L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE XII
L'homme enchaîné

Jouxtant le Temple à son angle nord-ouest, la forteresse Antonia, l'Antonia comme on dit à Jérusalem, écrase le quartier de ses tours — la plus élevée mesure 37 mètres — et de ses énormes murailles. Du haut de l'enceinte du Temple, les pèlerins peuvent en découvrir les casernes, les bureaux, la résidence du tribun, les cours intérieures. La cohorte romaine, à laquelle s'ajoute un contingent de cavalerie, s'y s'entraîne chaque jour : un millier d'hommes. Il s'agit en majorité, comme dans toutes les provinces administrées par un procurateur, de troupes auxiliaires recrutées sur place. On n'accepte ici que des non-juifs.

Le grand escalier qui permet de passer directement de l'Antonia à l'Esplanade du Temple a été conçu — c'est clair — comme une garantie contre tout désordre.

L'émeute qui vient d'éclater en est la meilleure preuve. Le tribun Lysias ne sait que penser : pour quelle raison ce petit homme chauve provoque-t-il un tel trouble ?

Un moment, il a cru avoir affaire à ce juif d'Egypte qui, proclamant pour son compte le royaume de Dieu, avait soulevé contre les Romains des milliers de zélotes, opposants irréductibles aux occupants. Nul ne peut dire ce que l'imposteur est devenu après son échec. A la moindre émeute, on croit le voir reparaître.

— Pourrais-je te dire un mot ?

Voici que l'homme s'adresse à lui. En grec.

— Tu sais le grec !

Paul confirme et, déclinant son identité, formule une demande qui ajoute à la perplexité du tribun :

— Je t'en prie, autorise-moi à parler au peuple[1].

[1] Actes 21.37-39.

Contre toute attente, le tribun accepte. On rouvre les portes. Ahurissante image que celle de ce prisonnier chargé de chaînes qui se redresse pour haranguer une foule en furie difficilement contenue par les légionnaires romains. La surprise est si grande que l'on se tait. « Un grand silence s'établit », dit Luc.

— Frères et pères, écoutez donc la défense que j'ai maintenant à vous présenter. Je suis juif, né à Tarse en Cilicie, mais c'est ici, dans cette ville, que j'ai été élevé...

Suit un long discours dans lequel Paul expose les phases principales de sa vie, l'histoire de sa conversion et de sa vocation, y compris sa rencontre avec Jésus ressuscité sur le chemin de Damas. Il en vient à son retour à Jérusalem :

— Un jour que j'étais en prière dans le Temple, il m'est arrivé de tomber en extase ; je vois le Seigneur qui me disait : « Vite, quitte Jérusalem sans tarder, car ils n'accueilleront pas le témoignage que tu me rendras. » Je réponds : « Mais, Seigneur, ils savent bien que c'est moi qui allais dans les synagogues pour faire mettre en prison et battre de verges ceux qui croient en toi. Et lorsque le sang d'Etienne, ton témoin, a été répandu, moi aussi j'étais là, j'approuvais ces meurtriers et je gardais leurs vêtements. » Mais il me dit : « Va, c'est au loin, vers les nations païennes, que je vais, moi, t'envoyer... »

Il n'ira pas au-delà. On lui coupe la parole, on l'injurie : « Ils vociféraient, jetaient leurs manteaux et lançaient en l'air de la poussière. » Toujours les cris de mort :

— Qu'on débarrasse la terre d'un tel individu ! Il ne doit pas rester vivant[2] !

[2] Actes 22.17-23.

Exaspéré, le tribun coupe court. Il donne l'ordre d'introduire de nouveau Paul dans la forteresse.

Ils sont là, tous deux, face à face, dans la moiteur de quatre murs de pierre. Partagé entre le dédain et l'incrédulité, le tribun veut en avoir le cœur net : il faut arracher à l'homme son secret. S'il en a un. Avant de se retirer, il ordonne de mettre le trublion en condition : la flagellation précède presque toujours l'interrogatoire d'un suspect. Cette fois, cela va vite : on dénude le prisonnier, on l'attache, déjà un légionnaire saisit le manche du fouet quand Paul — on l'imagine s'exprimant avec un calme délibéré — pose une question au centurion de service :

— Un citoyen romain, qui n'a même pas été jugé, avez-vous le droit de lui appliquer le fouet ?

Du coup, le centurion arrête le bras du soldat prêt à frapper et se précipite pour mettre le tribun au courant :

— Qu'allais-tu faire ! L'homme est citoyen romain !

Citoyen romain ! Le tribun mesure aussitôt le risque qu'il a failli prendre. De quoi compromettre son avancement ! Il accourt :

— Dis-moi, tu es vraiment citoyen romain ?

— Oui.

— Moi, j'ai dû payer la forte somme pour acquérir ce droit.

— Et moi, je le tiens de naissance.

Il n'est plus question de flagellation. Paul passera la nuit dans une cellule de la forteresse[3].

[3] Actes 22.25-28.

Tout indique que, de son côté, le tribun a dû mal dormir. Il ne peut relâcher de sa propre initiative un homme qui a suscité la haine du peuple, mais a-t-il le droit de le garder en prison sans le juger ? Puisque l'homme est juif, pourquoi ne pas le traduire devant l'autorité qui paraît la plus compétente : le Sanhédrin ?

La plus haute instance judiciaire et religieuse du pays ne siège plus dans le Temple mais hors de l'enceinte, tout près de la tour d'Hérode. Calcul évident du pouvoir romain. En cas de difficulté, la force publique pourra plus facilement accéder en ce lieu.

On a enlevé ses chaînes à Paul. Le voici traîné devant soixante et onze personnages pénétrés de leur droit de « dire » la Torah. Le grand prêtre Ananias occupe sa charge depuis dix ans et jouit d'une réelle considération.

On fait connaître au prévenu qu'il doit exposer lui-même sa défense. Luc nous montre Paul « les yeux fixés sur le Sanhédrin ». L'image est belle. Elle évoque l'homme désarmé face à une meute voulant sa perte et la tenant en respect par la force de son regard. Paul élève la voix :

— Frères, c'est avec une conscience sans aucun reproche que je me suis conduit envers Dieu jusqu'à ce jour...

Ananias réagit brutalement : cet homme en a menti ! La tradition veut qu'un menteur soit frappé sur la bouche. Ananias ordonne que l'on y procède. Par la force de sa voix Paul fait reculer l'homme qui s'approche de lui. Il tonne :

— C'est toi que Dieu va frapper, muraille blanchie ! Tu sièges pour me juger selon la Loi et, au mépris de la Loi, tu ordonnes qu'on me frappe ?

Du sein des soixante et onze présents s'élèvent des protestations horrifiées :

— Tu insultes le grand prêtre de Dieu !

La voix de Paul s'adoucit :

— Je ne savais pas, frères, que c'était le grand prêtre. Il est écrit en effet : Tu n'insulteras pas le chef de ton peuple.

Le Sanhédrin semble se rassurer : l'homme, au moins, connaît les Ecritures. Il est clair cependant que les réactions ne sont pas les mêmes sur tous les bancs. L'assemblée se divise en sadducéens et en pharisiens. Paul s'en est aperçu dès son entrée : « Les sadducéens, constate Luc, soutiennent en effet qu'il n'y a ni résurrection, ni ange, ni esprit, tandis que les pharisiens en professent la réalité[4]. » Le moment est venu d'en tirer parti :

[4] Actes 23.8.

— Frères, je suis pharisien, fils de pharisien ; c'est pour notre espérance, la résurrection des morts, que je suis en jugement !

« Un beau tapage ! » résume Luc. Les sadducéens se scandalisent mais la réplique des pharisiens n'est pas moins véhémente :

— Nous ne trouvons rien à reprocher à cet homme. Et si un esprit lui avait parlé ? Ou bien un ange ?

Les deux clans sont prêts à en venir aux mains. On devine le tribun au comble des alarmes. Et si son prisonnier allait faire les frais de l'affrontement ? Un commandement bref et les légionnaires précipitent Paul hors de la salle. On croit entendre la voix accablée du tribun :

— Qu'il retourne à la forteresse !

Le compte rendu d'audience que nous venons de lire contiendrait-il autant de détails si Luc n'en avait été le témoin ? On peut se poser des questions et l'on n'y a pas manqué : le chef d'une garnison romaine avait-il le pouvoir de convoquer le Sanhédrin ? Est-il possible que Paul n'ait pas reconnu le grand prêtre qui présidait ? Ananias aurait-il consenti à la présence du tribun lors de l'interrogatoire de Paul ? Objections qui n'empêchent pas l'ensemble — à commencer par les dialogues — de sonner juste.

Aussitôt ébruitée, l'affaire du Sanhédrin va ranimer la colère des judaïsants. Quarante d'entre eux se réunissent à l'aube et jurent de faire passer Paul, juif félon, de vie à trépas. Ils s'engagent par serment « à ne rien manger ni boire avant d'avoir tué Paul ». La tactique imaginée est vieille comme l'histoire : il faut intercepter Paul, l'emmener en lieu sûr et en finir une fois pour toutes. Ces conjurés sont ingénieux. Une délégation de « défenseurs de la Loi » se fait recevoir par un Sanhédrin mal remis de ce qui lui est arrivé et l'invite fortement à solliciter de Claudius Lysias une nouvelle comparution du Tarsiote : le tribun avait confié au Sanhédrin la mission de juger le renégat et le comportement scandaleux du prévenu a empêché l'assemblée de mener à bien sa tâche. Voilà des prêtres enchantés. Pourquoi le tribun se refuserait-il à une nouvelle comparution ? Pour les judaïsants, le sort de Paul est réglé.

Ils font erreur. Apparaît dans cette histoire fertile en rebondissements un jeune homme que nous n'avons fait qu'entrevoir dans les premières pages de ce livre : le neveu de Paul qui réside à Jérusalem. Comment a-t-il eu vent du complot ? La seule certitude est qu'il a pu s'introduire dans la forteresse et prévenir son oncle. Paul réagit immédiatement. A l'un des centurions, il ordonne :

— Conduis ce jeune homme au tribun ; il a quelque chose à lui communiquer.

Au ton employé, le centurion comprend qu'il ne doit pas discuter. Il accompagne le neveu chez le tribun. En quelques instants, l'affaire est exposée. Elle est ponctuée d'une mise en garde :

— Surtout ne te laisse pas prendre : ils vont être plus de quarante à lui tendre une embuscade... Leurs dispositions sont déjà arrêtées, ils n'attendent que ton accord.

Un homme de décision, ce Lysias. Arguant d'une menace pouvant compromettre la sécurité de l'empire, il va faire transférer Paul à Césarée entre les mains du procurateur de Judée, détenteur du pouvoir judiciaire suprême dans la province. A deux centurions convoqués dans l'instant, il donne ses instructions :

— Tenez prêts à partir pour Césarée, dès neuf heures du soir, deux cents soldats, soixante-dix cavaliers et deux cents auxiliaires. Qu'on prépare aussi des montures pour conduire Paul sain et sauf au gouverneur Félix[5].

[5] Actes 23.17-24.

L'importance d'une telle escorte, peu crédible a priori, peut s'expliquer par le nombre des quarante conjurés annoncés qu'il faudra sans doute dissiper par la force. Lysias prend le temps d'écrire au procurateur Félix pour lui exposer toute l'affaire. Il délivre ainsi à Paul un elogium qui, jusqu'à l'arrivée à Césarée, pourra être exhibé à chaque responsable romain.

Paul chevauche la nuit entière. L'aube se lève quand, à la moitié du chemin qui sépare Jérusalem de Césarée, on s'arrête à Antipatris, autre fondation d'Hérode le Grand. Paul peut s'y reposer quelques heures.

Tout danger ayant disparu, on renvoie la majeure partie de l'escorte à Jérusalem. Seul le détachement de cavalerie accompagnera l'apôtre jusqu'à Césarée.

Au IVe siècle avant notre ère, le roi de Sidon fonda un port modeste qui s'entoura peu à peu d'un village et prit le nom de Tour de Straton. En 63, Pompée lui accorda l'autonomie et, sept ans plus tard, l'empereur Auguste en fit don à Hérode le Grand qui découvrit là un chantier à sa mesure. D'immenses travaux firent surgir de la mer une jetée à l'arrière de laquelle fut creusé un port de vingt brasses de profondeur, « plus spacieux que le Pirée », qui mit les bateaux à l'abri des plus puissantes tempêtes. Il fallut douze années pour achever la ville. Le palais royal fut édifié en marbre blanc. Hérode en fit la capitale de son royaume et, en l'honneur de César-Auguste, la baptisa Césarée. Ses splendeurs ont émerveillé les contemporains.

Quand Paul — enchaîné — pénètre dans la ville, le palais d'Hérode est devenu la résidence officielle des procurateurs romains de Judée. Celui qui l'occupe se nomme Antonius Félix.

Affranchi par l'empereur Claude, frère de ce Pallas qui avait poussé au rang suprême Agrippine et Néron, Félix est dépeint sans nuance par Tacite comme étant « cruel et débauché, exerçant le pouvoir royal avec une âme d'esclave ». C'est à la demande de l'ex-grand prêtre Jonathan, en 53, qu'il est devenu procurateur de Judée. Sa brutalité à l'égard de la population a fait naître à plusieurs reprises des troubles graves. Sa seule prouesse : avoir su écraser l'incroyable « armée » réunie au désert par ce « juif d'Egypte » avec lequel Ananias avait bizarrement confondu Paul. Quel film on pourrait tirer de cette invraisemblable odyssée ! Le « juif d'Egypte » en question s'annonçait tel un autre Josué et prédisait qu'il ferait tomber les remparts de Jérusalem ; le procurateur avait massacré quatre cents de ses partisans, capturé deux cents autres aussitôt vendus comme esclaves. Les autres, pour s'enfuir au désert, avaient battu les records établis à Olympie.

La réputation du procurateur était si mauvaise que Tacite l'a également accusé d'avoir exercé le brigandage pour son propre compte en recrutant plusieurs de ces sicaires qui, armés du petit poignard (sica) que les pirates illyriens avaient mis à la mode, se vendaient au plus offrant. Flavius Josèphe consacre plusieurs pages à l'affaire. Quant à Suétone, il montre Félix « mari de trois reines » : la première sans importance ; la deuxième n'étant rien de moins que la petite-fille d'Antoine et Cléopâtre ; la troisième, la jeune et ravissante Drusilla, fille d'Agrippa I et sœur d'Agrippa II. Le procurateur l'a enlevée à son premier mari, le roi d'Emèse, avec l'aide d'un magicien nommé Simon. Sans le moindre souci du mari légitime, Félix s'est empressé d'en faire son épouse.

Quand l'apôtre tend son elogium au procurateur, on peut croire que Félix le lit sans joie : pourquoi Lysias lui inflige-t-il une telle corvée ? Il finit par admettre que le tribun ne pouvait guère agir autrement. A Paul, il lance :

— Je t'entendrai quand tes accusateurs aussi seront là.

Preuve qu'il a pris conscience de la singularité du prisonnier, il va le garder dans son propre palais, enchaîné mais pouvant se déplacer. Plusieurs de ses disciples le rejoindront et s'installeront dans la ville.

Cinq jours plus tard survient une délégation des juifs de Jérusalem ayant le grand prêtre Ananias à sa tête. Elle s'est fait accompagner d'un avocat nommé Tertullus. On peut penser que certains disciples de l'apôtre ont été autorisés à assister à l'audience, ce qui a permis à Luc, une fois encore, de nous retracer la scène tel un journaliste professionnel. Tertullus ouvre le feu en dédaignant ostensiblement Paul et s'adressant uniquement à Félix :

— Grâce à toi et aux réformes que tu as eu soin d'opérer en faveur de ce peuple, nous jouissons d'une paix complète. Toujours et partout, excellent Félix, c'est avec une vive reconnaissance que nous accueillons ces bienfaits. Pour ne pas trop t'importuner, l'exposé sera bref auquel je te prie d'accorder l'attention bienveillante que nous te connaissons. Nous avons découvert que cet homme était une peste, qu'il provoquait des émeutes parmi tous les juifs du monde et que c'était un chef de file de la secte des Nazôréens[6]. Il a même tenté de profaner le Temple et nous l'avons alors arrêté. Tu pourras par toi-même, en l'interrogeant, voir se confirmer tous les griefs que nous formulons contre lui.

[6] C'est la seule fois, dans le Nouveau Testament, que les chrétiens sont appelés « Nazôréens » comme Jésus (note de la TOB).

Unanime, la délégation juive confirme que ce sont là exactement les faits reprochés à Paul. Sur un signe du procurateur, Paul prend alors la parole : la tâche est rude. Comme l'a fait l'avocat, il ne s'adresse qu'à Félix :

— Je sais que tu assures la justice à notre nation depuis de longues années. C'est donc avec confiance que je vais défendre ma cause. Tu peux le vérifier : il n'y a pas plus de douze jours que je suis monté à Jérusalem pour adorer. Et ni dans le Temple, ni dans les synagogues, ni dans la ville, personne ne m'a découvert en train de discuter avec quelqu'un ou d'ameuter la foule. Ces gens sont donc bien incapables de prouver les accusations qu'ils portent actuellement contre moi. Voici ce que je reconnais : je suis au service du Dieu de nos pères selon la Voie qu'eux qualifient de secte ; je crois tout ce qui est écrit dans la Loi et les Prophètes ; j'ai cette espérance en Dieu — et eux aussi la partagent — qu'il y aura une résurrection des justes et des injustes. C'est pourquoi je m'efforce, moi aussi, de garder sans cesse une conscience irréprochable devant Dieu et devant les hommes. Après de longues années, j'étais revenu apporter des aumônes à mon peuple ainsi que des offrandes. C'est alors que l'on m'a découvert dans le Temple au terme de ma purification : il n'y avait ni attroupement, ni tumulte ; mais certains juifs d'Asie. Ce sont eux qui auraient dû se présenter devant toi pour m'accuser, si toutefois ils avaient eu quelque chose à me reprocher ! Ou alors qu'ils disent, ceux que voici, quel délit ils ont découvert quand j'ai comparu devant le Sanhédrin. Serait-ce cette seule phrase que j'ai criée debout au milieu d'eux : « C'est pour la résurrection des morts que je passe aujourd'hui en jugement devant vous[7] » ?

[7] Actes 24.10-21.

Il en a fini, Paul. A-t-il convaincu Félix ? D'autres propos vont être échangés, confortant soit l'accusation, soit la défense. Ce que le procurateur en retient, c'est que Paul est un chrétien et non des moindres. Trouvant que cela traîne, il met brusquement fin aux débats en jetant à la délégation juive :

— Je jugerai votre affaire quand le tribun Lysias sera descendu ici.

Il donne l'ordre au centurion présent de garder Paul en prison au palais mais, nonobstant les chaînes qu'on ne lui ôtera plus, le régime de sa captivité sera sans dureté inutile. Ses fidèles pourront prendre soin de lui.

Les siècles et le sable ont englouti la ville de Césarée. Après la Deuxième Guerre mondiale, les vestiges de la jetée d'Hérode s'effritaient peu à peu sous l'assaut des vagues. En 1946, des fouilles ont été entreprises que l'Etat d'Israël, dès sa création, a poursuivies activement. Le résultat saute aux yeux. Ce qui s'étale à nos regards est un passé juxtaposé : les remparts élevés par Saint Louis se mêlent aux restes de l'enceinte d'Hérode ; les vestiges de la cathédrale chrétienne prennent appui sur des fondations hérodiennes ; ce qui reste de l'hippodrome romain est flanqué par les traces d'une rue byzantine. C'est en exhumant le théâtre romain que l'on a, en 1961, découvert une inscription précisant que l'édifice avait été dédié à Tibère par le prefaectus Pontius Pilatus : le plus ancien document épigraphique concernant Pilate.

Tout le lieu suggère, sur fond de mer et de ciel, nimbée d'une éblouissante lumière, une sorte de soif de vivre venue du fond des âges. Tel fut le cadre dans lequel Paul vécut son emprisonnement. La beauté d'un paysage n'a jamais compensé la privation de liberté. La monotonie de cette captivité ne s'est trouvée rompue que par de rares événements. Peu de temps après le départ de la délégation venue de Jérusalem, Paul est convoqué par Félix dans ses appartements et, pour la première fois, découvre la très belle Drusilla. Juive, elle semble avoir tout ignoré des chrétiens. Qu'elle ait tenu à interroger l'un d'eux est explicable. Que le toujours amoureux Félix s'y soit plié n'étonnera personne. Que Paul ait volontiers répondu aux questions, qu'il se soit agi de justice, de maîtrise des instincts et du jugement que chaque être humain doit attendre de Dieu ne peut surprendre. Intéressés de prime abord, Félix et Drusilla se sont peu à peu rembrunis. La continence, surtout, ne leur convient nullement. Félix a coupé court :

— Retire-toi. Je te rappellerai à la prochaine occasion[8].

[8] Actes 24.25.

Une arrière-pensée coupable aurait-elle tenaillé Félix ? Lors de la confrontation entre Paul et ses accusateurs, on a évoqué la collecte. Le procurateur a-t-il cru que Paul en avait dissimulé une partie ? Ou bien imagine-t-il que les amis de Paul l'aient gardée par devers eux ? Dans ce cas ils pourraient « racheter » le prisonnier. « Il n'en espérait pas moins, dit Luc, que Paul lui donnerait de l'argent ; aussi le faisait-il venir, et même assez fréquemment pour le rencontrer[9]. »

[9] Actes 24.26.

Une année s'écoule. Je vois Paul s'exerçant d'abord à dominer son impatience. En matière de colonisation, la règle de base n'a jamais reçu de modification : faire sentir sa force mais éviter de provoquer de front. Paul a dû espérer que la pression de Jérusalem prendrait fin. Il est loin de tout, chargé de chaînes, que peut-on redouter de lui ? On va l'oublier et le procurateur le rendra à la liberté.

Or toutes les informations qui parviendront à Félix lui prouvent que la situation de Paul préoccupe toujours les juifs purs et durs du Sanhédrin mais aussi les chrétiens judaïsants. S'esquisse alors une incroyable alliance entre les juifs pour qui Jésus n'est rien et ces autres qui considèrent le Nazôréen comme le Messie annoncé par Dieu. Les rapports déjà étroits que l'on voit se resserrer entre le grand prêtre et Jacques permettent d'en acquérir la conviction. Cette sorte d'union sacrée contre Paul, Félix ne peut la méconnaître. Tout ce qu'il peut faire, c'est d'ouvrir largement son palais aux disciples du Tarsiote qui entrent et sortent comme s'ils étaient chez eux.

On dit que l'espoir fait vivre mais il advient qu'il tue. Au fil de la seconde année, on imagine un Paul ne tenant plus en place, en appelant au Seigneur et furieux que celui-ci ne réponde pas. La vie de Paul fut semée de visions : ni les Actes ni les Epîtres n'en signalent en ce temps-là.

Face à la mer dont la beauté lui apparaît désormais telle une insulte, ne supportant plus les murs de marbre blanc du palais d'Hérode, rêvant peut-être de disposer de la force de Samson pour en faire tomber les colonnes, on le voit littéralement enragé, errant de salle en salle, accusant tout un chacun, ses disciples autant que les juifs orthodoxes et plus encore les judaïsants. Il ne trouve de consolation que dans la synagogue où, semble-t-il, on le laisse aller et où, soudain devenu semblable à l'agneau par le taliss qu'il a jeté sur ses épaules, il clame dans un sanglot la parole de Dieu.

Ne le soulagent que la rédaction des messages qu'il adresse aux Eglises qu'il a fondées — comment s'en abstiendrait-il ? — et la visite de fidèles venus parfois de loin, de Macédoine comme d'Asie. Le joug de Félix sur la Palestine se révèle de plus en plus insupportable. Dans ses Antiquités, Flavius Josèphe dénoncera sa mauvaise administration autant que son antisémitisme. Les autorités de Jérusalem multiplient les plaintes à Rome où elles disposent de fortes influences. Félix a passé les bornes. Il risque gros. Quoique Pallas ait pratiquement perdu son crédit, il parvient à sauver la vie de son frère qui, en 59 ou 60 — la date est discutée —, est remplacé par Porcius Festus.

Trois jours seulement après son arrivée dans la province, le nouveau procurateur se rend à Jérusalem. Preuve que la haine contre Paul n'est nullement apaisée, les grands prêtres et les notables se précipitent pour lui dénoncer l'incroyable indulgence dont le prisonnier a bénéficié de la part de Félix : « Avec insistance, ils lui demandèrent insidieusement, comme une faveur, le transfert de Paul à Jérusalem : ils voulaient en réalité tendre une embuscade pour le tuer en chemin[10]. » Festus, qui a décelé le piège, leur rappelle que le lieu de la détention de Paul doit rester Césarée où lui-même s'apprête à se rendre. Pourquoi ne l'accompagneraient-ils pas ?

[10] Actes 25.2-3.

— S'il y a quelque chose d'irrégulier dans le cas de cet homme, vous porterez plainte contre lui !

Les notables juifs le prennent au mot. En même temps que Festus, plusieurs d'entre eux se mettent en route. Le lendemain de leur arrivée à Césarée, le nouveau procurateur donne l'ordre de lui amener Paul. Luc dépeint parfaitement « les juifs descendus de Jérusalem, en cercle autour de lui », multipliant les accusations mais incapables de les justifier. Très calme en apparence, Paul ne modifie rien de sa défense :

— Je n'ai commis de délit ni contre la Loi des juifs, ni contre le Temple, ni contre l'empereur.

Question de Festus :

— Acceptes-tu de monter à Jérusalem pour que ton affaire y soit jugée en ma présence ?

Avec une promptitude qui impressionne, Paul déjoue le piège :

— Je suis devant le tribunal de l'empereur, c'est donc là que je dois être jugé. Les juifs, je ne leur ai fait aucun tort, comme tu t'en rends toi-même parfaitement compte. Si vraiment je suis coupable, si j'ai commis quelque crime qui mérite la mort, je ne prétends pas m'y soustraire. Mais si les accusations dont ces gens me chargent se réduisent à rien, personne n'a le droit de me livrer à leur merci. J'en appelle à l'empereur !

Un véritable coup de théâtre ! Nous ne savons rien de la délibération qui a suivi mais on la devine orageuse. Quand le conseil reprend place, le procurateur tranche :

— Tu en appelles à l'empereur : tu iras devant l'empereur[11].

[11] Actes 25.5-12.

Des exégètes ont mis en doute le récit du procès que nous devons à Luc. Ils affirment que l'appel à l'empereur n'était que très rarement suivi d'effet ; si on l'avait pratiqué souvent, les tribunaux romains n'auraient pu faire face au déferlement. A quoi l'on peut répondre que cet appel était un droit reconnu et que la Lex Valeria, les lois Porcia et Julia garantissaient le sort des citoyens romains. Félix lui-même n'avait-il pas envoyé à Rome, pour y être jugé, le bandit Eléazar ? Le fait que Luc cherche sans cesse à grandir le personnage de Paul n'annule pas cette réalité : l'appel à l'empereur pouvait être invoqué et il le fut.

Quelque temps plus tard, le roi juif Agrippa II s'annonce à Césarée où il veut séjourner en compagnie de sa sœur Bérénice. Cette dernière rencontrera bientôt Titus, fils de Vespasien, et la passion qui les emportera l'un vers l'autre les immortalisera. Festus expose au roi tout à la fois l'affaire de Paul et la décision qu'il a prise. Intéressé, Agrippa souhaite entendre ce prisonnier peu ordinaire. « En grande pompe, accompagnés d'officiers supérieurs et de notables de la ville », Agrippa et Bérénice gagnent la salle des audiences où l'on fait venir Paul. Aussitôt le roi demande au prisonnier d'exposer sa cause. Nous connaissons le discours du Tarsiote, fort long et naturellement sorti du stylet de Luc. Qui s'étonnera que cela ait commencé par un récit des missions de l'apôtre chez les païens et le rappel de ses exhortations à « se tourner vers Dieu en vivant d'une manière qui réponde à cette conversion » ? Il enchaîne :

— Fort de la protection de Dieu, jusqu'à ce jour, je continue donc à rendre témoignage devant petits et grands ; les prophètes et Moïse ont prédit ce qui devait arriver et je ne dis rien de plus : le Christ a souffert et lui, le premier à ressusciter d'entre les morts, il doit annoncer la lumière au Peuple et aux nations païennes.

Pour Festus, c'est trop. Il hausse la voix :

— Tu es fou, Paul ! Avec tout ton savoir tu tournes à la folie !

Paul néglige Festus. C'est vers Agrippa qu'il se tourne :

— Le roi, à qui je m'adresse en toute assurance, est assurément au courant de ces choses et j'ai toutes les raisons de le penser. Rien ne lui en échappe ; car ce n'est pas dans un coin perdu que ces événements se sont passés. Tu crois aux prophètes, roi Agrippa ? Je suis sûr que tu y crois.

Agrippa préfère plaisanter :

— Il te faut peu, d'après ton raisonnement, pour faire de moi un chrétien.

Paul s'énerve :

— Affaire de peu, oui, mais grande affaire aussi, et plaise à Dieu que non seulement toi mais aussi tous ceux qui m'écoutent aujourd'hui, vous deveniez exactement ce que je suis. sans les chaînes que je porte !

L'audience s'achève. Agrippa ne dissimule pas que Paul l'a convaincu de son innocence :

— Cet homme ne fait rien qui mérite la mort ou les chaînes. Il aurait pu être relâché s'il n'en avait pas appelé à l'empereur[12].

[12] Actes 26.22-32.

L'été 60 s'achève, bientôt la navigation sera interdite. Festus veut faire vite. On va profiter d'un bateau basé à Adramyttium, port d'Asie Mineure, en partance pour la Lycie. Important : Luc utilise de nouveau le fameux « nous ». Il restera témoin oculaire jusqu'à l'arrivée à Rome. Son récit du voyage contient tant de précisions sur la navigation antique que l'amiral Nelson, familier lui-même de la Méditerranée, ira jusqu'à prétendre qu'il y avait appris son métier.

Quand, toujours chargé de chaînes, Paul s'embarque, il trouve à bord du bateau d'autres prisonniers entassés là pour des raisons que l'on ignore et qui doivent être également transférés à Rome. Plusieurs soldats sont chargés de leur surveillance. Les commande un centurion nommé Julius, de la cohorte Augusta. Aristarque, un Macédonien de Thessalonique et, bien sûr, Luc ont reçu l'autorisation de suivre leur maître.

Première escale à Sidon, aujourd'hui Saïda, ville libanaise. Julius autorise Paul à descendre à terre pour rencontrer les chrétiens qui y résident. Bonheur, ferveur. Quand on met le cap sur Chypre, des vents contraires obligent à contourner l'île vers l'ouest. On doit lutter contre eux tout au long des côtes de Cilicie et de Pamphilie. Il faut quinze jours pour atteindre le port de Myra, destination finale du bateau.

Que va faire le centurion de sa cargaison humaine ? Par chance, un navire en provenance d'Alexandrie et faisant route vers l'Italie entre dans le port : probablement l'un des bateaux chargés de ce blé d'Egypte qui nourrit Rome et l'Italie. Celui qui embarque Julius et ses prisonniers jauge environ cinq cents tonneaux et, par vent arrière, peut couvrir environ six milles marins (environ onze kilomètres) par heure[13]. A l'embarquement, on compte — équipage, passagers, prisonniers et soldats — deux cent soixante-seize personnes à bord.

[13] Paul Dreyfus.

Toujours les vents contraires : « Durant quelques jours notre navigation a été ralentie et c'est à grand-peine que nous sommes arrivés à la hauteur de Cnide. » On choisit de gouverner, vers le sud du Péloponnèse, par le nord de la Crète. Ayant doublé de justesse le cap Salmoné à l'extrémité orientale de l'île, on longe la côte sud et, près de la ville de Lasaïa, on s'abrite dans une anse du nom de « Beaux ports », aujourd'hui Kali Liménè. Ceux dont la mémoire est pleine des images reçues des Actes des Apôtres et qui chercheront à retrouver là ces ports — les croyant bien nommés — se préparent une cruelle déception : d'énormes cuves gorgées de pétrole jalonnent aujourd'hui la côte.

Sur le plan de navigation conçu à Césarée, on est fort en retard. Compte tenu du mauvais temps, il devient dangereux de ne pas se plier à la règle — mare clausum — qui interdit la navigation. Un débat s'élève entre ceux qui veulent reprendre la mer et ceux qui estiment prudent de s'en abstenir jusqu'au mois de mars. Surprenant l'équipage et les soldats, Paul intervient :

— Mes amis, j'estime que la navigation va entraîner des dommages et des pertes notables non seulement pour la cargaison et le bateau, mais aussi pour nos personnes[14].

[14] Actes 27.10.

Avertissement motivé ô combien ! Dans la Deuxième Epître aux Corinthiens, Paul évoque les trois naufrages auxquels il a échappé de justesse sans d'ailleurs que nous puissions en situer le lieu ni l'époque. C'est au cours de l'un d'eux qu'il a dû nager pendant « un jour et une nuit sur l'abîme ». Le capitaine n'est pas loin de partager cet avis et aussi le subrécargue qui représente l'armateur : n'oublions pas la riche cargaison de blé. Estimant — ce qui est vrai — que le port se prête mal à l'hivernage, la majorité décide néanmoins de chercher un autre mouillage. Il semble possible d'atteindre Phénix, au sud de la Crète. On y passera l'hiver à l'abri des vents les plus dangereux, ceux du nord.

On lève l'ancre. A Dieu vat.

Une petite brise soufflant du sud gonfle la voile. Les optimistes se réjouissent. Tout change quand on gagne le large. Un gigantesque ouragan se déchaîne, de ceux que les marins appellent euraquilon. Terrifiante, la vitesse à laquelle le bateau est emporté vers le sud ! Impossible de remonter au vent, tout juste trouve-t-on le temps de carguer la voile. « Laissant porter, dit Luc, nous allions à la dérive. » Ainsi en est-il jusqu'à ce que l'on rejoigne, à quarante kilomètres au sud de la Crète, une petite île rocheuse du nom de Cauda. Sous son couvert, le vent perd un peu de sa force. On en profite pour hisser à bord le canot attaché à l'arrière et dont les bonds furieux risquent de casser l'amarre. Une autre partie de l'équipage ceinture le bateau de cordages pour le protéger des paquets de mer qui, sans discontinuer, frappent la coque.

A peine s'est-on éloigné de l'île que la violence des vents pousse derechef le bateau vers le sud. Va-t-on être entraîné sur la côte d'Afrique ? « Le lendemain, poursuit Luc, comme nous étions toujours violemment secoués par la tempête, on a jeté du fret et, le troisième jour, de leurs propres mains, les matelots ont affalé le gréement. » Comprenons : le navire est devenu une sorte d'épave. Cela dure quatorze jours et quatorze nuits : « Ni le soleil ni les étoiles ne se montraient. » Au milieu de cent tâches accablantes, personne ne mange autre chose que ce qui est à portée de main.

Sur ce pont balayé par les eaux furieuses, il faut voir Paul se dresser tout à coup. Dans le fracas du vent, il faut l'entendre hurler :

— Je vous invite à garder courage ! Aucun d'entre vous n'y laissera la vie ! Seul le bateau sera perdu ! Cette nuit même, un ange du Dieu auquel j'appartiens et que je sers s'est présenté à moi et m'a dit : « Sois sans crainte, Paul ; il faut que tu comparaisses devant l'empereur et Dieu t'accorde aussi la vie de tous tes compagnons de traversée ! » Courage donc, mes amis ! Je fais confiance à Dieu : il en sera comme il m'a dit[15].

[14] Actes 27.22-25.

Au cours de la quatorzième nuit, on dérive toujours. Impossible de se guider sur les étoiles : le ciel est totalement opaque. Que faire ? « Vers minuit, les marins ont pressenti l'approche d'une terre. Jetant alors la sonde, ils ont trouvé vingt brasses ; à quelque distance, ils l'ont jetée encore une fois et en ont trouvé quinze. Dans la crainte que nous soyons peut-être drossés sur des récifs, ils ont alors mouillé quatre ancres à l'arrière et souhaité vivement l'arrivée du jour. » Dès les premières lueurs de l'aube, les soldats de Julius s'aperçoivent que les marins ont descendu le canot à la mer dans l'évidente intention de déserter le bateau. Décidément promu au rang d'expert, Paul adjure le centurion et ses soldats de s'y opposer :

— Si ces hommes ne restent pas à bord, vous, vous ne pourrez pas être sauvés !

Les soldats se ruent, repoussent les marins et adoptent une solution radicale : ils coupent les filins du canot qui disparaît rapidement de leur vue.

Sur l'épave misérable dérivant au gré des coups de vent et des courants, on balance entre espoir et angoisse. Paul prend encore la parole :

— C'est aujourd'hui le quatorzième jour que vous passez dans l'expectative sans manger, et vous ne prenez toujours rien. Je vous engage à reprendre de la nourriture, car il y va de votre salut.

« Sur ces mots, témoigne Luc, il a pris du pain, a rendu grâce à Dieu en présence de tous, l'a rompu et s'est mis à manger. Tous alors, reprenant courage, se sont alimentés à leur tour. [...] Une fois rassasiés, on a allégé le bateau en jetant le blé à la mer[15]. » Pauvre subrécargue !

[15] Actes 27.33-38.

Il fait jour. Une terre est en vue que les plus expérimentés parmi les marins ne reconnaissent pas. On distingue une baie au fond de laquelle on devine une plage. Le capitaine se résout à échouer le bateau. On abandonne les ancres à la mer, on largue les avirons de l'arrière qui servent de gouvernail, on hisse la petite voile de l'avant — la « civadière » — et l'on met le cap sur la plage. Bien avant d'y parvenir, un choc terrible fait trembler la coque : on a heurté un banc de sable ! La proue s'y est profondément enfoncée. Sous les paquets de mer, la poupe se disloque. Si l'on ne saute pas à l'eau, on risque de rester captif du navire qui s'écrasera sur les obstinés. A la question du sort qui sera réservé aux prisonniers, les soldats réagissent furieusement :

— Il faut tous les tuer ! Sinon ils vont s'échapper à la nage !

Au milieu de craquements sinistres, Julius s'y oppose violemment. Il ordonne à ceux qui savent nager de sauter à l'eau et de gagner la terre. Les autres n'auront qu'à s'accrocher aux épaves. « Et c'est ainsi que tous se sont retrouvés à terre, sains et saufs[16]. » Sur les deux cent soixante-seize personnes à bord, pas une seule victime.

[16] Actes 27.44.

Cette île que personne n'a reconnue, c'est Malte. Le bateau a donc parcouru à peu près quatre cent soixante-dix milles (huit cent soixante-dix kilomètres) depuis le départ de Crète. L'accueil des Maltais est exemplaire. Les habitants d'un village se précipitent au-devant des naufragés et aident les nageurs à prendre pied. Une pluie glacée s'est mise à tomber. Les Maltais courent chercher du bois et parviennent à allumer un grand feu pour que les naufragés puissent se réchauffer. Paul ramasse un fagot de bois mort sans s'apercevoir qu'une vipère s'enroule autour de son bras. Il se contente de secouer la bête dans le feu sans qu'elle l'ait mordu. Un cri plein de stupeur et d'admiration de ces Maltais païens :

— C'est un dieu !

Un certain Publius que les Actes désignent comme le « premier magistrat de l'île » et qui habite près de là se présente à son tour. Romaine depuis 218 av. J.-C., Malte relève de la province de Sicile. Ce Publius doit être l'administrateur délégué du préteur ; des inscriptions témoignent qu'il existait bien un « premier du municipe des Maltais ». Publius s'afflige, s'affaire et emmène les naufragés dans sa demeure où ils peuvent se changer, se sécher, reprendre force. Il les hébergera pendant trois jours.

On ne sait trop où tout ce monde a été accueilli ensuite : dans la « grotte de saint Paul » que l'on montre aujourd'hui ? Il a fallu à l'équipage, aux prisonniers et à leurs gardiens attendre l'arrivée du printemps : trois mois. Au XXIe siècle, Malte reste tout entière imprégnée du souvenir de saint Paul. Le lieu où l'on suppose qu'il a débarqué est dénommé Saint Paul's Bay et le touriste ne cesse de rencontrer sur sa route des églises, des chapelles et des statues du saint.

Qui a trouvé le bateau nécessaire au rapatriement de deux cent soixante-seize personnes ? Probablement le centurion Julius quoique, bizarrement, Luc ne mentionne plus son nom. Il semble s'être évanoui de l'horizon du chroniqueur, ainsi d'ailleurs que les soldats romains et leurs prisonniers. Que le lecteur se rassure : il existe plusieurs versions du Nouveau Testament dont les Actes des Apôtres sont partie intégrante. On distingue un texte dit « antiochien », un texte dit « alexandrin » et un texte dit « occidental ». Or on retrouve dans ce dernier le centurion perdu de vue. On le voit même escorter Paul jusqu'à Rome et, parvenu à destination, le remettre au « préfet du prétoire ».

Paul a cinquante-trois ans quand, au début de mars 61, il s'embarque à bord d'un navire placé sous le signe des dioscures, autrement dit Castor et Pollux. Ayant son port d'attache à Alexandrie, c'est un céréalier qui, probablement à la suite d'une avarie ou d'un retard inopiné, s'est vu forcé d'hiverner à Malte sans avoir pu livrer sa cargaison en Italie. Il faut se figurer un bateau littéralement chargé au-delà du raisonnable de marchandises et de passagers. On cingle vers la Sicile.

Pour rejoindre Syracuse — soixante milles nautiques — on n'a pas dû mettre plus de vingt-quatre heures. On s'y arrête trois jours. Les arbres sont en fleurs, l'air est léger, la foule se presse sur l'agora ou aux portes du théâtre. Paul va-t-il jouir de ce site — « la plus belle de toutes les cités grecques » — qui a suscité l'enthousiasme de Cicéron ? Parions que son intérêt a dû le porter surtout vers la communauté chrétienne, fondée par un disciple de Pierre et dont la vitalité ne peut que le séduire.

Ayant repris la mer, on longe la côte pour rejoindre, au sud-ouest de l'Italie, Rhegium devenue aujourd'hui Reggio di Calabria. Non loin de là, vers le nord, les marins situent les fameux tourbillons qui emportent, de Charybde en Scylla, les embarcations qui s'y laissent piéger. L'escale ne dure qu'une journée. Le lendemain, en pénétrant dans le golfe de Naples, Paul a-t-il évoqué les Géorgiques que Virgile a composées sur ces rivages ?

Portés par un bon vent du sud, les voyageurs vont parcourir en moins de deux jours les trois cent cinquante kilomètres qui les séparent de Puteoli, autrement dit Pouzzoles, port que les contemporains de Paul louaient comme « le premier entrepôt de Rome et de l'Italie, la grande tête de ligne de l'Egypte et de l'Orient » : deux cent mille tonnes de céréales, surtout égyptiennes, y étaient débarquées chaque année. Plus cosmopolite encore que ses homologues en Méditerranée, la ville accueille depuis longtemps tous les peuples de l'Orient — parmi lesquels beaucoup de juifs — qui peu à peu y ont implanté leurs comptoirs et introduit leurs dieux.

Surprise : on va rencontrer à Pouzzoles une petite communauté chrétienne[17]. « Nous avons trouvé là, dit Luc, des frères qui nous ont invités à passer une semaine chez eux[18]. » Profitant du repos que le centurion a voulu procurer à ses prisonniers, Paul peut donc rester plusieurs jours auprès de ces frères en Christ. Après quoi, prisonniers et gardiens devront se mettre en marche en direction de cette Urbs que Paul avait espéré si ardemment découvrir quand, trois ans plus tôt, il adressait aux Romains l'Epître en laquelle il avait mis tant de lui-même.

[17] Des fouilles ont permis de découvrir, parmi les graffitis qui ornaient les murs d'une taverne, l'image d'un crucifié.

[18] Actes 28.14.

Pour suivre Paul à la trace sur les routes que le troupeau enchaîné va emprunter, le mieux est de prendre pour guide le poète Horace. Se rendant à Brindisi, il stigmatise les « aubergistes retors » de la Via Appia : à l'étape, il affronte leur grossièreté, les lits où grouille la vermine, une chère infâme. Trouver le sommeil devient un prodige. Encore s'agit-il d'un voyageur prestigieux et aisé. On ose à peine penser au sort qui attend des prisonniers.

C'est gardé de près et enchaîné que Paul s'avance vers Rome. Comment ne pas se souvenir de cette Epître à Philémon, point si ancienne, dans laquelle on croit discerner un gémissement : « Oui, moi Paul, qui suis un vieillard... » Où est le temps où il marchait allègrement vers ceux qu'il voulait convertir ? Il se sentait alors capable d'affronter tous les obstacles, qu'ils fussent de Satan ou des hommes. Trois ans plus tôt, il était sûr de gagner les Romains à la vraie Lumière et d'affronter victorieusement, chez eux, ces judaïsants qui partout lui faisaient obstacle. Qu'en est-il sur cette route où il se traîne ?

Pour rejoindre Rome en passant par Capoue, il faut parcourir deux cent cinquante kilomètres. A pied, comme toujours. Nous ne pouvons guère nous égarer quant aux étapes de Paul : il emprunte d'abord la Via Campana, l'abandonne à Capoue pour cette Via Appia qui, ouverte en 312 av. J.-C. à l'initiative du censeur Appius Claudius, a suscité l'enthousiasme — ou l'ironie ? — de Tite Live : « Le nom d'Appius sera célébré par les générations futures, parce qu'il a construit une route. »

Au long de cette marche forcée, tout n'est pas sinistre : le printemps couvre de fleurs les cerisiers et les pommiers, l'air embaume. Paul a tout loisir de compter les fameuses milliariae, ces bornes érigées à chaque mille romain. Énormes cylindres de pierre, chacune mesure près de deux mètres de haut et pèse au moins deux tonnes. Quel voyageur ne les a comptées, ces milliaires ? D'abord pour calculer le chemin laissé derrière soi, davantage pour estimer la route qui reste à parcourir.

Par un pont appelé Tirenus — auquel Cicéron fait allusion dans une de ses lettres — la Via franchit le Garigliano qu'illustreront bien plus tard, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les troupes françaises du général Juin. S'allonge sur les mêmes rives la ville de Mintorno dont subsistent le forum, l'aqueduc, les thermes, le théâtre. Sous la garde toujours vigilante du centurion, on gagne Formies où Cicéron fut assassiné, puis Itri. Resserrées dans un défilé étroit et séparées par un ravin, deux routes parallèles courent sur plusieurs kilomètres.

Paul marche.

Au-delà de Fundi, la Via Appia évite le grand lac voisin. D'énormes blocs de pierre la protègent des méfaits de cette étendue d'eau particulièrement capricieuse. Quand la Via gravit la colline d'Anxur où, sur les hauteurs dominant Terracina, un célèbre temple est voué à Jupiter, Paul cherche plutôt son souffle que l'image du roi de l'Olympe.

On longe le golfe de Gaète. Combien de milliaires encore avant Rome ? Lors de l'entrée dans le Latium chacun redoute l'épreuve de la traversée des fameux marais Pontins d'où s'élèvent des myriades de moustiques. Avant que l'empereur Auguste y fit creuser un canal, ils étaient quasiment infranchissables. Depuis lors, on installe les voyageurs sur un chaland halé par des mulets, Paul et ses compagnons comme les autres. Un peu de repos enfin ?

Au Forum d'Appius, qui sont ces inconnus qui s'avancent au devant du cortège ? Ils se présentent comme envoyés de l'Eglise de Rome. Luc, qui relate l'épisode, est de nouveau critiqué par les exégètes : comment ces chrétiens romains auraient-ils été informés de l'arrivée du prisonnier ? Pourquoi auraient-ils parcouru en son honneur soixante-cinq kilomètres à l'aller et autant au retour ? Je répondrai avec une grande simplicité à ces incrédules : et pourquoi pas ? Aux Trois-Tavernes, à quarante-neuf kilomètres de Rome, nouvelle délégation : « Quand il les a vus, Paul a rendu grâce à Dieu : il avait repris confiance[19]. »

[19] Actes 28.15.

Après Albano, la Via s'élargit jusqu'à quatre mètres. Les dalles deviennent énormes. Paul, s'il est assoiffé, peut s'abreuver aux fontaines élevées de part et d'autre de la route. Quant aux admirables statues de marbre qui jalonnent désormais le chemin, on tendra à penser qu'il a détourné ses regards de leurs nudités.

C'est par la Porta Capena, non loin du Circus Maximus et des palais impériaux, que Paul de Tarse, enchaîné au milieu d'autres enchaînés, entre dans Rome.

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