent, les esprits se libèrent. A Pergé comme à Attaleia, ils vont retrouver, bien vivantes, les Eglises mises en place. Quand ils s'en arracheront et — enfin — s'embarqueront, on peut estimer, au rythme logique de leurs aventures, que leur mission aura duré deux ans.

Traversée sans histoire. En bout de course, le bateau cargue sa voile devant le port d'Antioche, l'autre, celle de Syrie. Quand ils débarquent, comment croire que le contraste n'a pas saisi ces hommes qui viennent de traverser des montagnes sauvages et de vivre auprès de peuples d'une simplicité presque primitive ? De l'énorme ville, rien n'est modifié, ni le grouillement de la population, ni l'orgueil de se proclamer ville libre, ni le mouvement des affaires, ni les grands airs que se donnent ceux qu'elle enrichit, ni la misère de ceux qui n'ont que leurs bras à offrir.

Depuis deux ans, nos missionnaires n'ont donné aucune nouvelle ; comment l'auraient-il pu ? Chez les chrétiens d'Antioche, l'inquiétude a crû en proportion du temps qui passait. Les voici enfin de retour et qui racontent, alternant le récit des échecs et celui des conversions. On les écoute, on s'émerveille. Pas tous : certains ne cachent pas leurs réticences en apprenant que l'on a baptisé surtout des païens. On en reste donc à l'antagonisme entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, ce qui nécessairement navre Paul.

Selon Pierre-Antoine Bernheim, auteur d'une biographie de l'apôtre Jacques, les juifs adoptaient, au Ier siècle, une attitude « relativement tolérante » à l'égard des païens et des idolâtres. L'hostilité, voire la haine, que l'on rencontre encore, s'adressent surtout aux païens « qui vénèrent d'autres dieux en Terre d'Israël et contre ceux qui, à l'extérieur d'Israël, s'opposent au dessein de YHWH [Yahweh] ». Le prophète Esaïe affirme que « la Maison du Seigneur sera établie au sommet des montagnes et dominera sur les collines. Toutes les nations y afflueront[1] ». Par deux fois, Esaïe fait parler YHWH : « Je viens pour rassembler toutes les nations, de toutes langues, elles viendront et verront ma gloire[2]. » Le désir d'expansion semble démontré. Cependant, d'autres livres de la Bible condamnent tout rapport avec les gentils, notamment le Lévitique, Ezéchiel, Esdras et Néhémie. Rien n'est facile dans ce domaine.

[1] Esaïe 2.2.

[2] Esaïe 66.18.

Le comportement des juifs contemporains de Paul reflète la même diversité que la Bible. Le phénomène des « craignant-Dieu » marque néanmoins une ouverture. Si des païens, attirés par un monothéisme qui représente une énorme nouveauté pour eux, fréquentent les synagogues, c'est qu'on ne leur ferme pas les portes. Flavius Josèphe, évoquant de qu'il a vu chez les juifs d'Antioche, s'étonne du « nombre des Grecs qu'ils attiraient à leurs cérémonies religieuses », faisant « d'eux en quelque sorte une partie de leur communauté ».

Que les juifs devenus chrétiens ouvrent leurs rangs aux païens n'offre donc rien d'extraordinaire mais Paul ne peut que le constater : deux camps s'obstinent, le premier qui exige qu'un païen, pour obtenir le baptême chrétien, se fasse juif ; le second, qui a toutes les sympathies du Tarsiote, se réclamant de la « liberté qui vient de Jésus[3] ». Pour Paul, le baptême crée des chrétiens même si l'on ne mange pas casher, même s'il n'y a pas circoncision « car le règne de Dieu n'est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l'Esprit Saint[4] ».

[3] C'est ce que lui-même évoquera dans son Epître aux Galates (Galates 2.4).

[4] Romains 14.17.

Les positions peuvent-elles encore se rejoindre ? A si peu de distance de la mort de Jésus, va-t-on vers une scission qui mettrait fin à un espoir inouï ?

De bons esprits vont réagir à temps. De part et d'autre, on décide d'en référer à l'autorité suprême : l'Eglise de Jérusalem. Une mission comprenant des représentants des deux camps va se mettre en route pour Jérusalem. La présence de Paul et Barnabé à la tête de la délégation fait pressentir les positions qu'elle défendra.

« Je suis monté de nouveau à Jérusalem, écrira Paul. J'emmenai aussi Tite. » De ce Tite, il nous dit qu'il était né d'une famille païenne et non circoncis. Détail fourni par Luc et qui compte : « L'Eglise d'Antioche pourvut à leur voyage[5]. »

[5] Actes 15.3.

C'est par voie terrestre que l'on s'achemine vers la Ville sainte. « Passant par la Phénicie et la Samarie, ils y racontaient la conversion des nations païennes et procuraient ainsi une grande joie à tous les frères[5]. » A Jérusalem, les attend l'élite de l'Eglise.

[5] Actes 15.3.

La réunion nous est connue à la fois par l'Epître aux Galates et les Actes des Apôtres. Les conséquences qui en découlent dans l'histoire du christianisme sont telles que certains l'ont audacieusement désignée plus tard comme le « concile de Jérusalem », ce qui laisserait supposer une assemblée officielle et protocolaire. Il faut s'arrêter plutôt à une réunion d'ordre privé rassemblant les quelques représentants de l'Eglise d'Antioche que nous connaissons : voici Jacques, Pierre, Jean, face à Paul et Barnabé. D'anciens pharisiens — au désespoir de Paul — défendent avec hargne le point de vue judéo-chrétien, répétant sans relâche qu'il faut circoncire les païens et leur prescrire d'observer la Loi — toute la Loi — de Moïse. Toujours brutal quand il polémique, Paul parlera de « faux-frères intrus ».

Il faut s'arrêter un instant au personnage de Jacques qui, concernant le destin de Paul, va tenir un rôle capital. Les Evangiles le montrent, comme la plupart des membres de la famille de Jésus, réservé et plutôt hostile à celui-ci durant son apostolat. Tout change quand le Christ ressuscite. Que Paul, dans la Première Epître aux Corinthiens, accorde à Jacques une place à part ne manque pas de frapper : il le présente comme ayant été favorisé pour lui seul d'une apparition de Jésus. Dès lors, on voit Jacques persuadé que le retour de Jésus est imminent et que le Royaume de Dieu l'est aussi. La promesse faite par Yahweh à Israël va se réaliser.

Représentant et porte-parole respecté des chrétiens, il pourra, en fait de piété juive, être donné en exemple aux membres les plus zélés de la communauté. Dès après son évasion de la prison d'Agrippa Ier, Pierre ordonne : « Annoncez-le à Jacques. » On estime que c'est à la même époque, quand Pierre fuit Jérusalem — en 43 ou 44 —, que Jacques l'a remplacé non seulement à la tête de l'Eglise de la ville mais comme chef de tout le mouvement chrétien. En attachant tant d'importance à l'adhésion de l'Eglise de Jérusalem à ses thèses, Paul démontre la réalité de la prééminence de celle-ci. Pour lui, les « trois colonnes de l'Eglise » sont Jacques, Pierre et Jean. L'ordre des noms traduit sans nul doute une hiérarchie.

La discussion s'enlise. Nimbé de l'autorité sacrée que tous lui reconnaissent, Pierre intervient :

— Pourquoi provoquer Dieu en imposant à la nuque des disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n'avons été capables de porter ?... C'est par la grâce du Seigneur Jésus, nous le croyons, que nous avons été sauvés, exactement comme eux[6].

[6] Actes 15.10-11.

Propos dont nul ne pourra minimiser l'importance : Pierre convient que les règles imposées aux juifs par la Loi sont si dures que la plupart des fils d'Abraham ne peuvent s'y plier. Paul et Barnabé exposent avec fougue « les signes et les prodiges que Dieu, par leur intermédiaire, avait accomplis chez les païens ». On les écoute avec une attention marquée. Jacques, dont chacun — à commencer par Paul — guette l'opinion, prend la parole :

— Je suis d'avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu...

Voilà qui balaye les hésitations. Les apôtres et les anciens décident d'envoyer à Antioche deux délégués, Judas et Silas, « personnages en vue parmi les frères », qui feront route avec Paul et Barnabé. On leur confie une lettre qui développe très exactement la proposition de Jacques : « L'Esprit Saint et nous-mêmes, nous avons décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes des sacrifices païens, du sang des animaux étouffés et de l'immoralité. Si vous évitez tout cela avec soin, vous aurez bien agi. Adieu[7] ! »

[7] Actes 15.28-29. Luc présente cette lettre comme un document d'archives, fait exceptionnel dans les Actes.

Bien qu'écrivant plusieurs années après la réunion, il est clair que celle-ci a profondément marqué le Tarsiote : au moment où il en dictera le récit, il sera encore tout échauffé. Il se souviendra avoir accepté de se rendre à Jérusalem « à la suite d'une révélation » et consigne les paroles qu'il a prononcées devant l'Eglise réunie : « Je leur exposai l'Evangile[8] que je prêche parmi les païens. » Il fera état de la forte opposition qui s'est élevée parmi les judéo-chrétiens : « A ces gens-là nous ne nous sommes pas soumis, même pour une concession momentanée. [...] Ces personnages ne m'ont rien imposé de plus. » Le plus frappant est que Paul gardera le souvenir d'avoir été entendu : « Ils virent que l'évangélisation des incirconcis m'avait été confiée, comme à Pierre celle des circoncis. » Il n'en doutera pas : cette répartition historique de la prédication a été inspirée par le Seigneur. Impressionnante, la scène finale : « Reconnaissant la grâce qui m'avait été donnée, Jacques, Céphas et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et Barnabé, en signe de communion, afin que nous allions, nous, vers les païens, eux vers les circoncis[9]. » Simple condition : on leur a demandé de ne jamais oublier les pauvres. Le Tarsiote saura s'en souvenir.

[8] Il faut prendre le mot dans le sens de « bonne nouvelle du salut en Jésus Christ ». Il n'a jamais existé d'Evangile de Paul comparable à ceux de Marc, Matthieu, Luc et Jean.

[9] Galates 2.5-9.

Le timide triomphalisme de Paul est-il propre à nous convaincre ? Nous avons beau relire son Epître et les Actes de Luc, nous ne constatons, de la part de l'Eglise mère, qu'une sorte de tolérance accordée avec condescendance à une minorité. Triste.

A peine arrivés à Antioche, Judas et Silas, pourtant délégués officiels de l'Eglise, ne vont pas hésiter à faire cause commune avec les pagano-chrétiens, affirmant hautement « encouragement et soutien[10] ». Si Judas s'en retourne un peu plus tard, Silas tient à rester sur place. On apprend tout à coup que Pierre lui-même a décidé de faire le voyage. Dans quel but ? La nouvelle a dû bouleverser la communauté. Très rares sont, dans la ville, ceux qui ont rencontré le chef des apôtres, peut-être aucun, mais son prestige est immense. En matière de symbole, ces gens n'ont pas tort.

[10] Actes 15.32.

L'arrivée du pêcheur du lac de Tibériade ne peut que produire l'effet ordinaire : enthousiasme et vénération. Tout de suite, les chrétiens guettent le comportement de l'apôtre. Les ralliés à la position de Paul ne cachent pas leur joie quand ils voient Pierre partager volontiers les repas des païens. Il est évident qu'il ne se comporte pas ainsi par hasard[11]. Nous assistons au premier épisode de ce que l'on appellera « l'affaire des tables ». Il faut comprendre qu'il s'agit de ces tables auxquelles, en mémoire du dernier repas de Jésus, les fidèles s'asseyent non seulement pour manger mais pour prier. Souvenons-nous que la nourriture prise en commun a représenté l'une des premières options de la communauté naissante de Jérusalem ; il s'agit d'une eucharistie dont l'ensemble du repas constitue le lien.

[11] La présence assez longue de Pierre à Antioche, attestée par la tradition locale, est aussi évoquée par une grotte, à trois kilomètres du centre-ville vers la frontière syrienne. Elle renferme les traces de la présence ancienne de chrétiens et on l'appelle la « grotte de saint Pierre ».

Tout est donc, parmi les chrétiens d'Antioche, pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Illusion. A Jérusalem, l'inquiétude se change en méfiance. L'Eglise mère, inspirée par Jacques, juge que Pierre en fait trop ; on lui expédie de nouveaux messagers dont la mission peut se résumer ainsi : « Ce n'est pas parce que certains païens ont reconnu YHWH et son Messie qu'ils deviennent des membres à part entière du peuple de Dieu. [...] Les juifs qui ont reconnu Jésus, ceux qui forment l'Israël véritable, doivent maintenir leur identité et respecter un certain niveau de séparatisme rituel vis-à-vis de ces pagano-chrétiens[12]. »

[12] Pierre-Antoine Bernheim.

A peine les nouveaux délégués de Jérusalem sont-ils arrivés à Antioche, et Pierre vacille. Relisons Paul : « Je me suis opposé à lui ouvertement car il s'était mis dans son tort. En effet, avant que soient venus les gens envoyés par Jacques, il prenait ses repas avec les païens ; mais, après leur arrivée, il se mit à se dérober et se tint à l'écart, par crainte des circoncis. »

S'étonnera-t-on que cette reculade ait piqué Paul au vif ? On ne peut guère accuser de couardise ce Pierre qui, pour le Christ, a connu la prison, la flagellation et qui mourra en martyre de sa foi. Paul, hors de lui, aurait été capable de faire une allusion à ce coq qui avait chanté trois fois pour ponctuer trois reniements. Rassurons le lecteur : ce n'est que pure hypothèse.

Le drame est que certains, impressionnés, vont suivre l'exemple de Pierre. Le comble est que le cher Barnabé — compagnon et frère — est du nombre. Ce qui, aux yeux de Paul, pouvait arriver de pire. On le sent au comble du désespoir : « De sorte, écrira-t-il, que Barnabé lui-même fut entraîné dans ce double-jeu ! » Tempête à Antioche. Par malchance, Pierre et Paul vont se trouver inopinément face à face. On les voit, l'un très gêné, l'autre bouillant de fureur : « Je dis à Céphas devant tout le monde : “Si toi qui est juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en juifs ? Nous sommes, nous, des juifs de naissance et non pas des païens, ces pécheurs[13] !” »

[13] Galates 2.14-15. Dans l'ensemble des lettres de Paul, c'est l'unique fois où il cite lui-même les termes d'un discours prononcé par lui.

Paul contre Pierre ? Qui aurait pu croire que cela adviendrait jamais ? Dressé dans sa petite taille, sûr de lui comme il le sera toujours, le tisseur de tentes fait la leçon à celui que tous reconnaissent comme le roc de l'Eglise :

— L'homme n'est pas justifié par les œuvres de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ : nous avons cru, nous aussi, en Jésus Christ, afin d'être justifiés par la foi au Christ et non par les œuvres de la Loi parce que, par les œuvres de la Loi, personne ne sera justifié. Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été pécheurs nous aussi, Christ serait-il ministre du péché ? Certes non. En effet, si je rebâtis ce que j'ai détruit, c'est moi qui me constitue transgresseur. Car moi, c'est par la Loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis un crucifié ; je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi. Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu ; car si, par la Loi, on atteint la justice, c'est donc pour rien que Christ est mort[14].

[14] Galates 2.16-21.

Quelle dialectique ! On y discerne déjà les prémices de l'Epître aux Romains, testament de la pensée paulinienne. La position de Paul à Antioche sortira affaiblie de l'affrontement. Ce qui rend l'affaire plus inquiétante encore, c'est que ce ne sont pas seulement deux camps qui s'opposent à Antioche ; l'Eglise tout entière apparaît littéralement fractionnée. Dans les réunions communes se rencontrent désormais des hébreux intégristes, des convertis païens non circoncis et d'autres qui le sont. On voit les hellénistes, anciens partisans d'Etienne — quoique se proclamant toujours juifs —, se détacher de plus en plus des pratiques de la Torah et accentuer leur pessimisme quant à la perspective d'une conversion de tous les juifs.

Paul, lui, persiste. Dans l'Epître aux Romains, il répètera avec force que juifs et païens ont le même Seigneur et que Dieu n'a jamais rejeté Israël. Bien plus : les nouveaux chrétiens ne doivent jamais oublier qu'ils ne seraient rien si Dieu n'avait pas, à travers Abraham, élu le peuple juif. D'où la comparaison célèbre de la racine et des branches de l'olivier : « Et si la racine est sainte, les branches le sont aussi. Mais si quelques-unes des branches ont été coupées, tandis que toi, olivier sauvage, tu as été greffé parmi les branches restantes de l'olivier pour avoir part avec elles à la richesse de la racine, ne va pas faire le fier aux dépens des branches. Tu peux bien faire le fier ! Ce n'est pas toi qui portes la racine, mais c'est la racine qui te porte[15]. » Conclusion ne varietur : le christianisme est un rameau du judaïsme. Ce qui est l'évidence.

[15] Romains 11.16-19.

Comment Paul pourrait-il se sentir à l'aise au milieu de conflits qui, selon le concept forgé sur le chemin de Damas, ne peuvent lui paraître que dérisoires ? Malheureux, sans doute amer, tout le pousse à retrouver ces grands espaces où le combat, en pleine clarté, se résume à conquérir au Christ de nouvelles âmes. On apprend soudain qu'il repart vers les Eglises qu'il a mises en place et dont il brûle de savoir ce qu'elles sont devenues.

Paul et Barnabé referont-ils équipe ? Malgré la « désertion » de son ami, Paul est allé vers lui. Barnabé s'est dérobé. Est-ce, comme on l'a soutenu, parce qu'il voulait emmener Marc et que Paul, n'étant pas de ceux qui oublient, a repoussé le jeune qui lui avait « manqué » ? Je croirais plutôt que Paul en a voulu à Barnabé de son ralliement à Pierre. Il le lui a dit et — nous le connaissons — a sans doute dépassé les bornes. Barnabé ne l'a pas supporté. Leur amitié est morte. Barnabé va regagner Chypre en compagnie de Marc.

Impossible de partir seul. Paul va s'adjoindre Silas, juif de Palestine, celui-là même qui a fait rapport des décisions de l'assemblée de Jérusalem aux chrétiens d'Antioche. Dire qu'une longue collaboration va se nouer entre eux n'est pas suffisant : Silas va s'attacher corps et âme à Paul, illustrant la force des sentiments, les fidélités passionnées que le Tarsiote suscitera tout au long de sa vie. Citoyen romain comme Paul, Silas ira jusqu'à adopter le nom de Silvanus, ce qui étymologiquement signifie « dieu des forêts ». Joli.

Cette fois, pas de bateau. La voie de terre, refusée par Paul pour le retour lors du premier voyage, le Taurus n'étant pas accessible l'hiver, est jugée préférable : on est au printemps. « Paul, parcourant la Syrie et la Cilicie, disent les Actes des Apôtres, affermissait les Eglises[16]. » Elles sont déjà nombreuses, les Eglises qui fleurissent en Syrie. Remontant vers le nord, les deux hommes franchissent les chaînes boisées de l'Amanus, de nos jours le Kizyl Dag. Ils redescendent vers le golfe d'Issos qui baigne la plaine où Alexandre le Grand, en 333 av. J.-C., a écrasé Darius III, roi des Perses. Ce jour-là, l'Orient s'est ouvert à la pensée hellène[17].

[16] Actes 15.41.

[17] Sur cet itinéraire, voir Michel Hubaut ainsi que Paul Dreyfus, l'un et l'autre experts des routes de saint Paul.

Ayant traversé Adana, étape familière de sa jeunesse, Paul rejoint Tarse, si chère. Comment croire qu'il n'y a pas fait halte ? Il y a vingt-sept ans que le jeune Saul, besace sur l'épaule, est parti de chez lui pour Jérusalem ; treize ans que Barnabé est venu le chercher pour le conduire à Antioche. Si ses parents sont toujours vivants, ils ont dépassé la soixantaine, la vieillesse en ce temps. Il est exclu — mission oblige — que les deux hommes se soient arrêtés longtemps. En remontant le cours du Cydnos, leur perspective est de franchir la barrière du Taurus.

Ce chemin, je l'ai suivi. Comme d'autres voyageurs, je me suis senti déçu parce que cette chaîne, présentée comme redoutable — elle l'est en d'autres endroits —, ne le paraît guère quand on l'aperçoit aujourd'hui. Réaction d'automobiliste ? La route que nous avons empruntée ne passe nullement par les fameuses portes de Cilicie, ce qui serait chimérique. Pour les découvrir, il faut laisser la voiture et s'enfoncer à pied dans un défilé creusé entre deux parois à pic : cent vingt mètres de hauteur et vingt mètres à peine de large. On comprend alors comment s'est forgée la réputation des Portes. On songe à des conquérants de toutes sortes — les Perses, les Grecs d'Alexandre, les Romains de César — qui, en franchissant la passe, emprisonnés entre ces murailles de pierre, ont dû sentir monter l'angoisse sournoise qu'ils ont transmise aux générations futures.

De plus en plus roides, les chemins. Soufflant au milieu d'arbres enchevêtrés, ont-ils prêté attention au cadre qui les entourait ? Le paysage se transforme sans cesse. Rocheux d'abord, plutôt aride, il change du tout au tout à quarante kilomètres de Tarse où les conifères abondent. A 1 268 mètres, nos marcheurs ont franchi le dernier col et débouché sur ce haut plateau où je me suis rassuré pour eux : pendant plusieurs jours ils n'auront plus à s'élever ni à descendre. Ont-il marché sous une pluie battante comme celle qui a frappé notre pare-brise en avril ? S'ils y sont parvenus plus tard dans la saison — ce qui, compte tenu de la longueur du chemin, est probable —, ils auront cheminé sous un soleil implacable. Ce n'est pas mieux. En toute saison, ils auront eu à lutter contre le vent auquel, aujourd'hui, les Turcs opposent des milliers de jeunes peupliers.

Un paysage que Paul croit reconnaître : pas de doute, c'est Derbé. Comment n'aurait-il pas évoqué, à l'intention de Silas, le piteux état dans lequel il est arrivé dans la bourgade et la convalescence dont tant de conversions ont découlé ? Ils paraissent, on reconnaît Paul, on accourt, on l'entoure. Dix maisons s'offrent à les recevoir, lui et son compagnon. Joie de découvrir une communauté qui n'a subi que peu de dégâts spirituels. Examen de passage. Prédications. Jeûnes en commun. On ne quitte Derbé que lorsqu'on sent ces chrétiens solidement attachés à la rectitude reçue de Paul.

C'est en pays galate, sans que le lieu nous en soit signalé, qu'une maladie va clouer Paul sur place. On le sent comme foudroyé. Evoquant plus tard ce triste épisode, il se montrera effrayé rétrospectivement par l'état dans lequel l'ont aperçu ses fidèles : « Si éprouvant pour vous que fût mon corps, vous n'avez montré ni dédain, ni dégoût. Au contraire, vous m'avez accueilli comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus [...] Je vous rends ce témoignage : si vous l'aviez pu, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner[18]. »

[18] Galates 4.14-15.

Quand Paul parle du dégoût qu'il a pu susciter, souvenons-nous que rencontrer un malade gravement et visiblement atteint était alors considéré comme de mauvais augure. On se hâtait de l'éviter.

Combien de temps a-t-il mis à guérir ? Il ne nous le dit pas. Le certain est qu'il a repris son chemin.

A Lystre, chacun tient à oublier la lapidation. Paul retrouve, méconnaissable à dix-huit ans, le jeune Timothée, toujours chrétien fervent, qui lui rappelle la promesse faite trois ans plus tôt. Paul se renseigne : « Sa réputation était bonne parmi les frères de Lystre et d'Iconium[19]. » Plus aucune raison de repousser une telle démarche : avant le départ, Paul se met en devoir de le circoncire.

[19] Actes 16.2.

Circoncire Timothée ! Et pouquoi ? Ouvrons les Actes : « Paul désirait l'emmener avec lui ; il le prit donc et le circoncit à cause des juifs qui se trouvaient dans ces parages. Ils savaient tous en effet que son père était grec[20]. » Vraiment ? Est-ce là toute l'explication ? Je demande au lecteur la permission de m'adresser — pour une seule fois, je le jure ! — directement à Paul.

[20] Actes 16.3.

— Cher et grand Paul, que t'est-il arrivé en pays galate ? Tu te battais depuis des lustres pour que les païens puissent devenir chrétiens sans que la circoncision leur fut imposée. Ta position avait été admise à Jérusalem auprès de tes frères juifs les plus hésitants. De père grec et de mère juive, Timothée était déjà chrétien lors de ton premier voyage. Les juifs de la région ne pouvaient l'ignorer et, selon ce que nous en savons, ne s'étaient guère alarmés de cette conversion. Fallait-il, pour leur complaire, te renier ? Ne proteste pas : tu t'es renié. Cher et grand Paul, plus nous te suivons et plus nous t'admirons. Pourquoi nous déranges-tu dans cette ferveur ? Pourquoi nous déçois-tu ? On doit la franchise à ses amis, à plus forte raison à ceux que l'on admire.

« Dans les villes où ils passaient, dit Luc, Paul et Silas transmettaient les décisions qu'avaient prises les apôtres et les anciens de Jérusalem et ils demandaient de s'y conformer. Les Eglises devenaient plus fortes dans la foi et croissaient en nombre de jour en jour[21]. »

[21] Actes 16.4-5.

En puisant dans les diverses Epîtres de Paul, on peut se faire une idée claire de ces communautés nées de lui. Il écrira à Tite : « Si je t'ai laissé en Crète, c'est pour que tu y achèves l'organisation et que tu établisses dans chaque ville des Anciens, suivant mes instructions. » De ces Anciens — référence immuable aux règles du judaïsme —, il fixera peu à peu les obligations : « Chacun d'eux doit être irréprochable, mari d'une seule femme, avoir des enfants croyants qu'on ne puisse accuser d'inconduite ou d'insoumission. » L'épiscope — qui deviendra plus tard l'évêque — a pour mission principale de faire preuve de vigilance : aucune communauté n'est totalement sûre. A Timothée : « Ainsi faut-il que l'épiscope soit [...] sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier, capable d'enseigner, ni buveur, ni batailleur, mais doux ; qu'il ne soit ni querelleur, ni cupide. Qu'il sache gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission en toute dignité : quelqu'un, en effet, qui ne saurait gouverner sa propre maison, comment prendrait-il soin d'une Eglise de Dieu[22] ? »

[22] 1 Timothée 3.3-5.

Dans l'Epître aux Philippiens, Paul présente les diacres — institués par les Douze à Jérusalem — comme les adjoints des épiscopes[22]. A timothée encore : « Les diacres, parallèlement, doivent être dignes, n'avoir qu'une parole, ne pas s'adonner au vin, ni rechercher des gains honteux. Qu'ils gardent le mystère de la foi dans une conscience pure. » A Timothée toujours : « Les femmes [des diacres], pareillement, doivent être dignes, point médisantes, sobres, fidèles en toute chose. Que les diacres soient maris d'une seule femme, qu'ils gouvernent bien leur enfants et leur propre maison. Car ceux qui exercent bien le ministère de diacre s'acquièrent un beau rang ainsi qu'une grande assurance fondée sur la foi dans le Christ Jésus[23]. »

[22] Philippiens 1.1.

[23] 1 Timothée 3.11-13.

Ce n'est pas d'emblée que cette hiérarchie a été mise en place mais les règles qui la préfiguraient ont été édictées très tôt. L'essentiel est de convertir et, en second lieu, de constater la fermeté des convictions des nouveaux chrétiens. Le reste viendra.

Comment les communautés doivent-elles s'adresser à Dieu ? « Que les hommes prient en tout lieu, levant vers le ciel des mains saintes, sans colère ni dispute. Quant aux femmes, qu'elles aient une tenue décente, qu'elles se parent avec pudeur et modestie : ni tresses, ni bijoux d'or ou perles ou toilettes somptueuses, mais qu'elles se parent au contraire de bonnes œuvres, comme il convient à des femmes qui font profession de piété. Pendant l'instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de dominer l'homme. Qu'elles se tiennent donc en silence. C'est Adam, en effet, qui fut formé le premier. Eve ensuite. Et ce n'est pas Adam qui fut séduit, mais c'est la femme qui, séduite, tomba dans la transgression. Cependant elle sera sauvée par sa maternité, à condition de persévérer dans la foi, l'amour et la sainteté, avec modestie[24]. »

[24] 1 Timothée 2.8-15.

Voici donc abordé de plain-pied, cet antiféminisme qui sera éternellement reproché à Paul. Nous n'avons pas épuisé le sujet, mais un constat ressort du texte précédent. L'origine de cette attitude à l'égard de la femme découle exclusivement du livre de la Genèse. Lequel a été écrit sept siècles avant Paul.

Quand les Actes nous informent que Paul et les siens ont parcouru « la Phrygie et la région galate », il faut comprendre que la mission n'a fait que revisiter la région explorée lors du premier voyage. Derbé, Lystre, Antioche de Pisidie se situent en Galatie du sud, Iconium à la lisière de la Phrygie et la Lycaonie. Maintenant que la mission est accomplie, où aller ?

Au sortir d'Antioche de Pisidie, Paul hésite : alternative qui doit s'entendre dans un sens spirituel autant que géographique. Il lui faut choisir entre le sud-ouest par la Via Sebastè qui le conduirait directement à Ephèse — perspective a priori séduisante — et la route du nord qui lui permettrait de gagner la province romaine de Bithynie. Une soudaine répulsion — il sera sûr qu'elle lui est venue du Saint-Esprit — l'éloigne d'Ephèse où, il est vrai, d'autres missionnaires l'ont précédé dès les premiers temps de l'évangélisation. Nulle part Paul aime être le second.

Il ne faut pas traiter à la légère ces « forces de l'Esprit » qui interviennent régulièrement dans la vie de Paul. Car Paul n'existe que par elles. Depuis Damas, il demeure à l'écoute. Chaque impression, il la ressent tellement qu'elle le renforce dans sa certitude que Dieu l'a choisi. Il n'en doute pas : les messages du Père ou du Fils ne lui manqueront jamais. Il l'a cru dès lors qu'il a écrit : « Celui qui m'a mis à part depuis le sein de ma mère[25]. » Pour admettre un tel orgueil, pour oser aller aussi loin, il faut croire jusqu'au tréfonds de l'âme. Si l'orgueil avait dominé, nous pourrions redouter d'être victimes de la plus grande supercherie de l'histoire.

[25] Galates 1.15.

Ce qui n'est pas.

La logique incline à penser que Paul et les siens ont traversé l'actuelle Ankara, Midas Sehri — capitale du roi Midas —, Gordion où Alexandre le Grand trancha le nœud fameux, qu'ils se sont arrêtés à Pergame où réside une communauté juive. Ils l'ont haranguée sans résultat. Là subsiste aujourd'hui, au sommet d'un piton, une acropole qui abrite des temples superbes. Ils ont dû laisser Paul indifférent : il ne faut jamais penser à lui comme à un touriste.

L'obstiné Renan a suivi ces mêmes chemins, aussi étroits qu'au temps de Paul — environ deux mètres de largeur —, dont il a retrouvé souvent les « pavés antiques ». Cette chevauchée « durant des jours et des jours » a fatigué l'écrivain, il le confesse honnêtement. Il se console par des haltes qu'il juge « délicieuses » : il faut bien faire boire les chevaux. « Un repos d'une heure, un morceau de pain mangé sur le bord de ces ruisseaux limpides, courant sur des lits de cailloux, vous soutient pour longtemps. » De ce pays traversé par Paul, tout l'enchante, l'eau abondante, les montagnes variées à l'infini et « qu'on prendrait pour des rêves si un artiste osait les imiter : sommets dentelés comme une scie, flancs déchirés et déchiquetés, cônes étranges et murs à pic, où s'étalent avec éclat toutes les beautés de la pierre. » Et les arbres ! « De longues files de peupliers, de petit platanistes dans les larges lits des torrents divers, de superbes cépées d'arbres dont le pied plonge dans les fontaines et qui s'élancent en touffes sombres du bas de chaque montagne. » Du haut de son cheval, il pense à Paul, à Silas, à Timothée qui marchaient, eux.

Ces trois-là ont désormais un but : Troas. Pour une raison toute simple : une nuit, un Macédonien est apparu en rêve à Paul et l'a supplié : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! » A la suite de cette vision, « nous avons immédiatement cherché à partir pour la Madédoine car nous étions convaincus que Dieu venait de nous appeler à y annoncer la bonne nouvelle ».

Nous ? De qui s'agit-il ? Ce n'est pas Paul qui s'exprime. Ce témoin inespéré est parfaitement connu du lecteur : il s'agit de ce Luc qui jusqu'ici s'est montré, en tant que chroniqueur, un informateur de premier ordre. Quand il écrit : « Ils traversèrent alors la Mysie et descendirent à Troas », il narre mais n'est pas partie prenante. Revenons aux Actes : « A la suite de cette vision de Paul, nous avons immédiatement cherché à partir pour la Madédoine. » C'est clair : Luc cesse d'être chroniqueur. Il entre dans l'action. Dès lors, à trois reprises, c'est en témoin qu'il rapportera ce qu'il a vu.

Quand et comment les deux hommes se sont-ils connus ? Nous ne le savons pas. Il faut se borner à saluer le moment où Luc rencontre son sujet de prédilection. Si le treizième apôtre a pris peu à peu la place qu'il occupe dans les Actes, c'est du fait de cette rencontre. Il arrive à chacun de nous de croiser quelqu'un — un homme, une femme — que nous éprouvons le besoin impérieux de revoir. C'est exactement le cas de Luc. Mettons les choses au point : ce n'est pas là, sur la route de Troas, que Paul et lui se sont vus pour la première fois. Dans ce cas, Luc n'aurait pu, comme il l'a fait, mettre déjà en scène le « jeune homme » qui garda les vêtements des bourreaux d'Etienne. La logique incline à penser qu'il l'observe depuis longtemps. Quand il le rejoint pour le voir agir en direct, il franchit une étape.

De l'auteur des Actes des Apôtres, que savons-nous ? Ceci d'abord : une tradition très ancienne fait de lui un médecin. Ne l'imaginons donc pas occupé exclusivement à scruter les agissements des douze apôtres et particulièrement du treizième. De nos jours encore, on rencontre des médecins excellant dans leur métier et passionnés d'art ou de littérature. Luc, médecin, est un écrivain-né. On pense à l'un de ces journalistes qui, devant écrire la biographie d'un contemporain et rencontrer les amis et les ennemis de son personnage, l'ayant interviewé lui-même, tient à le découvrir sur le terrain de ses activités. Quand j'évoque Luc, j'ai souvent envie d'écrire « notre envoyé spécial ».

Chaque page, chaque paragraphe, chaque ligne de Luc ont été scrutés par une myriade de spécialistes. Aucun doute : le grec est sa langue naturelle. Selon l'helléniste Edouard Delebecque, « sa connaissance approfondie de la meilleure langue grecque, voir son atticisme, transparaît d'un bout à l'autre de son œuvre, et plus particulièrement là où, libéré de ses sources, du milieu qui l'entoure, il peut devenir tout à fait lui-même, c'est-à-dire un lettré formé au grec littéraire. »

On trouve dans son œuvre mainte réminiscence des bons écrivains de la Grèce. De tous les auteurs accueillis dans le Nouveau Testament, il est « le seul à obéir à tous les tours, à tous les usages et particularité de la langue classique ». Qu'il soit un conteur saute aux yeux. Il l'est même quand il narre des épisodes dont il n'a pas été témoin. Le pittoresque ne l'intéresse nullement et pourtant, en quelques mots, il dresse un décor. De Tabitha que l'on croit morte, il écrit : « Elle ouvrit les yeux et, à la vue de Pierre, elle se redressa et s'assit. » Parlant du goût des Athéniens, il souligne leur attirance pour « les dernières nouveautés ». A peine esquissé, son dialogue n'en est pas moins percutant. Il fait questionner l'eunuque de la reine d'Ethiopie en train de lire sur son char : « Est-ce que tu comprends ce que tu lis ? » Se tenant toujours à la hauteur de son sujet, il ne dissimule pas son naturel qui est l'allégresse ou l'ironie, ce qui se traduit par le mouvement vif et spontané de son récit. Luc eût fait un excellent romancier.

Son nom apparaît dans les lettres de Paul : il désigne l'un de ses collaborateurs, fort peu important il est vrai. Effacement qui permet à Jean-Robert Armogathe d'en tirer argument pour démontrer que le Luc des Epîtres et celui des Actes ne font qu'un : « S'il s'était agi d'appuyer le livre des Actes par l'autorité de son auteur, on aurait plutôt recours à d'autres compagnons de Paul, plus prestigieux, mieux identifiés. » Bien vu. Dès les IIe et IIIe siècles, Irénée, Tertullien, Origène nomment Luc comme l'auteur des Actes des Apôtres. La préface du troisième Evangile — Luc l'écrit à la même époque — montre clairement son intention. A destination de ce Théophile à qui il dédie son travail, il tient à mettre les choses au point : « Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et sont devenus serviteurs de la parole, il m'a paru bon, à moi aussi, après m'être soigneusement informé de tout à partir des origines, d'en écrire pour toi un récit ordonné. » Exigence qui, bien sûr, s'applique aussi à ses Actes.

Quand il rencontre Paul, Luc est déjà chrétien. Il a vécu personnellement les problèmes, les entraves, les conflits, les périls qui ont accompagné sa propre conversion. Comme tout croyant, il se pose des questions ; Paul y répond. Il traverse des doutes ; Paul les dissipe. Luc comprend qu'une chance insigne s'est présentée à lui, de celles que l'on ne rencontre qu'une fois dans sa vie. Ainsi se composera peu à peu le portrait de Paul qu'une enquête exhaustive lui permettra de parachever. Juif pétri d'hellénisme, Luc se campera pour toutes les générations à venir comme le disciple exemplaire, confiant, soumis, dévoué, doté de cette qualité rare qu'est l'admiration.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant