LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE II
Un enfant dans la tourmente

Ployée au creux de la chaise à accoucher où ses femmes, après qu'elle eut perdu les eaux, l'ont assise, la jeune parturiente ne doit pas se conduire autrement que toute mère en gestation. Elle n'interrompt ses plaintes que pour tenter de reprendre souffle. En cette nuit du 14 au 15 décembre 37, on peut parier que l'air marin s'insinuant d'heure en heure n'a rien fait pour réchauffer la chambre et moins encore la femme. A Antium, sur les bords de la mer Tyrrhénienne, à 45 kilomètres au sud-est de Rome, les hivers apportent rarement la tiédeur que trop de voyageurs ignorants viennent y chercher. Le port jadis peuplé de pirates et de marins, l'ancienne capitale des Volsques, le site apprécié de Cicéron, se sont changés en l'un des lieux de villégiature préféré de l'aristocratie romaine[1].

[1] Antium, toujours port, est aujourd'hui Anzio. Le 33 janvier 1944, les Américains y ont débarqué pour couper les arrières allemands entre Cassino et Rome.

Peut-être la femme qui gémit et se débat interpelle-t-elle les dieux. Elle se nomme Agrippine. Par sa mère, elle descend de l'empereur Auguste. Même à l'extrême de ses douleurs, elle reste telle qu'elle est apparue à peine sortie de l'enfance : infiniment belle. Elle a vingt-deux ans.

A l'instant même où le bébé surgit du ventre de sa mère, les premiers rayons du soleil viennent éclairer sa tête avant que de toucher la terre : du moins l'affirmera-t-on. C'est un garçon. Singularité qui a frappé les contemporains : il est présenté les pieds en avant. Pline l'Ancien jugera cela comme étant de mauvaise augure[2].

[2] Pline l'Ancien, Histoire naturelle, LVII, 46.

Le père de l'enfant, Domitius Ahenobarbus, n'a pas cru devoir assister à la délivrance de sa jeune épouse, de quinze ans sa cadette. Tard dans la journée, il daignera seulement rendre visite à la mère et à l'enfant. Drapé dans sa toge, si complexe par ses innombrables plis — Tertulien dira : « Ce n'est pas un vêtement, c'est un fardeau » —, il recevra sans trop s'y attacher, les félicitations de ses amis. On lui prêtera cette sortie : « D'Agrippine et de moi, il ne peut naître qu'un monstre fatal au monde... »

La boutade correspond si fort à l'image stéréotypée de Néron qu'assurément elle a été forgée. De nos jours, elle enchanterait un psychanalyste.

Neuf jours après la naissance du bébé, celui-ci aura le privilège de la visite de son oncle Caligula, frère d'Agrippine. A peine proclamé empereur, il ne montre pas encore de signe flagrant de déséquilibre. En sa présence, le fils d'Agrippine et d'Ahenobarbus héritera les prénoms et les noms en usage dans sa famille paternelle : il sera Lucius Domitius Ahenobarbus, appellation qui, treize ans plus tard, s'élargira en une autre, nettement plus avantageuse : Nero Claudius Drusus Germanicus Caesar[3]. Comme nul ne l'ignore, en français Nero deviendra Néron.

[3] Tiberius Claudius Nero était le nom de son trisaïeul maternel, lui-même grand-père de l'empereur Claude. Drusus celui de son arrière-grand-père maternel. Germanicus celui de son grand-père, frère de l'empereur Claude.

Les Ahenobarbi forment l'une des deux branches les plus illustres de la maison Domitia. Ils se réclament orgueilleusement de cinq siècles d'ancêtres affirmant que Lucius, premier-né de la lignée, a rencontré deux jeunes gens « d'une figure céleste » lesquels, afin de prouver leur divinité, « lui ont touché les joues et donné à sa barbe, qui était noire, une couleur rousse semblable à celle du cuivre ». D'où le nom Ahenobarbus qui signifie exactement à la barbe d'airain ou, si l'on veut, à la barbe de cuivre. L'historien romain Suétone y croit si fort qu'il provoque délibérément la vraisemblance : « Cette distinction devint propre à ses descendants qui eurent tous la barbe de cette couleur[4]. »

[4] Vie des douze Césars. Traduction de Théophile Baudement révisée par Jacques Pascou.

Il faut s'arrêter à la parenté singulière qui unira les empereurs dont aucun n'était le descendant direct de son prédécesseur. Du fait de mariages contractés dans le milieu étroit des membres de la dynastie impériale et des aristocrates romains de haut vol, les Julio-Claudiens, les Valerii et les Domitii étaient tous parents à un titre ou un autre. D'où la férocité de ce monde clos.

Du père de Néron, Suétone affirme : « Sa vie fut en tout point abominable. » On pourrait y voir un parti pris si l'historien avait lui-même enrichi l'absolu de ce jugement : « Ayant suivi en Orient le jeune Caius César [futur Caligula], il tua un affranchi qui refusait de boire autant qu'il l'ordonnait. Exclu pour ce meurtre, de la société de ses amis, il ne se conduisit pas avec plus de modération. Il écrasa un enfant sur la voie Appienne en faisant prendre exprès le galop à ses chevaux. A Rome, il creva un œil, en plein Forum, à un chevalier romain qui discutait avec vivacité contre lui. » C'est à ce charmant compagnon qu'Agrippine la Jeune a dû son premier enfant.

La mère d'Agrippine était fille de l'empereur Auguste. Les deux femmes se prénommaient également Agrippine ; on les distinguait en désignant la mère comme l'Aînée et la fille comme la Jeune. Le père de cette Jeune, le général romain Germanicus, était le neveu de l'empereur Tibère. Ses victoires en avaient fait un héros.

Une telle ascendance aurait dû aboutir à une enfance heureuse. En fait, la Jeune grandira au milieu de tant de tragédies que personne n'aurait pu en sortir indemne. Petite fille, elle a perdu son père, peut-être empoisonné sur l'ordre de Tibère. Elle a vu sa mère jetée en prison par le même empereur et su qu'un centurion agissant sur ordre lui appliquait des coups de fouets dont l'un lui a même crevé un œil. Apprenant que ses deux fils avaient trouvé la mort en prison, l'Aînée a refusé toute nourriture et en est morte. Ce n'était pas assez peut-être : la Jeune sera déflorée par son frère Caligula.

Elle n'en rivalise pas moins, en fait de beauté, avec sa mère. Ce qui n'est pas peu dire. On apprécie, comme une promesse, la sensualité qui jaillit de ce jeune corps. Quand, à treize ans, elle épouse une brute, elle ne peut conserver la moindre illusion quant au bon sens des humains.

On ne saurait comprendre l'histoire de Néron sans se transporter le 15 mars 44 av. J.-C., à 11 heures du matin, à la Curie. Là, au premier jour des ides de mars, plusieurs conjurés, persuadés que Jules César voulait se faire roi, l'ont frappé de trente-cinq coups de poignard. Ce faisant, ils ont mis fin à la vie de l'homme qui avait fait renaître la paix dans l'Empire et était à la veille de donner au nouvel Etat des fondements perpétuels. Durant quatorze années, Antoine, Cassius et Brutus, ses meurtriers, se sont entretués comme s'ils s'étaient donné pour unique dessein de faire place nette à Octave, petit-neveu et fils adoptif du conquérant des Gaules. De cet Octave, Dion Cassius écrira qu'il a joué sa partie « avec plus de vigueur qu'aucun homme, avec plus de prudence qu'un vieillard ».

Né Octave en – 63, proclamé Auguste en – 27, mort empereur en l'an 14 à soixante-dix-sept ans, ses bustes confirment la « beauté majestueuse et la grâce insigne » qui lui fut reconnue. Il parachève l'unité de l'Empire romain, renouvelle les structures politiques et sociales de la République, dote l'administration d'une efficacité qu'elle n'avait jamais atteinte. Auguste tient que le pouvoir du prince — le « principat » — découle, à travers l'armée et le Sénat, du contentement de tous. Nul n'a pu l'accuser de tyrannie. Se refusant de prescrire qu'un fils dût accéder à son père par la seule vertu de l'hérédité, il a assuré sa propre succession en adoptant un homme qui ne lui était rien par le sang, fruit du premier mariage de son épouse Livie : Tibère.

Tibère meurt l'année même où Néron voit le jour. Caligula, son neveu, lui succède. En 41, Claude, neveu de Tibère, devient empereur ; il meurt en 54.

Les deux nourrices à qui l'on a confié Néron, l'une et l'autre d'origine grecque, ont laissé leur nom à la postérité : Eclogé et Alexandra. Presque totalement abandonné entre leurs mains, Néron leur montrera toujours gratitude et affection : devenu empereur, il les installera dans son palais. Elles-mêmes lui manifesteront une fidélité touchante : au lendemain de sa mort, elles l'enseveliront de leurs mains. Auprès d'elles, il apprend à marcher, à parler, à ouvrir les yeux sur le monde.

Usé par l'hydropisie, son père se soigne à Pyrgae. Agrippine ne manque pas une seule des fêtes organisées par l'empereur Caligula, son frère, tout juste marié — devoir d'Etat — à une certaine Caesonia sans beauté à laquelle, étrangement, il reste attaché. Les jours de banquet au palais, il fait asseoir ses trois sœurs — Drusilla, Julia, Agrippine la Jeune — alternativement à la place d'honneur cependant que Caesonia est reléguée hors de sa vue. Déflorée naguère, elle aussi, par Caligula, Drusilla reste en faveur, ce qui n'est pas, on l'imagine, pour enchanter Agrippine. Selon des contemporains, l'empereur offre ses sœurs, tour à tour, à ses amis.

A la même époque, peu regardant quant au sexe de ses conquêtes, Caligula se montre aux petits soins pour le beau Lepidus. Il envisage sa propre mort, et l'idée lui vient d'assurer l'avenir de Drusilla en lui faisant épouser l'éphèbe promu au rang de successeur. Une fois empereur, Lepidus ferait de Drusilla une impératrice.

Seuls les dieux disposent. La mort soudaine de Drusilla terrasse son frère et amant. Le désespoir accroît son égarement : il proclame la divinité de la défunte. Quand son épouse Caesonia lui donne une fille, il la nomme Drusilla.

Répudié comme dénué d'utilité, Lepidus prend Caligula en haine. De son côté, Agrippine croit le moment venu de remplacer Drusilla dans le lit de son frère. Il la repousse. Prompte, comme elle le sera toujours, à faire tourner à son avantage un échec, elle se donne à Lepidus en lui promettant de l'épouser s'il la débarrasse de cet empereur qui l'a humiliée. Le moyen importe peu.

Ardents à l'action, les jeunes gens croient utile d'y associer Julia. C'est oublier que la police de Caligula est de première force : elle révèle tout à l'empereur. Partant pour la Gaule afin d'y préparer une nouvelle guerre contre les Germains, l'empereur invite Agrippine, Julia et Lepidus à l'y accompagner, ce qu'ils acceptent sans méfiance. Etrange cortège que celui dans lequel ils doivent se fondre : aux cohortes se mêlent des acteurs, des danseurs, des gladiateurs, des prostituées, des mignons. A Moguntiacum, non loin de Lyon, on rejoint l'armée de la Gaule commandée par Gaetulius, général dont la bravoure et le métier sont particulièrement appréciés. Le regard qu'il porte sur le cortège de l'empereur est sans indulgence. Il suffit à Caligula de l'apercevoir, à plusieurs reprises, en conversation avec Lepidus pour se persuader d'un complot noué contre sa personne. Sa foudre impériale s'abat : en la présence épouvantée d'Agrippine et de Julia, Lepidus et Gaetulius sont mis à mort. Les deux sœurs assistent d'obligation au spectacle des deux corps qui brûlent sur le bûcher. Leurs biens confisqués, elles s'entendent condamner à l'exil dans l'île de Pontia, décidément promue résidence surveillée des ennemis de l'empereur. Une sanction supplémentaire l'accable : Agrippine devra accomplir le trajet de Lyon à Rome en serrant sur son sein l'urne remplie des cendres de Lepidus.

Le lecteur s'interroge-t-il ? Il voit toute une part de la société romaine, qu'aucune règle morale ne semble retenir, pratiquer des vices quasiment en public et pénétrer des crimes que nul ne songe à punir. De quoi servent donc ces temples devenus l'ornement principal des plus fameuses places de Rome ? Quelles sont les prescriptions ou les interdits que l'on y cultive ? Comment les autorités laissent-elles violer les règles avec un tel cynisme ? Que le lecteur le sache : à Rome de telles règles sont exclues. On ne saurait d'ailleurs parler de religion romaine mais, à l'extrême rigueur, de religions romaines.

Aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps, on a vu en Italie le monde paysan offrir, à certaines époques de l'année, du vin et du miel aux divinités de la maison. Ainsi sont apparus les dieux lares. Les plus anciens dieux romains, Mars, fils de Jupiter et de Junon, son épouse, sont d'origine étrusque. Les dédicaces traditionnelles remontent à – 509 en ce qui concerne le temple de Jupiter capitolin ; à – 497 pour celui de Saturne ; à – 493 pour celui de Cérès ; à – 431 pour le temple d'Apollon ; à – 29 pour le Divin Jules ; – 28 pour l'Apollon palatin ; à 37 pour le Divin Auguste ; à 38 pour le temple d'Isis.

Du fait de la coexistence des cultes et des cités, une conséquence s'est peu à peu dégagée : les dieux et les lois ne doivent plus être dissociés. On divinise des villes : c'est le cas de Rome. Les empereurs deviennent dieux. C'est là sans doute ce qui nous étonne le plus. « Pour nous, chrétiens ou post-chrétiens, Dieu est un très grand mot. Il était moins grand avant le christianisme ; ce mot désignait alors un être plus élevé que les mortels, mais non transcendant comme l'Etre gigantesque des monothéismes. [...] Lorsqu'on prononçait le mot dieu, on ne filait pas vers l'infini, on montait seulement d'un degré ; qualifier de dieu un homme est une hyperbole, mais non une absurdité[5]. »

[5] Paul Veyne, L'Empire gréco-romain (2005).

Nous voici donc face à une religion « sans livres révélés, sans dogmes et sans orthodoxie, sans initiation ni enseignement[6] ». Rien qui ressemble au péché tel que le conçoivent les monothéistes. L'accueil d'un dieu dans la cité résulte d'une décision du Sénat, voire d'un simple magistrat. Superstitieux par essence, les Romains cherchent volontiers des « signes » leur montrant comment se comporter. Dans les moments de doute, on s'adresse aux oracles. La plèbe, toujours empressée à échapper à la monotonie, assiste en masse aux cérémonies qui marquent, à des dates fixes, les célébrations obligées. Elle en attend surtout des fêtes où l'on prend du plaisir. On ne l'aperçoit guère en revanche aux prières du temple.

[6] John Scheid, La religion des Romains (1998, puis 2002).

Concernant le culte au Ier siècle, Jérôme Carcopino constate : « L'esprit des hommes l'a déserté et, s'il garde des desservants, il est vrai qu'il n'a plus de fidèles[7]. » Nul ne s'en étonne : les prêtres sont des magistrats et de hauts personnages. Eloignés souvent de toute croyance, ils revendiquent des titres sacerdotaux, comme ceux d'augures ou de flamines, à la façon dont ils seraient candidats à une mission politique ou militaire.

[7] La vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire (1939).

De plus en plus nombreux sont ceux qui vouent leur foi à des divinités originaires d'Orient, d'Egypte ou de Syrie. Juvénal s'écrie : « L'Oronte s'est déversé dans le Tibre ! » Le dieu indo-iranien Mithra, célébré en Perse depuis plus de mille ans, trouve en Italie des adeptes relativement nombreux, surtout dans les milieux urbains. Impossible d'oublier le point de vue d'Ernest Renan : « Si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste. »

Aggripine ayant rejoint son exil obligé, voici le petit Néron sans mère. L'hydropisie laisse à Domitius Ahenobarbus assez de force pour qu'il confie l'enfant à sa sœur, Domitia Lepida, d'ailleurs aussi sa maîtresse. L'apprenant, Agrippine entre en fureur car les deux femmes se haïssent.

On peut croire que le petit garçon n'a guère ressenti la mort de son père. Se souvient-il seulement qu'il existe ? Sa mère, il la voyait rarement mais c'était sa mère. Pourquoi la lui a-t-on prise ? Et où va-t-on le conduire ? L'angoisse qu'il ressent nécessairement l'accompagnera longtemps. Par chance, Domitia Lepida la débauchée a du cœur. Elle lui montre attention et tendresse. Lui-même en éprouvera une gratitude dont sa mère ne supportera jamais la persistance. On s'explique mal pour quelle raison Suétone voit l'enfant « réduit à l'indigence ». Le budget a-t-il cessé d'être alimenté ? Tout ce que l'on sait de Domitia Lepida interdit de croire qu'elle eût, par rétorsion, affamé son neveu.

Elle a jugé le temps venu de soustraire Néron à l'influence de ses nourrices. Qu'elle l'ait confié à l'autorité d'un danseur et d'un barbier apporte une preuve de plus de l'insignifiance en laquelle on peut tenir un enfant proscrit, fût-il du sang d'Auguste.

Que Caligula soit loin ou près de Rome, sa folie et sa barbarie se déploient dans des conditions qui passent l'entendement. Estimant trop élevé le prix de la viande des bêtes féroces destinées au Cirque, il les nourrit de la chair des voleurs ou auteurs d'agressions extraits des prisons. Après avoir pris soin de faire marquer au fer rouge les nombreux Romains distingués qui lui ont déplu, il les condamne aux mines, aux travaux des chemins ou les livre aux bêtes. Il en enferme d'autres dans des cages si étroites qu'ils doivent se tenir dans la posture d'un quadrupède. Parfois il les fait scier par le milieu du corps. Un chevalier romain, exposé aux bêtes dans le cirque, clame qu'il est innocent ; Caligula l'appelle à lui, lui fait couper la langue et le renvoie au supplice.

Il aime tant son cheval Incitatus qu'il envoie la veille d'une course, des soldats commander le silence dans tout le voisinage « afin que le repos de cette bête ne soit pas troublé ». Incitatus aura même, à la façon d'un prince et à son usage exclusif, une « maison » et des esclaves. Il dispose d'une écurie de marbre, d'une auge en ivoire et l'on admire les colliers ornés de pierres précieuses attachés à son encolure. De ce cheval, la légende nous dit que l'empereur aurait voulu faire un sénateur. Tacite met les choses au point : « On dit même qu'il lui destinait le consulat. »

Non seulement Caligula a ordonné la mort de milliers d'innocents, emprisonnés et fait torturer des milliers d'autres, mais il s'est autorisé l'imprudent plaisir de se moquer de ceux qui lui étaient dévoués. Ainsi a-t-il choisi comme souffre-douleur Chaéréas, vieux soldat ayant servi sous Germanicus et devenu tribun de sa garde personnelle. Il le ridiculise en public. C'est trop.

Le 24 janvier 41, à 1 heure après midi, ayant assisté le matin à un spectacle donné au Palatin par des acteurs noirs, Caligula regagne son palais. Sa mise à mort est programmée. Le protocole veut de Chaéréas marche immédiatement derrière lui. Cornelius Sabinus, chef des cohortes prétoriennes — il hait tout autant le fou — réclame le mot d'ordre de la journée ; l'empereur s'arrête pour répondre : « Jupiter ! » C'est le lieu et l'instant fixés. Chaéréas assène à son maître un grand coup entre les épaules et hurle le mot que l'on adresse à un sacrificateur : « Frappe ! » Caligula tombe sur les genoux, Cornelius Sabinus le transperce d'un coup d'épée. Les centurions l'achèvent. Pour faire bonne mesure, on tue également Caesonia, on prend le bébé Drusilla par les talons et on lui fracasse le crâne contre la muraille.

Qui va succéder à l'empereur dément ? Aucun membre de sa famille n'est, plus qu'un autre fondé à revendiquer la charge impériale. Nul ne pense à Claude, neveu de Tibère, alors âgé de cinquante ans. Ce lettré, spécialiste reconnu de l'histoire d'Etrurie, se complait dans un effacement et une pusillanimité qui le font passer aux yeux des siens pour un faible d'esprit. Son grand-oncle Auguste s'est inquiété de son avenir : « Nous devons prendre une fois pour toutes notre parti sur ce qui le regarde, pour ne plus nous en écarter. Car s'il a les qualités requises et, pour ainsi dire, universelles, il n'y a pas à balancer ; on doit le faire passer graduellement par les mêmes honneurs que son frère. Si, au contraire, nous le trouvons incapable et indigne, s'il ne jouit ni de la santé du corps ni de celle de l'esprit, il ne faut pas à rire de nous et de lui à ces mauvais plaisants qui tournent tout en jeu et moquerie[8] » Les craintes d'Auguste se trouveront confirmées : « Il n'en fut pas moins le jouet de la cour. Arrivait-il trop tard pour souper, on ne le recevait qu'avec peine, après lui avoir laissé faire le tour de la table à la recherche d'une place. S'endormait-il après le repas, ce qui lui arrivait souvent, on lui lançait des noyaux d'olives et de dattes ; ou bien des bouffons se faisaient un jeu de le réveiller avec une férule et un fouet. On lui mettait aussi des brodequins dans les mains lorsqu'il ronflait afin que, réveillé subitement, il s'en frottât le visage[9]. » Sa mère avait déclaré son regret de ne l'avoir pas « fini ». Régner ? Lui-même ni veut pas songer.

[8] Lettre d'Auguste publié par Suétone, Vie des douzes Césars, « Claude », I.

[9] Suétone, op. cit., « Claude », VIII.

Affolé par le meurtre de Caligula et voyant des prétoriens courir dans tous les sens pour empêcher les esclaves de s'échapper, Claude se dissimule derrière une tapisserie. Un soldat isolé voit ses pieds en dépasser et le tire de là. Reconnaissant Claude, il le salue du titre d'empereur. Les prétoriens qui accourent aux nouvelles réagissent de même : ils le hissent sur une litière et, pour le mettre en lieu sûr, l'emmènent à leur caserne. On aime bien dans l'armée le seul frère survivant de Germanicus. On apprécie sa simplicité de mise et — qualités toutes militaires — le grand mangeur, le fort buveur, l'impénitent amateur de femmes. Outre une foule de maîtresses, il s'est marié plusieurs fois et n'a pas redouté d'épouser en dernier ressort une fille de quinze ans, Messaline, fort désirable par ailleurs et qui l'a aussitôt rendu père. Elle est sur le point de lui donner un second bébé, un fils que l'on appellera Britanicus.

Le lendemain de la mort de Caligula, la foule ameutée autour du Sénat se rallie au vœu de l'armée et fait de Claude un empereur.

A quatre ans, un enfant est en mesure de se souvenir. Je me rappelle de façon frappante un voyage accompli au même âge en compagnie de ma grand-mère. Il est infiniment probable que Néron ait gardé en mémoire l'accession au trône impérial de ce Claude autour duquel tournaient toutes les conversations et pareillement le souvenir de l'annonce qui, à grands cris, a dû lui être faite du retour à Rome de sa mère sur-le-champ amnistiée par le nouvel empereur. Comment le petit Néron eût-il pu oublier le jour où des inconnus étaient venus l'arracher à la tendre indulgence de sa tante Domitia Lepeda ? De part et d'autre, comment n'aurait-on pas répandu de larmes ? Quand on est petit, les pleurs des grandes personnes paraissent si incongrues qu'elles marquent à jamais.

Si comme la plupart des membres de la famille impériale, Domitia Lepida possède trois résidences, l'une à Rome, l'autre dans les environs pour fuir les chaleurs de l'été, la troisième à la campagne, on aura tendance à penser que c'est dans l'une ou l'autre des dernières que le petit Néron a vécu auprès de sa tante. Pour qu'il rejoigne sa mère, il aura donc fallu le transporter jusqu'à Rome.

Découvrir Rome à quatre ans ! Voici l'ancien Forum où l'on se presse toujours ; le nouveau qu'a ouvert Auguste aux confins de Suburre et sur lequel se dresse le sanctuaire voué à Mars Ultor[10]. Outre le temple de Vénus, voici côte à côte ceux de Saturne et de la Concorde, le tout cerné par les statues alignées d'Enée jusqu'à César ; les rues trop étroites où, entre les immeubles trop hauts et délabrés, piétine la plèbe ; les palais dans leurs jardins ; les thermes et les cirques ; les théâtres et les amphithéatres ; le Capitole « où bat le cœur de la Rome impériale » ; le Palatin — l'une des sept collines — où, flanquée d'une administration impériale pléthorique, s'élève la demeure de l'empereur : « des étages de palais, des labyrinthes de salles et de couloirs[11] ». Certes l'enfant, porté en litière dans les bras d'une nourrice ou assis sur l'encolure d'un cheval, n'a pu concevoir qu'il s'agissait de merveilles mais — on ne peut en douter — son regard les a enregistrées.

[10] Mars vengeur.

[11] Pierre Grimal, A la recherche de l'italie antique (1961).

C'est sur le Palatin qu'on porte Néron. Sa mère Agrippine vient de regagner la demeure qu'elle y possède, laissée vacante durant son exil.

En cette année 41, pour quelle raison, à peine devenu empereur, Claude va-t-il signer un édit expulsant les juifs de Rome ? Cette précipitation s'explique mal.

Dans l'Urbs, les anciennes inscriptions permettent d'identifier onze synagogues. Philon d'Alexandrie, rencontrant ses frères juifs à Rome, les montre nombreux dans le quartier de Trastevere. Les mentions que l'on a découvertes dans la plus ancienne des catacombes juives, celle de Monteverde, semblent prouver que les juifs de Rome parlaient en majorité le grec et le latin. Philon les situe à tous les niveaux de la société romaine, les plus nombreux se rencontrant dans la plèbe et exerçant de petits métiers : artisans, boutiquiers, colporteurs, ouvriers sur le port, voire simples vendeurs d'allumettes soufrées. Charles Perrot, spécialiste reconnu du sujet, voit dans leurs inscriptions funéraires « souvent pleines de fautes d'orthographe » la preuve qu'ils étaient « financièrement et culturellement pauvres[12] ». Ce qui ne diminue en rien leur attachement à Rome qu'ils considèrent comme « leur » ville. En l'an 4 av. J.-C., à la mort d'Hérode le Grand, huit mille juifs romains ont supplié Auguste de prendre personnellement le contrôle de la Palestine plutôt que de l'abandonner à la famille hérodienne : on doit en croire Flavius Josèphe.

[12] Charles Perrot, « Les communautés juives de Rome » et « La Diaspora juive de Rome » in Aux origines du christianisme (2000).

Expulser les juifs si parfaitement intégrés conduit à se priver délibérément d'une main-d'œuvre dévouée et compétente. La postérité n'aurait pu se l'expliquer si elle n'avait reçu l'appui d'un historien, ce Suétone déjà rencontré par le lecteur. Dans son ouvrage Vies des douze Césars, il énumère les entreprises et les actions de Claude. Parmi celles-ci, deux lignes seulement mais qui prennent une valeur incommensurable : « Il chassa de Rome les juifs, qui excitaient des troubles à l'instigation de Chrestus. »

Le lecteur doit se convaincre que l'information de l'historien latin, fils d'un chevalier qui fut tribun militaire, est de premier ordre, ses fonctions l'ont placé dans l'intimité de l'empereur Trajan : il y fut a studiis puis a bibliothecis. Lors de l'avènement d'Adrien, le voici ab epistulis, donc responsable de la correspondance de l'empereur. Homme d'étude, il s'est toute sa vie adonné à des recherches érudites. Imposante est la liste de ses œuvres dont la plupart ne nous sont malheureusement pas parvenues[13]. Il passe aisément — on dirait allègrement — de la littérature à l'histoire, d'exposés sur la vie quotidienne à d'autres sur les institutions. Toujours il fait état de ses sources : les auteurs l'ayant précédé dans l'étude du sujet — Actorius Naso, Julius Saturninus, Aquilus Niger, Julius Marathus, C. Drusus — mais surtout les archives impériales auxquelles, en permanence, il a accès. D'elles proviennent les lettres autographes d'Auguste, les testaments de César, d'Auguste et de Tibère qu'il cite en décrivant même l'aspect matériel des documents. Il puise largement dans les informations de première main que sont les Actes du Sénat interdits de publication par Auguste mais accessibles aux chercheurs tels que lui. Il en est de même du Journal du peuple où se trouvent consignées les affaires publiques, celles de notoriétés de l'Etat et de la famille impériale. Ce qui permet à M. Jacques Gascou, analyste de son œuvre, d'estimer que la compréhension de la société romaine par Suétone est supérieure à celle de Tacite « et l'emporte même souvent sur Dion Cassius lui-même, historien de l'époque impériale le plus attentif à la politique administrative des empereurs ». Il en est de même pour tout ce qui concerne les spectacles, les distributions de vivres ou d'argent, l'urbanisme. Même s'il s'agit de graffiti, il tient à la citation littérale.

[13] Entre autres : Les jeux des Grecs ; Les jeux publics des Romains ; L'Année romaine ; Les Usages et mœurs des Romains ; Le costume des Romains ; Les Mots injurieux ; Les Signes abaviatifs ; Sur la république de Cicéron ; Variétés (De Rebus variis).

C'est donc à un auteur infiniment crédible que nous devons la première allusion d'origine romaine au christianisme : « Les juifs qui excitaient des troubles, à l'instigation de Chrestus. »

Qui voudrait croire que le nom Chrestus puisse désigner quelqu'un d'autre que le Christ ? En 41, Jésus est mort depuis onze ans. Les informateurs de Claude ont dû entendre parler de « gens de Chrestus » et en ont déduit — un peu vite — que le principal meneur, un certain Chrestus, se trouvait à Rome. L'agitation en question marque sans doute le moment où des juifs de Rome devenus chrétiens, supportés jusque-là, commencent à faire naître l'irritation de leurs frères attachés à la tradition : on trouve ailleurs de semblables difficultés.

Il n'est rien qu'un empereur romain ait détesté plus que le désordre, celui de la rue surtout. Sans doute a-t-on signalé à Claude que les troubles se renouvelaient par trop, et même s'aggravaient, pour qu'il se décidât à signer l'édit d'expulsion.

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