LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE III
L'Epître aux Romains

D'Antioche, métropole grecque implantée au nord de la Syrie, Ammien Marcellin, contemporain enthousiaste de sa gloire, voit sans hésitation « la perle de l'Orient ». Troisième ville du monde romain selon Flavius Josèphe — les deux autres étant Rome et Alexandrie —, elle suscite au Ier siècle les rêves discordants de l'Empire tout entier. Sa réputation se confirmera jusqu'aux IIIe et IVe siècles. Jugez-en : 500 000 habitants ; un ensemble bâti qui s'étend du fleuve Oronte jusqu'aux pentes du mont Silpios. Des rues innombrables serpentant parmi des collines, des ravins, des rochers, des torrents. Une avenue longue de 4 kilomètres où des gens toujours pressés se bousculent. Au sein du faubourg de Daphné renommé pour sa fraicheur et ses sources, un oracle fameux attire les foules. Toute l'année, la ville est en fête, multipliant cortèges et spectacles parmi lesquels les courses de char ne sont pas les moindres. Un luxe provoquant. Tous les genres de prostitutions, une immoralité extrême censurée par Juvénal : « Des êtres corrompus, une pourriture séculaire. » Il faut donner la parole à Renan : « Toutes les folies de l'Orient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de l'orgie. » On comprend assez que les légions que l'on y envoie en quartiers d'hiver en sortent, dit-on, « Amollies ».

Contraste presque unique dans l'histoire : d'une telle ville le christianisme va prendre l'élan qui l'imposera au monde.

« Allez, enseignez toutes les nations ! » Ces paroles de Jésus ressuscité s'adressant aux apôtres, Matthieu les situe en Galilée. S'agit-il d'un souhait ? D'une incitation ? Bien davantage : d'un ordre.

On voudrait croire que c'est en lisant les évangiles que les premiers chrétiens l'ont entendu. Ne nous leurrons pas : quand la foi nouvelle confirme son expansion, les évangiles sont loin d'être encore rédigés. Les premiers chrétiens ont connu l'injonction de Jésus par une tradition orale omniprésente dès après sa mort. Enseigner : tout prouve que, dans les années 30, ils l'ont fait avec des différences tenant à leur formation antérieure autant qu'à leur origine sociale. Ce à quoi il faut ajouter le plus important : la foi ardente les habite.

Après les persécutions conduites férocement par Paul, qui ont suivi la mort d'Etienne, le Tarsiote s'est mis en route pour Damas où étaient signalés des chrétiens qu'il fallait, pensait-on, mettre à la raison. Au moment où Paul approche de la ville, une lumière violente le jette à terre. On le relève presque sans vie.

A Damas, ayant repris ses sens et reçu en toute la lucidité le baptême chrétien, il prend conscience que, Jésus ressuscité une dernière fois pour lui seul, lui a confié une mission dont Luc a, de sa bouche, recueilli les perspectives inouïes. « Voici pourquoi en effet je te suis apparu, aurait dit le Nazaréen : je t'ai destiné à être serviteur et témoin de la vision où tu viens de me voir, ainsi que des visions où je t'apparaîtrai encore. Je te délivre déjà du peuple et des nations païennes vers qui je t'envoie pour leur ouvrir les yeux, les détourner des ténèbres vers la lumière, de l'empire de Satan vers Dieu, afin qu'ils reçoivent le pardon des péchés et une part d'héritage avec les sanctifiés, par la foi en moi[1]. » Paul dira et redira que Jésus, à Damas, était auprès de lui : « En tout dernier lieu, il m'est aussi apparu à moi, l'avorton[2]. » « N'ai-je pas vu Jésus, Notre Seigneur[3] ? » Il ne doutera plus : « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu'une réalité nouvelle est là[4]. »

[1] Actes 26.16-18.

[2] 1 Corinthiens 15.8.

[3] 1 Corinthiens 9.1.

[4] 2 Corinthiens 5.17.

Long, infiniment long, le périple de Paul. De Damas, il passe en Arabie où, sans que nul sache ce qu'il y a fait, il séjourne encore pendant trois années au terme desquelles il se rend à Jérusalem dans le but de s'enquérir, auprès de Pierre et Jacques, de la vie terrestre de ce Jésus dont il ignore tout. Les apôtres l'accueillent sans empressement mais, durant quinze jours, répondent à ses questions. Un certain Barnabé, cypriote d'origine, se prend d'intérêt pour ce personnage peu banal. D'autres, reconnaissant le persécuteur, veulent le mettre à mort. Il repart pour Tarse auprès des siens. Là Barnabé viendra le quérir pour l'emmener, quasiment de force, à Antioche.

Pourquoi Antioche ? Après le martyre d'Etienne, la plupart des hellénistes de Jérusalem s'y sont réfugiés. Un foyer de vie chrétienne s'y est organisé dont la piété et la solidarité exemplaires ont frappé les païens, majoritairement zélateurs des dieux romains et grecs. La nouvelle communauté a désigné pour la diriger un groupe de cinq hommes, dont Barnabé. La tâche s'accroissant à mesure de nouvelles conversions, le Cypriote a songé à recruter ce Paul dont, à Jérusalem, la foi lui était apparue vive.

« C'est à Antioche, précise Luc, que, pour la première fois, le nom de chrétiens fut donné aux disciples[5]. » Christianos est à l'évidence inspiré de Christos. Ce sont des non-chrétiens qui ont forgé le vocable. Peut-être par dérision.

[5] Actes 11.26.

Il faudra une année pour que la communauté, longtemps réservée quant à l'attitude à prendre à l'égard du « persécuteur » Paul, en vienne à une totale confiance. Sur la liste des cinq principaux dirigeants de la communauté chrétienne d'Antioche où Barnabé a droit à la première place, on voit apparaître le nom de Paul, en dernier.

C'est le temps où l'on constate qu'un petit nombre de non-juifs, Romains ou Grecs — peut-être las de leur ribambelle de dieux —, cherchent à la synagogue ce Dieu unique dont le renom est venu jusqu'à eux. Flavius Josèphe s'étonne du « nombre de Grecs qu'ils [les juifs] attiraient à leurs cérémonies religieuses », faisant « d'eux en quelque sorte une partie de leur communauté ». Josèphe n'est pas seul en son genre : à ces gens, désignés comme des « craignant-Dieu » — on eût mieux fait de parler d'« espérant-Dieu » —, certains chrétiens s'intéressent également : vont-ils se faire juifs sans être informés de l'existence de Jésus ? D'autres s'inquiètent : qu'adviendra-t-il si des païens réclament le baptême ? Les uns, comme Pierre, tiennent pour que l'on obtempère sans discussion ; d'autres préconisent que les convertis se fassent juifs avant que d'être baptisés. La distinction n'est nullement abstraite : se faire juif avant d'aller au baptême, c'est accepter la circoncision, ce qui risque d'éloigner beaucoup d'adultes. Paul est de ceux qui préconisent le baptême sans conversion au judaïsme. Le débat fait rage mais s'éternise.

Selon les Actes des Apôtres, une vision vient mettre fin au conflit. Elle ordonne que, sans tarder, l'on fasse connaître Jésus aux païens. Barnabé et Paul décident d'obéir.

En 45, ils s'embarquent pour Chypre où, très vite, ils comprennent que, pour affronter les premiers païens, il leur faut passer par la synagogue et, de ce fait, poursuivre l'évangélisation de leurs frères juifs. D'emblée, une tactique est mise au point : à peine ont-ils gagné une agglomération où l'on dénombre des juifs et, attendant le jour du sabbat, ils se présentent à la synagogue. Une tradition séculaire veut que l'on y donne la parole aux juifs qui pérégrinent ; on leur demande simplement de commenter la Torah. Ce que font sans difficulté Barnabé et Paul. Au moment où l'on croit leur discours achevé, ils ne manquent pas de faire connaître que Dieu a envoyé au peuple élu le Messie annoncé par les Ecritures. Ce qui déchaîne, le plus souvent, un beau scandale. Certains quelques fois veulent en apprendre davantage. Rarement en découlera une conversion mais, pour l'instant, ils s'émerveillent d'en obtenir une seule.

Vont-ils regagner Antioche pour rendre compte ? Il leur en faut plus. Ils s'embarquent à Pathos pour Attaleia — aujourd'hui la ville turque d'Antalya — et, s'élevant vers le nord, s'enfoncent à travers l'Anatolie.

A Antioche de Pisidie, en plein pays galate, la « méthode » semble pour la première fois donner des fruits espérés. Aux premières paroles de Paul et Barnabé, on ne les jette pas dehors. Même, on leur propose de revenir sur leurs révélations lors du prochain sabbat. La rumeur répandue dans le pays attire dans la synagogue, la semaine suivante, non seulement des juifs mais une clientèle adepte de la religion locale ou relativement aux dieux de l'Olympe. Chacun se montre avide d'en savoir plus sur le personnage mystérieux dont il est question. Quand Paul et Barnabé quitteront les lieux, ils pourront certes s'enorgueillir d'avoir converti des juifs, mais aussi — et surtout — d'avoir rallié des païens à Jésus. Ce qu'ils ont voulu, vécu, subi, perdu, gagné, je l'ai conté dans un autre livre[6].

[6] L'avorton de Dieu, une vie de saint Paul (2003).

La conquête s'est poursuivie en dépit des pires obstacles levés sur le passage des deux hommes : Paul est flagellé et survit même à une lapidation. L'un et l'autre veulent l'oublier dans l'espoir que les traces laissées par leur prédication ne s'effaceront pas.

A leur retour à Antioche, en 49, c'est avec passion que l'on écoute le récit de leurs conversions. Las ! Les points de vue quant à l'attitude à tenir relativement aux païens s'affrontent toujours. Une scission pourrait marquer la fin d'un immense espoir. Pourquoi ne pas interroger l'Eglise de Jérusalem alors conduite par Pierre et Jacques ? Une délégation se met en route. A sa tête : Paul et Barnabé.

Est-ce après l'évasion de Pierre de sa prison que Jacques, au sein de la communauté chrétienne de Jérusalem, est devenu le responsable du rang le plus élevé ? Si l'on veut en savoir davantage sur Jacques, frère du Seigneur, c'est à l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée — la plus ancienne de la chrétienté — qu'il faut s'adresser. Pierre et Jean se seraient effacés au profit de Jacques. Tout ce qui concerne la direction de l'Eglise de Jérusalem relève désormais de lui. Président le collège des anciens, il est aussi l'héritier des pouvoirs apostoliques de Pierre. L'Eglise de la ville relève, sur le plan spirituel, de trois colonnes qui ont nom : Jacques, Pierre et Jean. En un temps où l'ordre des appellations comporte une signification, Jacques est cité le premier.

Pour connaître plus intimement le personnage, il faut s'en rapporter à Hégésippe, chrétien du IIe siècle qui s'est donné pour tâche — félicitons-nous — de collationner les informations sur le premier âge de l'Eglise : « Cet homme fut sanctifié dès le sein de sa mère ; il ne but ni vin, ni boisson enivrante ; il ne mangea rien qui eût vécu ; le rasoir ne passa pas sur sa tête ; il ne s'oignit pas d'huile et ne prit pas de bains. A lui seul, il était permis d'entrer dans le sanctuaire car il ne portait pas de vêtement de laine, mais de lin. Il entrait seul dans le Temple et il s'y tenait à genoux, demandant pardon pour le peuple, si bien que ses genoux s'étaient endurcis comme ceux d'un chameau. [...] A cause de son éminente justice, on l'appelait le Juste et Oblias, ce qui signifie en grec rempart du peuple et justice, ainsi que les prophètes le montrent à son sujet[7]. » Dans l'Epître aux Galates, Paul considère Jacques comme le « chef des Hébreux ». Jacques incarne le principe du judéo-chrétien qui, croyant pleinement à la divinité de Jésus, ne veut pour autant rien abdiquer des pratiques de la loi juive.

[7] Cité dans Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 23, 5-7.

On ne sait rien du lieu, à Jérusalem, où s'est déroulée la rencontre que certains voudront dénommer — pompeusement et à tort — « concile » ni où elle s'est tenue : il faut naturellement exclure le Temple. On peut croire à une certaine solennité dans l'accueil et, du côté des visiteurs, à de l'émotion mêlée d'inquiétude.

C'est devant Jacques, assisté pour l'occasion de Pierre et de Jean, que sont introduits Paul et Barnabé. Ils exposent avec chaleur leur point de vue : comment aurait-il pu en être autrement ? La discussion se prolonge. Les « colonnes » hésitent.

Barnabé et Paul plaident et plaident encore. Dans le camp opposé, on ne s'étonnera guère que Pierre soit le premier à faiblir.

— Pourquoi provoquer Dieu en imposant à la nuque des disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n'avons été capables de porter...

Paul et Barnabé en profitent pour exposer fougueusement « les signes et les prodiges que Dieu, par leur intermédiaire, avaient accomplis chez les païens ». Cela dure. A son tour, Jacques se prononce :

— Je suis d'avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu.

Ecrivant bien des années après, Paul se souviendra de l'opposition qui s'est fait jour à Jérusalem parmi les judéo-chrétiens qui entouraient Pierre, Jean et Jacques : « A ces gens-là nous ne nous sommes pas soumis, même pour une concession momentanée. » Sa thèse l'a emporté peu à peu : « Ils virent que l'évangélisation des incirconcis m'avait été confiée, comme à Pierre celle des circoncis. » La scène finale ne peut qu'impressionner : « Reconnaissant la grâce qui m'a été donnée, Jacques, Céphas [Pierre] et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et à Barnabé, en signe de communion, afin que nous allions, nous vers les païens, eux vers les circoncis[8]. »

[8] Galates 2.9.

Peut-être existe-t-il de la part de Paul quelque triomphalisme. Il prend pour un succès définitif ce qui signifie plutôt une simple tolérance accordée à une minorité considérée comme peu dangereuse.

Quand Barnabé et Paul regagnent Antioche, ils peuvent brandir un message écrit de l'Eglise de Jérusalem destiné aux païens qui aspirent à se faire chrétiens : « L'Esprit Saint et nous-mêmes, nous avons en effet décidé de ne pas vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes de sacrifices païens, du sang des animaux étouffés et de l'immoralité. Si vous évitez tout cela avec soin, vous aurez bien agi. Adieu[9] ! » C'est là, pour les païens convertis — les pagano-chrétiens —, « encouragement et soutien ».

[9] Actes 15.28-29. La lettre est présentée par Luc comme un document d'archives.

Avec les craignant-Dieu, on s'empresse désormais de faire table commune. Tout prend plus de poids encore quand, sans être apparemment annoncé, Pierre les rejoint. Quelle joie quand, sans se faire prier, on le voit s'asseoir à la table des païens ! Il ne s'agit pas d'une simple bonne manière : on ne l'installe pas à ces tables dans le seul but de se nourrir mais — en mémoire du dernier repas de Jésus — pour s'y unir par la prière. Il en a été ainsi dès les premiers jours de l'existence de la communauté de Jérusalem.

Aucun argument de distance ne peut empêcher l'information de rejoindre Jérusalem. Quoi ! choisi par Jésus lui-même, Pierre partage la table des païens ! C'en est trop. L'Eglise mère réagit. Les messagers expédiés à Antioche parlent rudement. A ce point que Pierre vacille et se range — assez piteusement — aux objurgations qui lui sont présentées. C'est là plus que Paul n'en peut supporter. Il écrira : « Je me suis opposé à lui ouvertement, car il s'était mis dans son tort. En effet, avant que soient venus les gens envoyés par Jacques, il prenait ses repas avec les païens ; mais, après leur arrivée, il se mit à se dérober et se tint à l'écart, par crainte des circoncis[10]. »

[10] Galates 2.11-12.

La colère de Paul s'accroît de la désertion de pagano-chrétiens ébranlés par l'attitude du chef des apôtres. Ce qui le frappe douloureusement, c'est le comportement de Barnabé, son compagnon, son frère : « Barnabé lui-même fut entraîné dans ce double-jeu ! » Tout au long de sa vie, Paul se souviendra de l'affreuse algarade qui l'a opposé à Pierre : « Je dis à Céphas devant tout le monde : “Si toi qui est juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en juifs ?” Nous sommes, nous des juifs de naissance et non pas des païens, ces pécheurs[11] ! »

[11] Galates 2.14-15.

Il lui a crié :

— Nous savons cependant que l'homme n'est pas justifié par les œuvres de la loi, mais seulement par la foi de Jésus Christ ; nous avons cru, nous aussi en Jésus Christ, afin d'être justifiés par la foi du Christ et non par les œuvres de la loi car, par les œuvres de la loi, personne ne sera justifié[12] !

[12] Galates 2.16.

La conduite de Pierre pourrait s'expliquer par la découverte d'un fort courant traditionaliste parmi les chrétiens d'Antioche. S'il a voulu sauvegarder le lien entre le judéo-christianisme et le christianisme hellénistique, il y est parvenu. Cette obsession de sa part se reflète dans la place considérable — voire prépondérante — que Matthieu lui réservera dans son évangile. Paul n'en hâte pas moins son départ pour un deuxième voyage déjà projeté. Sans Barnabé.

La tradition locale atteste de la présence durable de Pierre à Antioche. Pour Origène, célèbre Père de l'Eglise, il a été évêque d'Antioche pendant sept ans. Ce que confirmera Eusèbe de Césarée qui a fait de lui le fondateur de l'Eglise d'Antioche et le premier évêque de cette ville.

On montre toujours à Antioche, vers la frontière syrienne, à 3 kilomètres du centre ville, une grotte où demeure la trace de chrétiens des premiers temps. Elle se nomme la « grotte de saint Pierre ».

Dès lors que l'on constate, dans la plupart des lieux où l'on enseigne la doctrine du Christ, un accroissement régulier du nombre de convertis, deux questions traversent l'esprit. La première : pour quelle raison — ou quelles raisons — ont-ils voulu se faire chrétiens ? « On devient, on ne naît pas chrétien » dira Tertullien. La seconde, justement : comment se fait-on reconnaître chrétien ? Pour les juifs convertis, pas de problème : ils ont acquis la conviction que Jésus était bien le Messie et n'ont eu besoin de rien d'autre. Quant à l'adhésion des païens à la chrétienté, elle peut trouver son origine dans l'écoute d'un prédicateur éloquent aussi bien que dans l'observation d'un voisin ne ressemblant pas aux autres. Elle peut découler du spectacle d'une chrétienne ou d'un chrétien martyrisés et de leur comportement presque toujours héroïque. Ce à quoi s'ajoute, ne l'oublions pas, le sentiment de l'usure du paganisme. Il n'a pas frappé seulement les craignant-Dieu.

Le plus important semble avoir été l'exemplarité. D'entendre les chrétiens s'interpeller entre eux du nom de frère ou sœur ne manque pas de frapper les païens. Ceux-là même qui se moquent ne contestent pas l'intégrité de la vie quotidienne de ceux qu'ils découvrent. Peregrinus, héros d'un roman du très sceptique Lucien de Samosate, remarque l'importance que les fidèles de Jésus attachent aux « Livres sacrés ». Il les voit imprégnés de compassion pour autrui et pratiquant l'entraide au-delà de ce qui se fait ailleurs. Il s'étonne de la fraternité qui les unit, de leur mépris pour l'argent et de la certitude où ils sont de vivre éternellement mais il les plaint, pauvres naïfs, de s'être laissés égarer.

Le célèbre médecin Galien, lui, jette sur eux un regard clinique : « La plupart des gens, écrit-il, ne peuvent suivre une démonstration avec une attention soutenue, voilà pourquoi il est besoin qu'on leur serve des paraboles. Cependant ils agissent de temps en temps comme de véritables philosophes. Leur mépris de la mort, nous l'avons à vrai dire sous les yeux. [...] Il y en a aussi qui, pour la direction, la discipline de l'âme et une rigoureuse application au monde, se sont avancés assez loin pour ne pas le céder en rien aux vrais philosophes[13]. »

[13] Cité par A. Hamman, La Vie quotidienne des premiers chrétiens (1979).

Dignité, intransigeance, pureté des mœurs, fraternité — « voyez comme ils s'aiment ! » —, c'est là ce qui a frappé de nombreux païens et les a entraînés vers ces chrétiens jusqu'à se convertir eux-mêmes.

Un chercheur, Vittorio Fusco, s'est appliqué à isoler dans les textes les formules pratiquées le plus souvent, en s'abordant, par les chrétiens des deux premiers siècles :

Christ est mort pour nous.

Ou bien :

Christ est mort pour nos péchés.

Ou encore :

Christ est mort pour tous.

S'échangent aussi questions et réponses :

— Jésus !

Dieu l'a ressuscité des morts.

— Jésus !

Jésus est Seigneur.

— Jésus !

Il m'a aimé et s'est livré pour nous.

— Jésus !

Un seul est Dieu, un seul est Seigneur[14].

[14] Vittorio Fusco, Les Premières Communautés chrétiennes, Traditions et tendances dans le christianisme des origines (2001).

Je redoute ici que le lecteur manifeste quelque incrédulité : cette peinture des premiers chrétiens n'est-elle pas trop idyllique ? Qu'il se rassure, je suis de son avis. Ces témoignages m'impressionnent sans me convaincre. Ils font preuve d'une perfection qui n'était pas, loin de là, le fait de tous. Le spectacle d'une fraternité vécue par les chrétiens est d'évidence à l'origine de la conversion de Tertullien : pour s'en convaincre, il n'est que de lire l'Apologétique, son premier livre. Mais Tertullien est Tertullien.

Comment les premiers chrétiens auraient-ils pu tous rester à l'abri des faiblesses humaines ? Sans doute faudrait-il aussi différencier les communautés villageoises qui vivent sous le regard de tous et les citadins qui peuvent passer inaperçus. En ville, les fidèles de Jésus s'efforcent d'être loyaux envers la cité, n'affichent aucune coutume offensante, se vêtent des mêmes toges et s'expriment en latin ou en grec. Ils n'en suscitent pas moins des antipathies profondes, des haines en quelque sorte « racistes ». Celles-ci seront en grande partie des accusations fallacieuses à l'origine des persécutions sanglantes : incestes devenus réglementaires ; enfants égorgés rituellement pour être mangés aux repas de fête de la secte. Il n'est pas exclu que la formule « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » ait, mal comprise, suggéré le soupçon de cannibalisme. De même que le baiser de paix pratiqués entre frères et sœurs dans les assemblées ait pu faire naître l'accusation d'inceste. La lettre attribuée à Irénée sur le martyre des chrétiens de Lyon est révélatrice d'un tel état d'esprit : « Nous faisons des repas dignes de Thyeste[15] ; nous étions des incestueux comme Œdipe. »

[15] Dans la mythologie, Thyeste séduit l'épouse de son jumeau Atrée.

Cet ostracisme peut s'expliquer : les chrétiens citadins restent à l'écart, ne se mêlent jamais — et pour cause — aux rites du culte romain. Leurs certitudes trop affirmées sont prises pour de l'arrogance. En cherchant les raisons de la réprobation générale qui a accablé les chrétiens après l'incendie de Rome, les historiens latins signalent le refus de prier les dieux de l'Olympe ; ils se croient supérieurs ; ils pratiquent des mœurs infâmes et haïssent l'humanité tout entière.

La conversion au christianisme doit être appuyée d'un acte de foi dont la sincérité fera l'objet d'un examen. Si celui-ci est favorable, le candidat — catéchumène — recevra l'instruction nécessaire pour être admis parmi les chrétiens. La Didachè ou Doctrine des douze apôtres, compilation de divers textes du Ier siècle, nous informe sur les obligations auxquelles le catéchumène doit consentir : « Il y a deux chemins, l'un de la vie, l'autre de la mort. Entre les deux existe une grande différence.

« Le chemin de la vie, le voici. Premier commandement : tu aimeras Dieu qui t'a créé, puis tu aimeras ton prochain comme toi-même, et ce que tu ne veux pas qui te soit fait, toi non plus tu ne le feras pas à autrui.

« Tu ne seras point adultère ; tu ne souilleras pas de jeunes garçons ; tu ne commettras ni fornication, ni vol, ni envoûtement, ni emprisonnement ; tu ne tueras point d'enfants par avortement ou après la naissance ; tu ne désireras pas les biens de ton prochain ; tu ne parjureras pas, et tu ne porteras pas de faux témoignages ; tu ne médiras pas et tu ne garderas pas de rancune.

« Tu n'auras pas deux manières de penser, ni de parler, car duplicité est piège de mort ; ta parole ne sera ni menteuse ni vaine, mais efficace. Tu ne seras ni avare, ni rapace, ni hypocrite, ni cruel, ni orgueilleux et tu ne formeras pas de mauvais desseins contre ton prochain. Tu ne dois haïr personne, mais tu dois édifier les uns, prier pour eux et, quant aux autres, les aimer plus que ta vie[16]. »

[16] 1 Didachè, I, II.

Quand le catéchumène démontre qu'il est prêt à admettre de telles règles de vie et à se les appliquer à lui-même, il peut recevoir le baptême. Dès les premières années, l'Eglise se veut héritière de Jean le Baptiste :

« Baptisez dans l'eau vive. Si vous n'avez pas d'eau vive, baptisez dans une autre eau, et si vous ne pouvez le faire dans l'eau froide, baptise dans l'eau chaude. Si vous n'avez ni de l'une ni de l'autre, versez par trois fois de l'eau sur la tête, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit[17]. »

[17] 1 Didachè, VII.

Comme on voit, la préférence est donnée à un fleuve ou une rivière : toujours le Baptiste. On appréciera le dédain accordé à l'eau chaude.

Le christianisme a-t-il voulu être une morale ? Voulu, non, mais il le fut sous un aspect si neuf qu'il a pu troubler bien des néophytes. Non seulement on commande au chrétien de vivre selon les préceptes de Jésus, mais on l'incite, autant que faire se peut, à lui ressembler. On ne peut que se rallier au commentaire de Daniel-Rops : « Il n'est aucun des principes de la morale qui ne se trouve ainsi transfiguré par l'idée d'une surnaturelle ressemblance[18]. »

[18] L'Eglise des apôtres et des martyrs (1948).

Révélatrices, les règles données par Paul : « Soyez purs, parce que vos corps sont les membres mêmes du Christ » ; « Soyez généreux comme le Christ qui a tout donné, même sa vie » ; « Oubliez-vous vous-même, comme celui qui, étant Dieu, s'est incarné sous l'humble forme de l'homme » ; « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise. »

Quand on constate que les chrétiennes sont honorées parce qu'elles renoncent au mariage pour se donner au Seigneur, on peut à bon droit évoquer les Vestales de Rome aussi bien que la virginité louée, en Palestine, chez les Esséniens et les Nazirs. A Antioche où l'on vénère les vierges, Cyprien les proclame « couronnes de l'Eglise » et Origène s'exalte : « Un corps immaculé, voilà l'hostie vivante agréable à Dieu ! » Une femme mariée et fidèle ne le serait donc pas ?

Bien plus que la virginité, choix de quelques-unes, c'est le sens neuf donné au mariage qui touche les femmes de ce temps. La primauté donnée par le christianisme à un mariage préconisant la fidélité entre époux n'a pu que leur paraître enviable.

Comment les classes les plus humbles n'écouteraient-elles pas avec faveur un langage qui aboutit à une sorte d'égalité où peuvent se retrouver un noble, un plébéien et — extraordinaire nouveauté — un esclave ?

Parcourant de nouveau la région abordée lors de son premier voyage, Paul a pu y constater — ô bonheur — la persistance de la foi chrétienne chez « ses » convertis. Aux côtés de Marc, son nouveau compagnon, il marche — tous ces voyages se font à pied — vers l'actuelle Ankara, gagne Pergame puis Troas. Traversant la mer Egée, il passe en Macédoine, donc en Europe. Il va mettre en place de nouvelles communautés : à Philippes, Thessalonique, Bérée, Corinthe.

Dans cette dernière ville — la plus considérable qu'il ait connu à l'exception d'Antioche —, est-ce sur l'agora aux bâtiments couverts de marbre parmi une foule qui semble ne prendre de repos ni de jour ni de nuit, qu'il se convainc d'avoir trouvé un terrain favorable à sa mission ? Il y demeure dix-huit mois. Aux Corinthiens il adressera deux longues épîtres dans lesquelles se retrouveront les conseils et prescriptions qui donneront une structure à l'enseignement de Jésus : « Beaucoup de Corinthiens, en écoutant Paul, devenaient croyants et recevaient le baptême[19]. »

[19] Actes 18.8.

Les vingt et une lettres de l'apôtre Paul — les fameuses épîtres — sont, sans discussion possible, les documents chrétiens les plus anciens. La première est daté de 50 ou du début de 51. Pour comprendre l'évolution du christianisme, l'ensemble est incomparable. Toutes ces lettres, Paul les a dictées. Pour tenir en haleine, en Asie comme en Europe, les communautés chrétiennes mises en place par lui, il leur écrit. Ainsi sont nées les Epîtres aux Corinthiens, aux Galates, aux Ephésiens, aux Philippiens, aux Colossiens, aux Thessaloniciens.

La pensée de ce petit homme chauve et barbu va trop vite pour qu'il se hasarde à écrire lui-même. Toujours pressé, il lui faut économiser son temps. Il ne fait exception que pour rendre une idée plus forte ; il lui advient alors d'ajouter au bas du texte dicté quelques lignes de sa main. Convaincre est pour lui impératif.

Concentré à la fois et bouillant, on l'imagine allant de long en large et si sûr d'avoir raison que l'un de ses meilleurs commentateur le dépeint ainsi : « Il vibre, s'échauffe, pense à mille choses à la fois, élargit le sens des mots. » Parfois même il se perd en chemin, « laissant l'adversaire désemparé sinon convaincu[20] ».

[20] F. Amiot, L'enseignement de Paul (1988).

En ce temps, écrire est un métier. Pour devenir scribe, il faut accomplir de longues études, apprendre à user, si nécessaire, de tablettes de cire ; se servir plutôt d'un interminable rouleau, large de vingt à quarante centimètres, composé soit de papyrus, soit de parchemin. Comme ces deux matériaux sont coûteux — le parchemin plus que le papyrus —, le scribe utilise chaque face. Il fabrique lui-même ses encres, taille ses plumes dans du jonc ou du roseau. Michel Quesnel, spécialiste respecté à ce sujet, nous apprend que cet attirail permettait d'écrire en moyenne soixante-douze mots à l'heure[20]. A la fin des Epîtres, le scripteur s'autorise à ajouter son propre nom et même en profite pour adresser au destinataire un message personnel. Dans certains textes, Paul se reprend : Ah si !, liberté peu commune dans la littérature antique mais explicable : le coût d'un parchemin n'incite pas à recommencer un passage entier.

[20] Histoire des Evangiles (1987).

Les soixante-douze mots à l'heure n'obligent pas le scribe à se faire aussi sténographe. Il en aurait eu les moyens : on a retrouvé à Murabba'at, en Palestine, un manuscrit du IIe siècle couvert de signes sténographiques autorisant à croire à une écriture abrégée[21].

[21] Daniel Marguerat : « Les lettres de Paul. Une théologie en dialogue avec son temps » in Les premiers temps de l'Eglise (2004).

A l'automne 52, après un séjour de six mois à Antioche, Paul se propose de poursuivre à Ephèse l'œuvre si bien inaugurée ailleurs. A peine est-il installé dans la ville et, pour un motif que l'on connaît mal, on le jette en prison. De sa cellule, il garde tendus les fils avec ses chrétiens : c'est là qu'il rédige l'Epître aux Colossiens, communauté située en Phrygie. Ses lettres portent le poids de la captivité : « Oui, moi, Paul qui suis un vieillard, moi qui suis maintenant prisonnier de Jésus Christ.[22] » Ou encore : « La salutation de ma main, à moi Paul, la voici. Souvenez-vous de mes chaînes. »

[22] Il n'a pas encore cinquante ans.

Ce qui l'affecte le plus dans la prison, c'est de savoir d'autres chrétiens acharnés à contrecarrer son enseignement. Partout où il a prêché circulent ceux qui, à la doctrine de Paul, opposent celle de Jacques. Le frère du Seigneur regrette-t-il le droit accordé à Paul de prêcher les incirconcis ? S'effraie-t-il des libertés que Paul, selon lui, accorderait aux nouveaux convertis ?

S'ouvrent enfin les portes de sa prison. Il reprend son périple. Au printemps de 57, le petit homme ose regagner Corinthe. Quand il voit les Corinthiens — ses Corinthiens — sur le point de s'échapper les uns après les autres, il livre bataille pour les reconquérir. Il n'y parvient qu'à demi.

Accueilli par son ami Gaius, il ne tarde pas à convoquer un scribe pour lui dicter une nouvelle lettre. Jusque-là, il s'est adressé à des communautés qu'il a fondées ou redressées. Pour la première fois, il écrit à des gens qu'il n'a jamais vus et dont il ignore le cadre de vie, les traditions, les intentions et jusqu'aux rapports exacts qu'ils ont avec le christianisme.

Il entame l'Epître aux Romains.

Pour qu'il se soit senti obligé d'écrire aux chrétiens de Rome, il a fallu que la peinture qu'on lui a faite d'eux soit prometteuse. Le lecteur a le droit de se demander s'il l'eût fait pour une autre ville. Je répondrai : sans doute pas. A Tarse, Saul a grandi dans la certitude de la grandeur de l'Empire. Plus tard, où qu'il soit allé, il a constaté l'adulation où l'on tenait les lois romaines. Même les ennemis de Rome raisonnent en fonction de sa gloire. N'oublions pas : Paul a hérité de son père la citoyenneté romaine.

Rome lui manque. Donc il écrit aux Romains. Voici, de ce grand texte, les premières lignes :

« Paul, serviteur de Jésus Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Evangile de Dieu. Cet Evangile qu'il avait déjà promis par ses prophètes dans les Ecritures saintes concerne son Fils issu selon la chair de la lignée de David, établi selon l'Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance par sa Résurrection d'entre les morts, Jésus Christ Notre Seigneur. Par lui, nous avons reçu la grâce d'être apôtre pour conduire à l'obéissance de la foi, à la gloire de son nom, tous les peuples païens dont vous êtes, vous aussi que Jésus a appelés. A tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, aux saints par l'appel de Dieu, à vous, grâce et paix de la part de Dieu, notre Père, et du Seigneur Jésus Christ. »

Nous voici sûrs d'une chose : les Romains qui ont lu ces lignes ont dû se demander que homme leur avait écrit. Un homme, vraiment ?

A l'intention des chrétiens de Rome, Paul s'explique : considérant que tel est son devoir envers l'Eglise de Jérusalem, il vient d'organiser une collecte à l'intention des chrétiens pauvres de la ville, si nombreux. Il leur portera lui-même l'argent récolté. Au retour, il se rendra en Espagne où il est sûr de ne trouver que des païens. De cette bizarre conviction, il tient à donner l'orgueilleuse raison : « Je me suis fait un point d'honneur de n'annoncer l'Evangile que là où le nom de Christ n'avait pas encore été prononcé, pour ne pas bâtir sur les fondations qu'un autre avait posées. » C'est d'ailleurs « à maintes reprises, ce qui m'a empêché d'aller chez vous ». Paul sait que, sur les bords du Tibre, des chrétiens s'assemblent, certains depuis longtemps : « Dans le monde entier, on proclame que vous croyez [...] Je fais sans relâche mention de vous, demandant continuellement [à Dieu] dans mes prières d'avoir enfin, par sa volonté, l'occasion de me rendre chez vous. »

L'occasion d'être exaucé va donc se présenter. En allant en Espagne, il s'arrêtera à Rome : « Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants ; de là, mon désir de vous annoncer l'Evangile, à vous aussi qui êtes à Rome. » Un peu de mélancolie : « Je n'ai plus de champs d'action dans ces contrées[23]... »

[23] Comprendre : dans les contrées où je me trouve actuellement.

Comment connaît-il si bien les chrétiens de Rome ? A l'origine, se trouvent nécessairement Prisca et Aquilas ; pendant les longs mois passés à Cenchrées à fabriquer ensemble des tentes, ils ont dû beaucoup parler. Au cours de ses voyages, d'autres chrétiens à Rome n'ont pas manqué de compléter son information.

Dans son Epître, il affirme son intention de s'adresser aux chrétiens romains de toutes origines : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, pour le juif d'abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, aux juifs d'abord puis aux Grecs, car en Dieu il n'y a pas de partialité. » Il insiste : « Si toi qui portes le nom de juif, qui te repose sur la loi et qui mets ton orgueil en ton Dieu, toi qui connais sa volonté, toi qui, instruit par la loi, discernes l'essentiel, toi qui es convaincu d'être le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, l'éducateur des ignorants, le maître des simples, parce que tu possèdes dans la loi l'expression même de la connaissance et de la vérité... Eh bien ! toi qui enseigne autrui, tu ne t'enseignes pas toi-même ! » Il admoneste : « Sans doute la circoncision est utile si tu pratiques la loi mais si tu transgresses la loi, avec ta circoncision tu n'es plus qu'un incirconcis. Si donc l'incirconcis observe les prescriptions de la loi, son incirconcision ne lui sera-t-elle pas comptée comme circoncision ? Et lui qui, physiquement incirconcis, accomplit la loi, te jugera, toi qui, avec la lettre de la loi et la circoncision, transgresses la loi. » Est-il informé d'une majorité juive parmi les chrétiens de Rome ? « Mais quoi ? avons-nous encore, nous juifs, quelque supériorité ? Absolument pas ! Car nous l'avons déjà établi : tous, juifs comme Grecs, sont sous l'empire du péché. » Il cite abondamment Esaïe pour démontrer que « la justice de Dieu a été manifestée » mais refuse d'y voir une différence avec « la justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux qui croient ». Il développe l'un des thèmes auxquels il tient le plus : « Nous estimons que l'homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi. Ou alors, Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N'est-il pas aussi le Dieu des païens ? Si ! il est aussi le Dieu des païens, puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu qui va justifier les circoncis par la foi et les incirconcis par la foi[24]. »

[24] Romains 1.17-27 ; 3.9-31.

Impossible de refléter par quelques citations le sens de ce grand texte. Impossible de n'être pas convaincu, la dernière page refermée, que l'œuvre entière en appelle à une sorte d'union sacrée entre ex-païens et juifs de naissance. Ce qui frappe aussi, c'est qu'en tête de chacune des épîtres de Paul, l'Eglise à laquelle il écrit est désignée par son nom. A l'Epître aux Romains, l'adresse manque. Serait-ce que les chrétiens de Rome ne sont pas encore organisés en Eglise ?

Au moment où il rédige son texte, Paul est donc sur le point de partir pour Jérusalem afin d'y porter le produit de la collecte qu'il a organisée en Macédoine et en Achaïe. Il se sent inquiet : « Et nous-mêmes, pourquoi à tout moment sommes-nous en danger ? Tous les jours, je meurs[25]. » Les Actes des Apôtres confirment cette angoisse : « Maintenant prisonnier de l'Esprit, me voici en route pour Jérusalem ; je ne sais quel y sera mon sort, mais en tout cas, l'Esprit Saint me l'atteste de ville en ville, chaînes et détresses m'y attendent[26]. »

[25] 1 Corinthiens 15.30-31.

[26] Actes 20.22-23.

Historiens et exégètes s'accordent pour voir en l'Epître au Romains la plus importante des lettres de l'apôtre Paul. Le commentaire que Luther fera, en 1517, marquera le point de départ de la Réforme. Quand, au XXe siècle, des spécialistes chrétiens de trois religions (catholiques, protestants, orthodoxes) envisageront de s'affronter à une tâche que d'aucuns, tant les points de vue étaient éloignés, jugeaient impossible — une traduction œcuménique de la Bible —, ils décideront, en traduisant en premier l'Epître aux Romains, d'en faire un test : « La traduction œcuménique de la Bible ne se heurterait pas à des obstacles infranchissables si l'Epître aux Romains pouvait être présentée dans une version agréée par tous. » Le résultat démontrera que, d'un tel enjeu théologique, on peut triompher. L'éditeur de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) s'est réjoui de l'heureuse formule du pasteur Boegner : « Le texte de nos divisions est devenu le texte de notre rencontre[27]. »

[27] Traduction œcuménique de la Bible (1988), Introduction à l'Epître aux Romains.

Longtemps, dans cette épître, on a voulu voir une sorte de « lettre-traité », voire une somme théologique. On estime aujourd'hui qu'il s'agit plutôt d'un écrit de circonstance. Au moment où il rédige ce texte, Paul est déchiré par le danger qu'il voit poindre d'une sécession de la jeune Eglise chrétienne : l'une judéo-chrétienne se situant dans l'héritage de la synagogue, l'autre — la sienne — composée surtout de païens convertis.

On ne peut qu'être frappé par le nombre de chrétiens romains que Paul est capable, à la fin de son épître, de désigner par leur nom. Il en a connu plusieurs en d'autres lieux. S'ils se retrouvent à Rome, on veut croire que c'est en vertu de la fascination que l'Urbs exerce dans toutes les régions de l'Empire. Ainsi en est-il de Phoebé, « ministre de l'Eglise de Cenchrées », qu'il recommande à ses frères chrétiens car « elle a été une protectrice pour bien des gens et pour moi-même ». Etant première de la liste, on s'est demandé si Paul n'avait pas chargé cette Phoébé de porter aux Romains l'épître écrite à leur intention. Les noms de Prisca et Aquilas nous apprennent qu'ils sont devenus romains et même que les chrétiens se réunissent chez eux. Vingt-quatre sont désignés dont voici les derniers : « Phililogue et Julie, Nérée et sa sœur, Olympas et tous les saints qui sont avec eux. Saluez-vous les uns les autres d'un simple baiser. Toutes les Eglises du Christ vous saluent. »

Paul croyait pouvoir traverser Rome à la faveur de la mission en Espagne qu'il s'était fixée. Le moment approche où il ne pourra plus rien décider. C'est en prisonnier chargé de chaînes qu'il découvrira l'Urbs.

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