LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE VIII
Des crimes comme des exploits[1]

[1] « Voyant que tous les crimes sans exception sont accueillis comme des exploits... » (Tacite).

Néron a-t-il contemplé le cadavre de sa mère après qu'on l'eut dévêtue pour le porter sur le bûcher improvisé dans le jardin d'Anicetus ? Suétone l'assure : « Il courut voir le cadavre, le toucha partout ; loua quelques formes, en critiqua d'autres[2]. » Dion cassius renchérit, prêtant même au fils cette forfanterie : « Je ne savais pas que la mère était aussi bien faite. » Si nous les en croyons, que feront nous de l'inceste dénoncé par les mêmes ? La suite, telle que l'évoque Tacite, apparaît infiniment plus vraisemblable : « Ce fut seulement son crime accompli qu'il en comprit l'énormité. Pendant le reste de la nuit, tantôt silencieux, immobile, tantôt se dressant, effrayé, l'esprit égaré, il attendait le jour comme s'il allait lui apporter la mort[3]. »

[2] Vie des douze Césars, « Néron », XXXIV.

[3] Annales, XIV, 10.

Dans les flammes du bûcher, le corps d'Agrippine se consume lentement. Quand il n'en reste que des cendres, les serviteurs les enfouissent et les recouvrent d'un simple tumulus. Entre Baïes et Misène, aujourd'hui encore, des curieux de l'histoire antique s'enquièrent, à l'entrée d'un village de pêcheurs, de ce qui pourrait être un tombeau. On leur montre il sepolcro d'Agrippina : une petite borne.

Secrètement atterrés, forcément silencieux, Sénèque et Burrus attendent. Le premier, Burrus sent venu le moment d'agir. Il convoque les officiers de la cohorte ayant accompagné Néron à Baïes et les informe d'un complot abominable ayant eu pour dessein d'assassiner l'empereur et qui — de par la volonté des dieux — vient d'échouer. L'empereur a perdu sa mère, cette mort l'a plongé dans le désespoir ; la troupe doit lui apporter le réconfort de son dévouement. Pour mieux se faire entendre, a-t-il répandu de l'argent ? On l'affirme.

Chacun joue un rôle : le fils inconsolable comme la troupe proche des larmes. Se saisissant audacieusement de la main impériale, l'un des officiers se fait l'interprète du bonheur éprouvé par l'armée de voir l'empereur sauvé du « forfait » accompli par sa mère. On se multiplie, on porte la nouvelle dans les temples, on avertit les municipes campaniens qui, aussitôt, en signe de reconnaissance, décrètent que l'on sacrifiera aux dieux.

En Campanie, on s'entretiendra longtemps du tragique événement. Et à Rome. Et dans l'Empire. Après quoi viendront d'autres sujets de conversation. Cette débauchée vaut-elle que l'on s'attarde sur son destin ? Seul Néron, à la vue de tous, restera habité par le souvenir de sa mère assassinée. Suétone le montre incapable d'« échapper à sa conscience », affirme que l'image de sa mère le poursuit partout « et que les Furies agitent devant lui leurs fouets vengeurs et leurs torches ardentes[4] ».

[4] Vie des douze Césars, « Néron », XXXIV.

Jour après jour, il repousse la perspective de rejoindre Rome. Comment l'y recevra-t-on ? S'attardant en Campanie, le matricide erre comme à la recherche d'un but qui lui échappe. A peine s'est-il mis en route et il rebrousse chemin. Burrus et Sénèque attendent chaque matin l'ordre de départ pour Rome. Il ne vient pas. Sous quel prétexte décide-t-il de gagner Naples, Neapolis, la ville nouvelle où reposent les cendres de Virgile ? Aucun texte ne nous en informe. Pour la première fois après le meurtre, il semble y trouver quelque paix. Il y reste six mois avant de comprendre qu'il ne peut plus repousser l'explication qu'il doit au Sénat. Il charge Sénèque d'en rédiger le texte.

Le message proposé par le stoïcien commence par une provocation délibérée : « Je suis sain et sauf, je ne puis encore le croire ni m'en réjouir. » Sénèque aura-t-il l'audace de faire soutenir par Néron qu'Agrippine est coupable d'avoir prescrit qu'on le tue ? Il ose : le complot étant patent, il faut en dénoncer les auteurs. L'exécuteur prévu par Agrippine se nomme Agermus. Avant qu'il eut percé l'empereur de son poignard, on l'a heureusement désarmé. En sa personne, on a découvert un affranchi vivant depuis longtemps auprès d'Agrippine. Il a avoué avoir agi sur son ordre. Se voyant dénoncée, la criminelle s'est châtiée elle-même.

Le texte de Sénèque attribué à Néron nous a été conservé : « Elle avait rêvé d'être associée à l'Empire, de voir les cohortes prétoriennes jurer obéissance à une femme et infliger la même honte au Sénat et au peuple. S'étant rendu compte qu'elle n'y parviendrait pas, elle avait pris en haine l'armée et les sénateurs, détourné l'empereur de faire des libéralités à la plèbe et des dons à l'armée, machiné enfin la perte des hommes illustres. Quelle peine n'a-t-on pas eu à l'empêcher à forcer les portes du Sénat[5] ! »

[5] Ce texte dans Quintilien, Instit. orat., VIII, 5, 18.

Les bornes sont-elles franchies ? Point encore. Sénèque attribue à Claude et à son épouse tous les scandales du règne précédent. Il va jusqu'à narrer le naufrage en démontrant qu'il s'agit bien d'un accident. Cette « démonstration » va inspirer à Tacite un commentaire accablant : « Si le naufrage eût été le fruit du hasard, pouvait-on trouver quelqu'un d'assez stupide pour le croire ? Croire aussi qu'une femme venant de faire naufrage ait envoyé, pour forcer les cohortes et les flottes de l'empereur, un seul homme armé ? » Dès lors, ce n'est plus à Néron « dont la monstruosité était au-delà de toute plainte » que l'opinion s'en prendra mais à Sénèque « que la rumeur publique va condamner, pour avoir, en écrivant cela, avoué le crime[6] ».

[6] Annales, XIV, 11.

Le Sénat reçoit le message à la fin de mars 60, l'écoute dans un parfait reccueillement et manifeste, cette fois avec fougue, sa servilité ordinaire. Un unique sénateur, le respecté Thrasea, se lève et quitte la séance. Aux questions dont on l'accablera, il répondra simplement :

— Ce que je voudrais dire, je ne le puis. Dire ce que je pense, je ne le veux[7].

[7] Dion Cassius, op. cit., LVI, 15.

L'autorité abusive d'Agrippine sur son fils est parfaitement connue des classes élevées. Que la thèse officielle soit un tissu de mensonges, les grands et les moins grands s'en louent plutôt : voici Néron libéré de sa mère. « La tyrannie, la peur, la nécessité de l'adulation ont abaissé les caractères[8]. »

[8] Léon Homo.

Le « complot » ayant été découvert durant les fêtes officielles de Minerve, le Sénat vote en hâte l'érection d'une statue en or de la déesse et d'une autre, également en or, de Néron. On déclare néfaste la date de naissance d'Agrippine. On se met en devoir de détruire ses statues.

Après un séjour de six mois à Naples, l'accueil en forme de triomphe que réservera Rome à son empereur le délivrera, sinon de ses hantises, du moins de ses terreurs : les tribuns s'avancent les premiers à sa rencontre, immédiatement suivis par les sénateurs en vêtements de fête. Sur le parcours du cortège, la foule acclame celui qui les dieux ont préservé d'un sort funeste. Le bonheur déferle sur la ville. « Alors, rempli d'orgueil et vainqueur de la servilité de tous, il monte au Capitole et rend grâce aux dieux[9]. » Il a vingt-deux ans.

[9] Annales, XVI, 13.

Poppée a-t-elle accompagné Néron dans son errance accablée du printemps et de l'été 59 ? La passion qu'a fait naître cette créature rayonnante de jeunesse et de beauté tend à convaincre que l'empereur a dû la souhaiter toujours à sa portée.

On l'a dite préoccupée de son corps au-delà des convenances. On veut croire plutôt qu'elle exalte ce corps afin que Néron ne cesse de la convoiter. L'un de ses biographes, Carlo-Maria Franzero, l'a peinte en sa légende : entourée de masseuses africaines ; de parfumeurs de Chypre qui, à l'aide d'une préparation de bourgeons de peupliers et de feuilles de pavot noir, maintiennent en « état de grâce » le marbre de sa poitrine ; de coiffeurs parmi les meilleurs ; de couturières et d'habilleuses venues d'Alexandrie. Un troupeau de quatre cents ânesses de Campanie fournit le lait de son bain quotidien. Où qu'elle aille, avec ou sans Néron, les ânesses suivent.

Jalouse et surtout exclusive, elle voit Néron habité d'une telle passion que, lors du retour à Rome, elle ne doute plus de l'épouser bientôt. Sans tarder, il répudiera Octavie. Elle n'a droit qu'à des atermoiements qui la frappent au cœur : Néron rappelle l'amour que le peuple porte à son épouse et de la piété qu'on fait naître ses malheurs familiaux. Poppée n'a pas pris conscience, étant elle-même toujours mariée, des deux divorces auxquels il faudra procéder. Au moment où Rome l'acclame, l'empereur ne peut se risquer à soulever l'indignation de toutes les couches de la population. Le mieux est d'attendre.

Attendre ! Quelle femme pourrait l'accepter ? Moins encore la superbe créature.

Les haines perpétuelles d'Agrippine ont provoqué de grands malheurs. Néron tient à les réparer. Sa mère a exigé l'exil pour la sœur de Silanus, l'ex-fiancé d'Octavie : elle est rappelée en Italie ; Calpurnia s'est trouvée bannie par Agrippine pour la simple raison que Claude l'avait trouvée belle : elle regagne Rome ; de l'infortunée Lollia Paulina, on ne peut ramener que des cendres : on y procède. Encore s'agit-il de personnes qui nous sont connues. Il y en eut, selon Tacite, une foule d'autres.

S'ébrouant dans sa liberté tout neuve, Néron peut enfin donner libre cours à une passion longtemps réprimée : conduire un char à quatre chevaux. Dans ce but, Burrus et Sénèque font agrandir une piste aménagée naguère par Caligula. Ayant voulu s'entraîner loin de regards, Néron découvre qu'aucun secret n'est tenable à Rome. Quand un public toujours plus nombreux se précipite pour admirer le meneur, il se garde de faire dissiper l'attroupement. Il vient de découvrir l'ivresse des applaudissements cher à tous les artistes de profession, jusque-là ignorée de lui.

Un soir après dîner, devant des amis triés sur le volet, il chante en s'accompagnant d'une harpe. Il ne veut pas non plus douter de la sincérité des félicitations hyperboliques qui volent vers lui. Il réitérera. Dans Rome, on jugera scandaleux qu'un empereur se donne en spectacle. Néron laisse dire. Volontiers il évoque les rois qui jadis chantaient eux-mêmes la gloire de leur royaume.

Quand Sénèque a appris que Néron voulait se produire sur un théâtre devant le public, il s'est insurgé. Réponse de l'imperator : « N'est-ce pas avec une lyre à la main que l'on représente Apollon ? » Donc il chantera. Sénèque se taira.

Dans l'amphithéâtre, un public frémissant attend l'entrée de Néron. Qu'en ce temps tous les spectacles soient donnés de jour, voilà qui n'a pas besoin d'explication. Un détachement de prétoriens d'élite paraît d'abord, suivi de près par Gallion, frère aîné de Sénèque ; revêtu d'ornements somptueux, il fait office de héraut. Il proclame que l'on va voir et entendre le plus grand chanteur de tous les temps : l'empereur !

Le voici. Portant une robe de citharède, il brandit naturellement une lyre. Ne pouvant décidément se passer de ses maîtres à penser, il a requis Sénèque et Burrus pour l'encadrer : ils doivent lui souffler au cas où la mémoire lui manquerait. Après chaque morceau, il leur revient aussi de déclencher les applaudissements. Pour plus de sûreté, on a mêlé au public une équipe de jeunes garçons chargés de renforcer les acclamations et, aux bons moments, de crier leur joie à tue-tête : naissance de la « claque » ?

Le concert se prolongera par une fête champêtre autour de l'immense pièce d'eau — dite naumachie — où l'on reconstitue des combats navals. Les invités vont y trouver des tavernes et des boutiques où l'on met en vente « tout ce qui peut inciter à la débauche ». L'auteur des Annales ajoute : « Jamais, bien que les mœurs fussent depuis longtemps corrompues, on ne vit rassemblés plus de vices dans ce cloaque. » A ce public déjà éméché, on offre un repas monstre servi sur des barques. L'affaire s'achève en orgie : « Des dames nobles s'entraînèrent à jouer des scènes indécentes. » C'est dans une barque « magnifiquement illuminée » que Néron, tard dans la nuit, quitte la naumachie pour le Tibre et rejoint le Palatin.

A moins que les auteurs de l'époque aient délibérément dissimulé la vérité, c'est la première fois que Néron, en tant qu'empereur, préside à une entreprise pornographique. Ce n'est pas la dernière. Il a vingt-trois ans.

Faut-il réduire Néron à sa caricature ? Depuis Auguste, l'empereur est le chef unique des armées. Dans ses Res gestae, Auguste s'en est enorgueilli : « J'ai obtenu une fois l'ovation, trois fois le triomphe et j'ai reçu vingt et une fois le nom d'imperator... Pour mes succès remportés sur terre et sur mer par moi-même ou par mes légats sous mes auspices, le Sénat a décrété cinquante-cinq fois des actions de grâce aux dieux immortels. Huit cent quatre-vingt-dix jours de fêtes ont été célébrés sur l'ordre du Sénat. »

Auguste a maintes fois fait la guerre. C'est loin d'être le cas de Néron mais il n'ignore rien des conséquences qui peuvent en découler. Que ses armées remportent des victoires, le bénéfice lui en sera attribué mais il en sera de même des défaites. Or, en 60-61, l'Empire, en ses limites orientales et occidentales, se porte mal. Comprenons : pour le moment en Arménie et, plus tard, dans l'île que l'on désigne comme la Bretagne. des courriers galopent sans cesse d'Arménie à Rome, de Bretagne à Rome. Les messages aboutissant tous dans le cabinet de Néron.

Le lecteur se souvient-il de ces archives très complètes qu'ont pu consulter les historiens romains cités abondamment dans ce livre ? En fait, nous ne les connaissons que par leur truchement. En ce qui concerne la guerre d'Arménie, nous aurions pu à peu près lire ceci : « Dans les pires conditions géographiques et climatiques, la guerre se poursuit. Soldats et chevaux doivent affronter sans répit des vents torrides pendant l'été, les glaces pendant l'hiver. Je poursuis l'œuvre de pacification. (Signé) Cn. Domitius Corbulo. »

L'affrontement va durer cinq ans. Seul Corbulon « qui endurait autant et plus de maux que le dernier de ses soldats » a pu faire respecter une discipline d'autant plus nécessaire que l'armée à bout de forces renâclait mais, grâce à lui, se retenait de gronder. Non seulement elle se bat mais fait face aux embuscades de rebelles qui, aussitôt après avoir attaqué, se mettent hors de portée dans les replis de la montagne. La prise de la forteresse de Légerda, tenue par une jeunesse qui refuse la loi romaine, a coûté très cher aux légionnaires.

Voyant Tigrane, le roi d'Arménie imposé par Rome, sortir de ses frontières pour envahir ses territoires, Vologèse, roi des Parthes, prend les armes et met le siège devant Tigranocerte, la capitale. Déclenchant un coup de boutoir dont nul n'aurait cru capables les légionnaires romains épuisés, Corbulon oblige Vologèse à lever le siège. Non seulement la ville capitule mais Vologèse demande à en référer à Néron, ce que Corbulon autorise. C'est à son tour d'être las. A vrai dire il n'en peut plus. Il demande à l'empereur de désigner pour l'Arménie un nouveau général.

Certes, Néron fait toujours confiance à Burrus et Sénèque mais certains boutefeux de la cour multiplient les conseils bellicistes : il faut reprendre le contrôle de la situation afin que l'empereur tire profit de cette guerre interminable. Corbulon a fait son temps, il faut confier le commandement à un autre. Néron désigne Paetus.

A peine averti, Vologèse reprend les armes. Paetus est battu à plate couture. Néron le destitue. Pour répondre à la convocation de Néron, il regagne Rome. Sans doute son dernier jour est-il arrivé. Quand il entre dans le cabinet impérial, il a droit à cet accueil :

— J'ai hâte de te pardonner. Ainsi éviterai-je de tomber malade par la faute de ta couardise.

Que faire sinon rappeler Corbulon ? Il se hâte de gagner le terrain des affrontements, rameute ses légions dispersées — certaines ont pris la fuite —, rappelle les victoires qu'elles ont remportées avec lui et leur propose une nouvelle occasion de gloire. Très vite, il redevient maître de la situation. Vologèse sollicite une trêve et Tiridade promet d'abdiquer la couronne d'Arménie qu'il s'était attribuée à lui-même.

Voyant sa renommée militaire incontestablement accrue, Corbulon est trop au fait des réalités politiques — et aussi du caractère du jeune empereur — pour ne pas s'exposer trop longtemps au soupçon d'avoir voulu se ménager une victoire personnelle. On le chuchote déjà à Rome. A Antioche, le légat de la province de Syrie vient de mourir. La perspective d'occuper le poste est loin de déplaire au grand soldat : il est de ceux pour qui l'attrait de l'Orient est un aimant dont on ne se délivre jamais.

En Bretagne, l'île la plus septentrionale de l'Empire, la population semble à jamais absorbée dans la lumière de Rome : les bretons payent tribut ; ils n'ont vu apparemment qu'avantages à ce que les ports fussent creusés, des routes tracées et des cités — forums, temples et thermes — érigées à l'image des conquérants. Les légionnaires occupent des camps géométriquement alignés. Au nord-est de Londres, à Camulodunum, aujourd'hui Colchester, les autochtones viennent admirer le temple grandiose élevé à la divinité de l'empereur Claude. L'administration romaine est sûre de respecter les traditions locales : que peut demander de plus le peuple prébritannique ? Or, à l'immense stupeur des Romains, la Bretagne s'insurge tout entière.

Que la révolte soit due à l'avidité des fonctionnaires romains et aux agissements brutaux d'officiers à qui l'on a trop dit qu'« une armée doit vivre sur le pays », c'est probable. Ajoutées à des impositions déjà lourdes, de telles ponctions sont devenues un poids insupportable.

Soulignant les exigences de créanciers romains, les gens de l'époque pointent du doigt l'illustre Sénèque : qu'est-il allé faire en ces brumes nordiques ? Dion Cassius s'associe au chœur hostile qui l'accable, lui si riche, pour avoir montré une telle avidité aux dépens de ces Barbares[10]. On identifie dans le sud du pays les premiers signes d'une révolte.

[10] Dion Cassius, op. cit., LXII, 2.

Néron a confié le gouvernement de la Bretagne à Suetonius Paulinus ; à la tête de la XIVe légion Gemina Martia Victrix, débarquée dans l'île de Mona, au nord du pays de Galles, il écrase une résistance formée de femmes, de druides et de guerriers brandissant des bâtons.

Lors de la conquête initiale, Claude a choisi de laisser en place Presigatus, roi des Icéniens, lequel a fait élever son palais dans cette même île de Mona. Léguant tous ses biens — immenses — à Néron, il vient de mourir. De ce legs, la veuve et les enfants du roi tentent en vain d'informer la XIVe légion. Les soldats romains n'en ont cure : ils sont trop occupés à piller. Les uns violent les filles du roi cependant que d'autres rouent de coups la reine Boudica ; la laissant en vie, ils méconnaissent qu'ils viennent de commettre l'erreur de leur existence.

A peine remise de ses blessures, debout sur un char, ses filles à ses côtés, escortée de femmes en furie et d'une masse sans cesse accrue de Bretons, Boudica s'élance à travers le pays hurlant qu'elle ne vient « réclamer ni son royaume ni ses richesses » mais qu'elle veut, comme une femme quelconque, « venger sa liberté perdue, son corps accablé de coups, ses filles déflorées ». Elle incendie la Bretagne. L'armée hétéroclite réunie à son appel marche sur Camulodunum, siège et symbole du pouvoir romain, et, en un seul jour, s'empare de la ville. La population romaine est massacrée, les villas sont réduites en cendres. Répondant à l'appel au secours des survivants, la IXe légion du légat Petilius Cerialis est écrasée sous les murs de la ville. Le procurateur Catus Decianus s'enfuit en Gaule à bord d'une galère marchande.

Comment ne pas imaginer, déchiffrant les rapports qui, de relais en relais, lui parviennent presque quotidiennement, un Néron écrasé par la peur quand il lit qu'une foule considérable de ses sujets a péri sous les poignards des Barbares ?

Il n'a pas oublié les légions de Varus massacrées, un demi-siècle plus tôt, en Germanie. Evacuer l'île rebelle ? Néron s'y refuse, fait passer en Bretagne 2 000 légionnaires plus 1 000 cavaliers prélevés — réminiscence ? — sur les troupes de Germanie. Suetonius Paulinus, rassemblant toutes ses forces, marche contre les insurgés qui, forts de leur succès initial, se croient invincibles. Le résultat ? Une effroyable « boucherie[11] ». Révélatrice, la disproportion des morts dans les deux camps : d'une part 400 Romains tués et blessés, de l'autre 80 000 Bretons réduits à l'état de cadavres. C'est par le poison que la reine Boudica met fin à ses jours.

[11] Jacques Robichon, Néron (1985).

Julius Classicianus succède au fuyard Decimius. Il prescrit de ne plus rééditer les exactions inexcusables à l'origine du soulèvement. La clémence, en Bretagne, est à l'ordre du jour.

Le destin veut-il faire connaître à Burrus qu'il a rempli sa tâche ? Au début de l'année 62, il tombe malade : un abcès dans la gorge. Néron s'empresse de lui envoyer son médecin ; le traitement prescrit ne provoque aucune amélioration notable. Quand Néron se présente à son chevet, Burrus montre une froideur extrême : « Moi, je vais bien dit-il seulement ». Est-ce le souvenir de l'expérience acquise aux affaires ? Va-t-on, comme à Claude, lui faire avaler une plume empoisonnée ? Il ne peut que s'être mépris : Néron n'a aucun intérêt à le faire disparaître. Du soldat demeure une réplique qui résume assez bien son caractère. Songeant alors à répudier Octavie mais ne s'y résolvant pas, Néron sollicitait son avis. Réponse de Burrus : « Alors il faudra que tu lui rendes sa dot : l'Empire. »

Burrus mort, le pouvoir de Sénèque va-t-il se perpétuer ? Tous ceux qui, dans l'Empire, ont haï le duo intangible vont s'acharner à perdre le seul qui désormais puisse faire obstacle à leur propre ambition. On reproche à Sénèque de vouloir accroître des richesses déjà immenses comme de se mesurer à l'empereur par la beauté de ses jardins et la magnificence de ses demeures. On lui fait même le grief de sa gloire d'homme de lettres. Qu'a-t-il, César, à frayer encore avec cet instituteur quand les Romains le voient dans toute la force de son âge ? Sur ce thème, Néron doit entendre mille voix à l'unisson. Se séparer d'un tel homme serait à l'évidence annuler l'ultime obstacle à cette liberté sans limite dont il rêve mais le priverait aussi du dernier confident auquel il puisse avouer ses hésitations et ses angoisses. Il se connaît, sait ce dont il est capable s'il ne trouve plus auprès de lui que des laudateurs.

Pour se rendre au Palatin, Sénèque attend désormais que l'empereur l'appelle. C'est maintenant chose rare. Réduit à demander audience, il s'y hasarde. Le discours que Tacite lui prête doit résumer assez bien les arguments présentés par le philosophe. Il rappelle l'avoir servi, quatorze ans plus tôt, comme professeur, et avoir conseillé l'empereur pendant huit ans. Il est lucide et le proclame :

— Tu m'a comblé d'une faveur sans limite et d'argent sans mesure, au point qu'en moi-même je me dis : « C'est donc moi, issu d'une famille de rang équestre et provinciale, qui suis maintenant au nombre des plus grands de la cité ? Parmi des nobles qui peuvent présenter de longues illustrations, moi, nouveau venu, j'ai pu briller ? Où est cette âme contente de peu ? Est-ce elle qui a aménagé de tels jardins, qui se montre fièrement dans ses propriétés autour de Rome et qui est riche à l'excès de tant d'espaces de terres et de placements aussi étendus ? » Un seul argument se présente pour ma défense : je n'avais pas le droit de m'opposer à tes bienfaits.

Néron peut-il feindre l'indifférence quand Sénèque parachève sa plaidoirie ?

— Comme je ne puis soutenir plus longtemps le poids de mes richesses, je demande que l'on vienne à mon secours. Ordonne que ma fortune soit administrée par tes procurateurs, qu'elle soit inscrite dans ton patrimoine. Je ne me réduirai pas ainsi à la pauvreté mais, une fois que j'aurai abandonné des biens dont l'éclat m'empêche de voir clair, je récupérerai pour mon âme tout le temps qui est consacré à la gestion de mes jardins et de mes villas. Tu as pour toi, en abondance, la vigueur et le fait d'avoir vu, pendant tant d'années, la manière d'exercer le gouvernement suprême ; nous pouvons, nous, tes amis plus âgés, réclamer du repos. Et ce sera aussi pour toi un titre de gloire que d'avoir mis aux plus hautes charges des hommes qui en auraient accepté même de plus modestes.

L'empereur proteste, affirme qu'il a toujours besoin des avis de Sénèque. Il se dit assuré que la restitution proposée de sa fortune ne comporterait pas les effets que son conseiller en espère :

— Ce ne sera pas de ta modération, si tu rends cet argent, ni de ton désir de repos, si tu abandonnes ton prince, mais bien de mon avidité, de la crainte de ma cruauté que tout le monde parlera.

Il n'a pas tort mais ne refuse pas. La scène s'achève naturellement par nombre d'embrassades et dans une émotion extrême. On se demandera toujours qui, de l'un ou de l'autre, a démontré le plus de talent à mentir.

Sénèque tiendra sa promesse : « Il interdit qu'on vienne, en foule, le saluer, il évite qu'on l'accompagne, se montre peu dans la ville, prétextant que son mauvais état ou ses études de philosophie l'empêchent de sortir[12]. »

[12] Annales, XIV, 53 à 56.

Il faut remplacer Burrus. Revenant au système antérieur, Néron place deux hommes à la tête des cohortes prétoriennes : Faenius Rufus, que son honnêteté et sa compétence dans l'organisation du ravitaillement ont rendu populaire, et Tigellin, personnage de mauvais renom mais d'une grande beauté. Expulsé de Rome par Claude, on l'a vu réduit, en Grèce, à se faire marchand de poisson. Rappelé en Apulie par Agrippine, il y a refait sa fortune en élevant des chevaux de course. Une autre raison aurait présidé à ce choix : Néron « appréciait en lui depuis longtemps ses débauches et son infamie[13] ».

[13] Annales, XIV, 51.

Entre autres responsabilités de première importance, Tigellin assumera le commandement en chef des pompiers et des vigiles de la capitale. Les incendies demeurant l'une des plaies de Rome, il s'acharne à déceler des incendiaires en puissance — il n'en est que trop dans la plèbe de Rome — et, à cette occasion, « découvre peut-être sa véritable vocation[14] ». Il ne tarde pas à montrer son vrai visage. Pour accroître son rôle et grandir sa personne, il invente des intrigues et des complots qui dévoilent une imagination portée au mal. Scrutant le caractères de Néron, il a vite décelé sa propension anormale à s'inquiéter des dangers qui menacent sa personne et — plus encore —, ayant accédé au pouvoir impérial sans y avoir légitimement droit, de redouter qu'un descendant d'Auguste fasse un jour valoir ses droits et se constitue un parti qui le porte au pouvoir. Les deux personnages que redoute le plus Néron sont Sylla et Rubellius Plautus. Le mérite de ce policier n'est pas mince : de Néron il a tout compris.

[14] Gérard Walter, Néron (1955).

Descendant de Sylla, héros fameux qui en – 86 s'empara d'Athènes puis en – 82 de Rome et reçut le titre de dictateur perpétuel, son lointain héritier vit dans l'ombre et sans nulle ambition. Pour fortifier les craintes de Néron, Tigellin lui rappelle que ce pauvre hère a épousé Antonia, fille aînée de Claude. Or celle-ci a osé traité Néron d'usurpateur.

Six jours après l'entretien, des tueurs se transportent à Marseille. Au moment même où Sylla s'installe pour dîner, il est transpercé de coups qui le laissent sans vie. En véritables professionnels, les assassins rapportent sa tête à Néron, lequel se trouve à proférer ces paroles :

— Des cheveux blancs avant l'âge n'embellissent pas un visage.

L'affaire se révèle infiniment plus délicate en ce qui concerne Rubellius Plautus. Il réside en la province d'Asie (Turquie actuelle). Il y vit heureux et préfère de loin le sport et l'étude de la philosophie à la politique. Avant qu'il soit rejoint, des messagers pourraient l'avertir. Sylla était réduit à lui-même ; Plautus dispose autour de lui de serviteurs en abondance propres à garantir sa sécurité. Sylla était pauvre ; Plautus jouit de grandes richesses. Le pire est qu'il a donné sa fille en mariage à un descendant d'Auguste. Ne verra-t-on pas ce dernier réclamer le trône impérial ? C'est pour s'être exprimé plaisamment là-dessus qu'il a été exilé en province d'Asie.

Après « enquête », Tigellin affirme avoir la preuve que « l'illustration des origines de Rubellius Plautus a impressionné les peuples d'Asie ». Il dénonce son appartenance à la secte stoïcienne d'autant plus dangereuse qu'elle réunit « les turbulents et les ambitieux ». Astuce suprême : il souligne la proximité géographique de Rubellius Plautus et de Corbulon. L'empereur n'y voit-il pas une collusion ? Pour couronner le tout, Néron doit savoir que, par sympathie pour Rubellius Plautus, « toute l'Asie a pris les armes ». Mensonge que Néron accueille d'autant mieux qu'il est exorbitant.

Les préparatifs de l'assassinat se dissimulent à peine. Ils viennent à la connaissance du beau-père de Plautus. De Rome, il expédie à son gendre un affranchi qui, galopant avec « la rapidité du vent », l'avertit de se mettre en défense contre les soixante soldats qui sont en chemin pour le tuer. Cherchant les raisons de l'inaction de Plautus, Tacite croit les avoir trouvées. Si le malheureux ne s'est pas protégé, c'est « soit parce qu'il ne prévoyait pas trouver de l'aide, étant sans défense et exilé ; soit qu'il répugnât à vivre dans un espoir aussi incertain ; soit par affection pour sa femme et ses enfants, en faveur desquels il pensait que le prince se laisserait plus aisément fléchir s'il n'avait été troublé par aucune inquiétude[15] ».

[15] Annales, XIV, 59.

Quand, vers midi, le centurion qui commande le détachement arrive sur place, il trouve Plautus nu et se livrant à des exercices de gymnastique. Il s'interrompt, salue courtoisement. Le centurion s'approche. Et le tue.

La tête de Plautus est portée à Néron dont la réaction nous est rapportée par Dion Cassius :

— Je ne savais pas qu'il avait un si grand nez.

Informant le Sénat de la « trahison » dont Sylla et Plautus ont été convaincus, Néron souligne que, décidément, préserver la paix de l'Empire, tâche qui lui incombe, est bien malaisé. Aussitôt, le Sénat raye les noms des deux hommes de sa liste d'honneur, décrète des actions de grâce publiques pour le salut de l'empereur et, pour afficher sa joie, s'empresse d'organiser une procession. Si l'on transfigure ces crimes en victoires civiques, tout est désormais autorisé à Néron. Tacite : « Voyant que tous ces crimes sans exception sont accueillis comme des exploits, il répudie Octavie[16]. »

[16] Annales, XIV, 60.

Car il est décidé. Pour justifier le divorce, il a songé d'abord à exciper de la stérilité de son épouse. L'argument paraissant faible, on lui a conseillé de plaider l'adultère. Pour en rassembler les « preuves », s'adresser à Tigellin va de soi. Le préfet trouve sans trop de mal une dame de la suite d'Octavie pour témoigner que l'impératrice avait un amant, un joueur de flûte. Il s'agit d'un certain Eucerus, Egyptien qui plus est, ce qui ne manque pas d'aggraver la faute. La dame livre même les détails : enceinte, Octavie a dû avorter. Néron joue parfaitement le mari trompé, montre en public une grande colère et exige une enquête approfondie. Tigellin fait interroger « sévèrement » tout le personnel de la maison d'Octavie et c'est en sa présence que l'on torture les femmes de sa suite. Cédant à l'atrocité de la douleur, elles confirment à qui mieux mieux les relations adultères de leur maîtresse. Une seule, une vieille femme nommée Pythias, crache à la face de Tigellin une injure restée célèbre dans l'histoire de Rome :

— Le ventre de ma maîtresse est plus propre que ta bouche, Tigellin[17].

[17] Dion Cassius, op. cit., LXII, 13.

Octavie étant officiellement reconnue coupable, Néron tient cependant à l'entourer d'égards officiels. Il lui fait don de la maison que Burrus lui a léguée et des propriétés que la mort soudaine de Plautus a fait entrer dans son patrimoine. Quand ils la savent installée chez Burrus, les Romains viennent, devant sa nouvelle demeure, manifester leur fidélité — et mieux — leur affection. Elle sort et on l'acclame. Elle rentre et on l'applaudit. Les mécontents — Jupiter sait s'il en existe ! — se précipitent chez elle et même s'y assemblent. Ces manifestations aussitôt rapportées à Néron par Tigellin suscitent de sa part de l'agacement cependant que l'impatience de Poppée s'exaspère. Octavie reçoit l'ordre de quitter Rome et de se transporter en Campanie, probablement à Baïes. Le raisonnement est court, voire simpliste : quand le peuple la voit quitter sa demeure sous escorte armée, il s'alarme. On rapporte à Néron les protestations bruyantes qui s'élèvent dans les quartiers populaires, réaction que Tacite commente ainsi : « Le peuple qui est moins prudent et qui, en raison de la médiocrité de sa condition court moins de dangers[18]. »

[18] Annales, XIV, 60.

On conspue les soldats de César. Des groupes défilent en réclamant à grands cris le retour d'Octavie. On va même jusqu'à renverser les statues de Poppée déjà élevée par Néron au capitole.

Depuis trois ans, la beauté faite femme a appris à jauger les réactions possibles de son amant. Face à cette foule, va-t-il céder ? S'il rappelle Octavie, que deviendra-t-elle ? Elle se jette à ses genoux, le supplie. Ne comprend-il pas, César, que la foule qui s'en prend à elle le vise, lui aussi ? Oublie-t-il qu'elle est grosse de lui ? Depuis peu de temps, mais elle l'est. César va-t-il enfin admettre que ces manifestants ne sont autres que les clients ou les esclaves d'Octavie ? Ils vont, ô César, faire revenir Octavie de Campanie afin de la placer à leur tête. Traduisons en style direct les propos venus à la connaissance de Tacite :

— Mais moi, quel est donc mon crime ? Qui ai-je offensé ? Est-ce parce que je vais donner à la maison des Césars une descendance authentique ? Le peuple romain préférera-t-il que l'on introduise au faîte de l'Empire le rejeton d'un flûtiste égyptien ? Après tout, si c'est de l'intérêt de l'Etat, fais donc venir de bon gré plutôt que sous la contrainte cette femme dont tu seras l'esclave et assure donc sa sécurité toi-même !

Comment de tels propos n'auraient-ils pas précipité Néron dans une colère extrême ? Ordre est donné sur-le-champ aux gardes du palais de faire taire les manifestants. Ils sont repoussés à coups de fouet.

La mort d'Octavie une fois résolue, il faut imaginer une mise en scène plausible de l'événement. Dans de tels cas, on cherche des précédents. Il en est un. Néron fait appel au concepteur de la manœuvre qui a précédé l'assassinat d'Agrippine. Le lecteur connaît son nom : Anicetus. Toujours préfet de la flotte de Misène, il préfère le silence au pouvoir. On le convoque à Rome. Du dialogue insensé qui s'est à l'évidence échangé, on ne peut que résumer le scénario en ayant découlé : 1. Anicetus doit regagner la Campanie. 2. Il y rencontrera Octavie. 3. Il la séduira. C'est tout.

La promesse d'une récompense à la mesure du service rendu vient à point nommé. Le montant restera secret. Si Anicetus refuse, il mourra. Il ne veut pas mourir.

La mission a-t-elle été totalement accomplie ? Octavie a-t-elle partagé son lit ? Le préfet de la flotte de Misène le jurera devant une commission d'enquête, donnera même des précisions : tout ce qu'on lui demandait. Un édit de Néron fait connaître aux Romains qu'Octavie a séduit le préfet et qu'elle a dû avorter pour cacher les suites de sa faute. Son inconduite étant démontrée, elle sera désormais prisonnière dans l'île de Pandateria : la même où Agrippine l'Aînée est morte de faim. Les choses ne traînent pas. Au moment même où Octavie, débarquée dans l'île, gagne sa prison, ordre lui est transmit de se donner la mort. La malheureuse ne comprend pas, s'écrie qu'elle n'est peut-être plus une épouse mais qu'elle reste la sœur de Néron : Claude, son propre père, ne l'a-t-il pas adopté ? Elle se réclame de leurs ancêtres communs et même d'Agrippine qui ne s'en est jamais prise à sa vie.

Quoi ! elle ne veut pas mourir ! Les centurions et les soldats qui l'entourent se saisissent d'elle. Ce qui se déroule ensuite à inspiré à Tacite l'une des pages les plus frappantes de ses Annales : « On l'attache, on lui ouvre les veines de tous les membres et parce que, retenu par la violence de son effroi, le sang ne coule que lentement, on la porte dans un bain bouillant, dont la chaleur la tue. On ajoute à cela un acte de cruauté plus atroce encore : sa tête, coupée et portée à Rome, fut présentée à la vue de Poppée. »

Epouvanté, le peuple n'a plus la force de réagir. Une fois encore, le Sénat rejoint « le dernier degré de servilité ». Le dernier, vraiment ? Les Pères conscrits remercient les dieux.

S'étonnera-t-on que le mariage de Néron et Poppée soit bientôt annoncé ? La « culpabilité » d'Anicetus le fait exiler en Sardaigne. Il s'y trouvera fort bien, « non sans ressources », précise Tacite. On n'en doute pas.

A peine la grossesse de Poppée est-elle proclamée et les sénateurs s'empressent de recommander aux dieux l'enfant qui va naître. Dès que l'impératrice ressent à Antium les premières douleurs, les Pères conscrits s'y portent en masse. Poppée accouche d'une petite fille. Les témoins de la joie manifestée par Néron la décriront « plus qu'humaine ».

Pour célébrer l'événement, tout est bon au Sénat : érection d'un temple célébrant la fécondité ; statues en or massif placées sur le trône de Jupiter Capitolin ; titres d'Augusta décernés à la mère comme à la fille. Tout cela ne sert de rien : la petite fille meurt à quatre mois. Sans borne, le chagrin de Néron. Contrarié dans son élan, le Sénat s'en tire en proclamant la divinité du bébé. Déesse, elle disposera d'un temple et d'un prêtre pour célébrer sa mémoire.

Est-ce pour apaiser sa douleur ? Néron annonce, au cours du printemps, sa décision de quitter Rome pour visiter les pays dont il rêve depuis toujours : la Grèce et l'Egypte. Longtemps, il s'est contraint à n'y plus penser car il ne connaissait que trop l'hostilité de ses sujets à le voir s'éloigner de Rome. La part qu'on prise des Romains à sa douleur le persuade que, cette fois, on ne le critiquera pas.

Quand le cortège impérial parvient à Naples, première étape du voyage, de grandes fêtes musicales s'y déroulent. On peut croire que l'affaire fut préméditée : juste arrivé, en effet, il exerce sa voix, se met au régime car il se juge trop gros — il a raison — et répète en compagnie de Ménécrates, son maître de chant, les exercices destinés « à conserver aux muscles leur vigueur, aux articulations leur élasticité, à la voix son ampleur et sa limpidité ».

Pourquoi a-t-il attendu Naples pour affronter un public authentique ? Il ne tenait qu'à lui de se faire entendre à Rome. Le vrai est que Rome lui fait peur : peur d'un public connaisseur, capable de faire naître la gloire mais aussi le ridicule ; peur des comparaisons qu'il aurait à subir. Pour sa première confrontation avec la foule, Naples le rassure.

Tout entière, la ville veut participer à cet événement sans précédent : voir et entendre l'empereur Néron se produire en habit de citharède ! Toutes les chambres de Naples ayant en quelques minutes été retenues, ceux qui accourent des environs vont coucher sur les places publiques. A l'Odéon où l'on sait que chantera Néron, on se rue. On se heurte à des portes fermées : l'affluence s'est révélée telle que l'on a dû prendre la décision d'offrir le spectacle au grand théâtre. En plein air. Le triomphe de cette première audition incitera Néron à la rééditer les jours suivants. Il se prend si totalement au jeu qu'un tremblement de terre qui ébranle le théâtre ne le trouble même pas : il achève l'air qu'il a commencé. Littéralement ébloui par lui-même, on l'entend répéter un proverbe grec : « La musique n'est rien si on la tient cachée. »

Friand comme on sait d'anecdotes, Suétone montre Néron, ayant pris un bain pendant l'entracte de l'un des spectacles — il fait chaud à Naples en juillet — et ne supportant pas de souper seul dans sa loge. Repoussant le repas déjà préparé, il se précipite dans la salle du théâtre et, « à la vue d'un peuple nombreux », se fait servir un nouveau repas au milieu de l'orchestre. Ainsi lui faut-il ce cadre pour se sentir pleinement heureux. L'entourage l'entend proférer en grec — la bouche pleine ? — : « Quand j'aurai un peu bu, je vous filerai des sons exquis ! »

Le jeune homme de naguère n'est plus. Parfaitement incapable, à vingt-sept ans, de modérer son appétit et ses libations, il a laissé la graisse gonfler son ventre et boursoufler son visage.

Pourquoi renonce-t-il soudain au voyage en Grèce ? On ne sait trop. Avant de regagner Rome, il s'attarde à Bénévent où il assiste à un spectacle de gladiateurs. C'est là, pense-t-on, que le rejoint la nouvelle du suicide de Torquatus Silanis, mis en accusation par Tigellin pour cause de lèse-majesté. Membre de la famille des Junii, il aimait à répéter que l'empereur Auguste était son trisaïeul. Le préfet n'a fait qu'en tirer les conséquences.

Que reprochait-on au sénateur ? Fort riche et possédant de grands biens, il a calqué sa maison à l'instar du palais impérial : il disposait, comme l'empereur, d'un secrétaire à la correspondance, d'un autre aux requêtes, d'un troisième aux comptes, tous — selon Tigellin — « choisis à dessein ». En outre, Silanus prodiguait volontiers ses richesses et, pour cette raison, pouvait être soupçonné d'avoir voulu égaler la popularité de l'empereur. A la veille du jugement, l'infortuné sénateur préfère s'ouvrir les veines. L'apprenant, Néron déclare négligemment que Silanus, bien qu'il fût coupable et qu'il lui fût difficile de se défendre, aurait « vécu s'il avait attendu la clémence des juges ». L'intéressé étant mort, qui songerait à contredire le prince ?

On conçoit l'étonnement des Romains jusque-là convaincus que Néron voguait vers l'Achaïe, quand on annonce son retour au Palatin. A la surprise succède la joie d'avoir retrouvé cet empereur toujours populaire. Or, à ceux-là mêmes qui se réjouissent, il annonce que, de toute façon, il va repartir. Voilà un peuple bien souvent balloté. Le bruit d'un nouveau départ suscite des protestations bruyantes dans les quartiers populaires, ce qui s'explique : en l'absence de l'empereur, on offre moins de fêtes et de jeux. Qui plus est, on craint, s'il est loin, des difficultés de ravitaillement. Percer à jour cet homme se révélera de plus en plus difficile. Comment expliquer que, s'étant rendu au Capitole pour adorer les dieux, l'idée lui soit venue d'entrer dans le temple de Vesta ? « Soudain, il se met à trembler de tous ses membres, soit que la déesse l'ait terrifié, soit que le souvenir de ses crimes ne le laissât jamais entièrement exempt de crainte. » Il s'écrie que « tout ce qu'il aimait avait moins d'importance pour lui que son amour pour la patrie[19] » : d'où un édit, d'évidence contraint et forcé, par lequel Néron fait savoir qu'« il a vu les visages attristés des citoyens et entendu leurs plaintes secrètes ». Que les Romains le sachent une fois pour toutes : « De même que, dans les relations familiales privées, les êtres les plus proches l'emportent, de même le peuple romain a le plus de pouvoir et il lui obéit, dit Néron, alors que ce peuple essaie de le retenir. » Donc il ne part pas.

[19] Annales, XV, 36.

Apaiser le peuple est une chose, convaincre l'aristocratie une autre. L'empereur lui destine donc une fête grandiose. Une génération entière conservera le souvenir des fastes déployés, tout autant que des débauches scandaleuses étalées. Le choix du Champ de Mars et de l'étang d'Agrippa semble avoir été arrêté en raison de l'accablante chaleur qui pèse sur Rome. On cherche en vain un souffle d'air. Seule la nuit apporte un peu de réconfort. C'est après le coucher du soleil que la fête aura lieu.

Les alentours du bosquet resplendissent de lumières et résonnent de musiques. Sur l'étang, est disposé un énorme radeau sur lequel va se donner le festin. Comme on a souhaité qu'il fût sans cesse en mouvement, on le fait tirer par des barques « ornées d'or et d'ivoire » sur lesquels rament des mignons « rangés selon leur spécialité dans l'érotisme ». Sur les rives sont disposés des lupanars ouverts aux dames de la noblesse. Des prostituées nues s'offrent à qui les veut. Dion Cassius : « Chacun avait la liberté de prendre celle qui lui plaisait et il n'était pas permis aux femmes de refuser qui que ce fût. On vit un esclave jouissant de sa maîtresse en présence des maîtres et un gladiateur d'une jeune fille noble sous les yeux de son père. Il y eut des altercations, des coups, des désordres honteux de la part non seulement de ceux qui entraient, mais encore de ceux qui se pressaient dehors ; cela causa des morts d'hommes ; des femmes périrent, les unes étouffées et les autres écharpées[20]. »

[20] Dion Cassius, op. cit., LXII, 15.

Et Néron ? « Souillé de plaisirs licites et illicites, il ne se serait épagné auxun acte honteux. » Ce n'était, dit Tacite, qu'un prologue : « Peu de jours après, il s'unit en mariage à l'un des hommes de ce troupeau de forcenés (il s'appelait Pythagoras), comme s'il s'était agi de noces solennelles : on mit le flammeum[21] sur la tête de l'empereur : on prit les auspices. Tout fut donné à voir : dot, lit nuptial et torches du mariage et même ce que recouvre la nuit. »

[21] Voile de couleur orangée dont la jeune épouse se couvrait la tête lors des cérémonies du mariage (Pierre Grimal).

Epuisé par ces excès, « repu de tout », accablé par la canicule que supporte mal sa corpulence, on le croit quand il annonce qu'il va chercher un peu de fraicheur à Antium.

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