LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE IX
Que tout s'embrase et périsse après moi

Six cents mètres de longueur, deux cents mètres de largeur, 235 000 places assises : c'est ce qu'offre le Circus Maximus, situé à l'aplomb du Palatin. On le tient pour le plus ancien et le plus vaste de la cité impériale. A l'occasion de courses de chars, de combats de gladiateurs et de tous les spectacles imaginables, l'aristocratie et la plèbe se rencontrent sur ses travées.

Autour de l'immense arène abondent les tavernes et les maisons de prostitution. Dans les flancs mêmes du cirque, nombre de petits commerçants, souvent venus d'Orient, offrent leurs produits à des amateurs toujours renouvelés. Cabaretiers ou rôtisseurs, ils ne semblent pas avoir pris garde au péril que pouvaient faire naître les stocks d'huile et les réchauds à charbon de bois sur lesquels on cuisait d'appétissantes fritures. Là, au soir du 18 juillet 64, ont surgi les premières flammes.

Un désastre, dit Tacite. Le mot est l'égal du fait : parmi tous les sinistres dont Rome eut à souffrir à travers les âges, l'incendie qui, en dix jours, réduisit l'Urbs en un lit de cendres, demeurera « le plus épouvantable[1] ».

[1] Annales, XV, 38.

A Rome, on l'a vu, les incendies accompagnent la vie quotidienne. Sous Tibère, par deux fois — en 27 et 36 —, de violents sinistres ont éclaté ; déjà le Circus Maximum en a souffert. En 54, durant le règne de Claude, un incendie à ravagé le quartier Emilien ; durant deux jours et deux nuits, l'empereur — à la recherche de popularité ? — a personnellement stimulé pompiers, soldats et volontaires.

Circonstance qu'il serait grave de sous-estimer : au soir du 18 juillet 64, un fort vent du sud souffle sur Rome. Il pousse les flammes vers le cirque dont les infrastructures en bois s'embrasent aussitôt. Inutiles, les tentatives pour venir à bout de l'incendie. Dans les rues entrelacées à l'infini, le feu glisse partout. Il dévore les zones basses de la ville avant que de prendre d'assaut les hauteurs et d'atteindre bientôt le Palatin. Là, Néron vient de faire édifier un palais cerné de jardins. Long de mille pas — un kilomètre et demi ! —, s'étendant jusqu'à l'Esquilin. Il y a entassé les chefs-d'œuvre arrachés aux territoires conquis ou au collectionneurs ayant trouvé la mort parce qu'ils avaient déplu. Dans l'esprit de l'empereur, cette demeure n'est pas définitive. Il rêve d'une résidence comme il n'en a jamais existé et digne enfin de sa gloire. Il sait qu'il faudra des années pour l'entreprendre et la parachever d'où la nécessité de cette Domus transitoria, autrement dit Maison du Passage.

Déjà sont mobilisés sept cohortes d'affranchis d'élite, les hommes de sept casernes de Rome et de quatorze postes de vigie : en tout sept mille pompiers et sapeurs équipés de pompes à bras, de haches, de crocs, de scies et même de pièces de drap imbibées de vinaigre. Partout le feu les devance. Tacite fait entendre « les lamentations des femmes apeurées, des vieillards épuisés par l'âge ou des enfants sans expérience, et puis des gens qui ne pensaient qu'à eux et ceux qui pensaient aux autres, traînant des malades ou les attendant, les uns s'attardant, les autres se hâtant ». Mettant le comble à son talent, l'historien des Annales campe en quelques mots les gens qui regardent en arrière et soudain se voient attaqués « par les côtés ou de face ». Si l'on parvient, épuisé, hors d'haleine, dans un autre quartier, on risque de retrouver le feu devant soi. Les plus habiles et les plus ingénieux fuient Rome : finalement, « ne sachant ce qu'ils devaient éviter ni où ils devaient aller, les gens emplissaient les routes et se couchaient dans les champs ; certains, ayant perdu tous leurs biens, même de quoi manger ce jour-là, d'autres, par amour pour leur famille qu'ils n'avaient pu arracher à l'incendie, succombèrent bien que s'ouvrît à eux un chemin de salut ».

A Antium, tout dort : le petit port ; la côte bordée par une mer elle-même endormie ; les dunes de sable blanc — qui s'y serait hasardé à cette heure de la nuit ? — et même la plaine s'allongeant jusqu'aux contreforts des monts Albains.

L'aube commence à poindre quand une galopade trouble ce silence. Deux cavaliers sautent de cheval devant la villa impériale : Licinius Crassus Frugi, consul, et Subrius Flavius, tribun des cohortes prétoriennes. A Rome, lorsque l'on a admis que nul ne viendrait à bout de l'incendie, on a décidé d'avertir l'empereur. C'est fait.

Le trop gras Néron n'a certes pas épargné son cheval pour regagner l'Urbs en flammes. Il y parvient au moment même où l'incendie s'en prend à son palais. Un témoignage nous le montre courant « ça et là, sans gardes ».

Face aux flammes qui détruisent quartier après quartier, la capitale de son Empire, peut-on admettre que Néron, poète et artiste avant tout, ait éprouvé le besoin de chanter Homère ? L'idée paraît si folle que l'on serait tenté de la croire légendaire si Tacite n'était intervenu : « Le bruit s'était répandu qu'au moment même où la ville était en flammes, Néron était monté sur la scène de son théâtre personnel et qu'il avait chanté la ruine de Troie, assimilant les maux actuels aux catastrophes d'antan[2]. » Même écho, avec une variante, de la part de Suétone : « Néron contempla cet incendie du haut de la tour de Mécène, “charmé disait-il, de la beauté de la flamme” et il chanta, en costume de théâtre, La Prise de Troie. »

[2] Annales, XV, 39.

A Suétone, Dion Cassius emboîte le pas : « Pendant que tous les autres Romains étaient au comble de la désolation et que même plusieurs d'entre eux, contraints par la douleur, s'élançaient dans les flammes, Néron monta sur le haut du Palatin d'où les regards embrassaient le mieux la plus grande partie de l'incendie et, vêtu en citharède, chanta la ruine d'Ilion et, en réalité celle de Rome[3]. » Même attitude, même inspiration.

[3] Dion Cassius op. cit., LXII, 18.

Que les trois auteurs aient évoqué identiquement le comportement de Néron à cet instant précis finit par le rendre vraisemblable. Il paraît conforme à l'image de celui qui, à ses devoirs d'empereur, donnait la préférence à l'acteur, au chanteur ou à l'histrion comme le répétaient à loisir ses ennemis.

Qu'il ait voulu « égaler Priam » du haut de la tour de Mécène apparaît d'autant plus crédible que celle-ci se trouvait sur l'Esquilin épargné par les flammes. De l'endroit le plus élevé de Rome, Néron a pu contempler l'incendie qui, se nourrissant de lui-même, dévorait de nouvelles proies, se glissait dans les quartiers bas pour se précipiter en même temps à l'assaut des collines. Sorte de soufflet géant, le vent du sud renouvelle sans cesse sa force. D'épais nuages de suie flottent sur la ville. La chaleur du brasier enfante un air irrespirable : beaucoup de gens en meurent. Aux flammes, comment ne pas associer l'effrayant ronflement, le grondement continu qui l'accompagne, couvrant d'ailleurs les cris et les plaintes de ceux qui fuient ?

Qui dira de quel regard Néron a embrassé l'insupportable ? Epouvanté ? Désespéré ? Horrifié ? Ou, au contraire — pesons le mot —, admiratif ? Il a pu se croire choisi par les dieux pour, mieux que quiconque, jouir de l'instant.

Néron a-t-il, de sa propre volonté, fait incendier Rome ? A l'époque, on l'a dit, on l'a cru. Dans l'ordre des témoignages, on trouve en premier lieu celui du tribun de cohorte Subrius Flavius, rapporté par Tacite[4]. Il fut arrêté plus tard comme ayant conspiré avec Pison et conduit devant l'empereur, Néron s'étonnera qu'il ait pu trahir son serment de soldat. La sincérité de la réponse de Flavius ne peut que frapper :

[4] Je suis ici la chronologie proposée par Gérard Walter, op. cit.

— Nul soldat ne te fut jamais plus fidèle aussi longtemps que tu as mérité d'être aimé. J'ai commencé à te haïr après que tu t'es révélé meurtrier de ta mère et de ton épouse, cocher, histrion et incendiaire[5].

[5] Annales, XV, 67.

Fluctuant entre doute et désir d'y croire, Tacite se hasarde : « Et personne n'osait lutter contre l'incendie, devant les menaces de gens qui, nombreux, défendaient de l'éteindre, et parce que d'autres lançaient ouvertement les torches et hurlaient qu'ils le faisaient sur ordre, soit dans le dessein de pouvoir piller plus aisément, soit qu'on le leur eût commandé. »

Pline l'Ancien — il a quarante et un ans à l'été 64 — présente l'événement comme un fait incontestable : « Néron a brûlé Rome[6]. » L'auteur anonyme de la tragédie Octavie explique l'incendie ordonné par Néron comme une vengeance à l'égard du peuple qui, au Palatin, avait manifesté devant son palais et injurié Poppée. Héros de théâtre, Néron s'écrie :

[6] Op. cit., XVII, 1.

— Pour punir cette populace qui a osé menacer du feu mes pénates, faire la loi à son prince, arracher à mon lit ma chaste épouse et l'outrager, c'est trop peu que la mort !... Que les toits de la ville s'abîment dans les flammes allumées par moi, que l'incendie et la ruine accablent ce peuple coupable, avec l'affreuse misère, le deuil, la faim cruelle !

Ecrivant cinquante ans après l'événement, Tacite se demande honnêtement si l'incendie « fut le fait du hasard ou un attentat du Prince, les deux interprétations ayant été avancées par les auteurs » et se contente de citer la « rumeur infamante selon laquelle l'incendie avait été allumé sur l'ordre de Néron ». Suétone n'hésite pas à dénoncer l'impérial incendiaire : « Il n'épargna même pas le peuple de Rome ni les murs de sa patrie. Un de ses familiers ayant cité, dans la conversation, ce vers grec : Que tout s'embrase et périsse après moi[7], “Non, répondit-il, que ce soit de mon vivant” ; et il accomplit sa menace. Choqué, à ce qu'il disait, du mauvais goût des anciens édifices, du peu de largeur et de l'irrégularité des rues, il fit mettre le feu à la ville si ouvertement que plusieurs consulaires, surprenant dans leurs propriétés des esclaves de sa chambre avec des troupes et des flambeaux, n'osèrent pas les arrêter[8]. »

[7] Attribué à Euridipe.

[8] Vie des douze Césars, « Néron », XXXVIII.

Dion Cassius ne doute pas davantage que l'incendie soit né de la volonté de Néron : « Il envoya en sous-main quelques hommes qui, feignant d'être ivres ou de vouloir accomplir quelque mauvais coup, mirent le feu, les uns ici, les autres là, en un, en deux endroits et plus[9]. »

[9] Dion Cassius, op. cit., LXII, 16.

Face à tant de « témoignages », la croyance en un Néron incendiaire a conservé, aujourd'hui encore, une sorte de vérité. Urbaniste d'intention, n'est-il pas logique qu'il soit passé à l'acte ?

A cette hypothèse longtemps retenue, on oppose nombre d'arguments dont le principal se résume en peu de mots : en mettant le feu au Circus Maximus, les agents de Néron auraient-il couru le risque de transmettre l'incendie au Palatin voisin, de livrer aux flammes le palais impérial — ce qui est arrivé — et de réduire en cendres les chefs-d'œuvre de l'art qu'il y avait réunis et lui étaient si chers ? « L'empereur fut la première victime et le premier sinistré de Rome[10]. » Autre argument de poids : on accusait Néron de vouloir assainir la ville en faisant mettre le feu aux taudis ; le Trastévère avec ses immondices fut épargné et les beaux quartiers ont été anéantis.

[10] Jacques Robichon, op. cit.

Dans les œuvres de Flavius Josèphe, du poète Martial, de Galba, du Grec Osanias, tous hostiles à l'empereur et dénonçant sans précaution d'autres crimes, on ne trouve aucune mention d'une responsabilité de Néron dans la catastrophe. Observant que l'incendie avait éclaté au cours d'une nuit de pleine lune d'été, « circonstance aussi peu propice que possible à la mise en œuvre du dessein prêté à Néron », Léon Homo,, éminent historien de Rome, juge peu vraisemblable la culpabilité de l'empereur. Il en est de même de la quasi-totalité des derniers biographes de Néron : Gérard Walter en 1955, Georges-Roux en 1962, Eugen Cizek en 1981, Jacques Robichon en 1985. C'est beaucoup.

Ceux qui ont vu des hommes mettre le feu et l'ont inlassablement répété auraient-ils donc menti ? Il faut savoir que, très tôt dans la nuit, les édiles ont prescrits de faire « la part du feu ». On ne peut exclure que des incendiaires « professionnels », comme il y en avait tant à Rome, aient profité de l'occasion pour voler ; Sénèque confirme la fréquence de tels actes. Dans l'une de ses satires, Juvénal évoque « ce sicaire soudoyé, traître allumant l'incendie avec du soufre ». La loi prévoit que les incendiaires reconnus comme tels seront revêtus d'une tunique soufrée à laquelle on ajoutera des matières inflammables. Après quoi ils seront brûlés vifs.

Au sixième jour — seulement ! —, on a cru maîtriser l'incendie au pied de l'Esquilin. A l'aube du septième, il reprend soudain pour s'étendre jusqu'au Champ de Mars et, pendant trois jours encore, provoque d'immenses dégâts. Pour annuler sa progression, il faut abattre une quantité d'édifices. Le 27 juillet, il ne restera de Rome que des cendres fumantes, des ruines et des cadavres.

Sur les quatorze régions que compte Rome, trois sont réduites à rien, sept gravement touchées, quatre restent intactes y compris — par chance — le Forum et une partie du Capitole. Impossible d'énumérer le nombre des demeures privées et des immeubles de rapport détruits mais on peut citer de très anciens lieux de culte : le temple de Servius Tullius consacré à la Lune ; le grand autel et le sanctuaire dédié à Hercule Secourable ; le temple de Jupiter Stator ; la Regia de Numa et l'enclos sacré de Vesta avec les pénates du peuple romain, sans compter « les trésors acquis par tant de victoires, et les chefs-d'œuvre des artistes grecs, et aussi les monuments antiques, jusqu'alors intacts[11] ».

[11] Annales, XV, 41.

Quantité de témoins ont loué la part prise personnellement par Néron dans l'hébergement de 250 000 sinistrés. Il ordonne que le Champ de Mars les accueille et, dans ses propres jardins, fait construire des baraques en bois destinées à abriter les plus pauvres. Il veille en permanence sur les travaux de déblaiement, couvre de ses deniers les dépenses d'enlèvement des décombres. Pour assurer le ravitaillement, en union avec les responsables de l'Annone, il fait acheminer en hâte les vivres entreposés à Ostie.

Dans ce genre d'événement, toute logique se tait quand jaillit un cri populaire. Certains ont constaté que le feu, en son dernier sursaut, était parti d'immeubles appartenant à Tigellin, le très haï. Ne serait-il pas le général en chef de l'horreur ? Le séjour de Néron à Antium au début de l'incendie ne serait-il pas trop opportun ? Quand les Romains voient l'empereur parcourir inlassablement la ville pour parer l'ampleur du désastre, certains chuchotent qu'il cherche à estimer ce qu'il pourra en récolter.

Peu à peu, autour de Néron, s'élève une terrible menace.

Lui commande des prières. Les matrones implorent Junon au Capitole ; on asperge d'eau son temple et sa statue. On supplie Vulcain, Cérès, Proserpine. « Mais aucun moyen humain, aucune largesse du prince, aucun rite destiné à apaiser les dieux ne pouvaient éloigner la rumeur infamante selon laquelle l'incendie avait été allumé sur son ordre[12]. »

[12] Annales, XV, 38.

Un pouvoir menacé cherche toujours des coupables. Il faut que la suspicion s'éloigne. Tigellin a-t-il désigné à Néron les chrétiens comme propres à incarner le mieux la diversion ?

On s'étonne. Ces chrétiens-là ne semblent pas, à Rome, avoir exercé la moindre influence. L'Epître aux Romains ne le suggère nullement. Les chrétiens s'agitent-ils ? Rien ne l'indique. Oublié, le coup de sang de Claude qui, en 41, a expulsé pêle-mêle les juifs et les chrétiens : en 64, la plupart sont rentrés[13]. Depuis, les chrétiens célèbrent ouvertement leur culte.

[13] L'Epître aux Romains cite expressément Aquilas et Prisca, chassé en 41 et revenus en 58.

N'oublions pas Paul. Il est à Rome depuis deux ans. Il enseigne, il prêche. Aurait-il réuni des prosélytes en grand nombre ? Faute de textes précis, on est réduit aux conjectures et, à la rigueur, aux Actes de Paul qui montrent des foules entières venant l'écouter. On voit mal ces chrétiens, tout récemment imprégnés de la parole de Jésus, se muer en provocateurs. Il ne semble pas non plus que des sanctions préalables à l'incendie aient été prises contre eux. On cite une femme de l'aristocratie, Pomponia Graecina, accusée, en 57, de « superstitions étrangères » et que son mari, Aulus Plautius, a, en vertu de l'ancien droit romain, déférée au tribunal familial lequel l'a acquittée. C'est tout.

Tacite désigne ceux « que la foule appelait chrétiens. » Il les présente comme « des gens détestés à cause de leurs mœurs criminelles ». Premier historien latin à citer Jésus, il précise : « Celui qui est à l'origine de ce nom est Christ qui, sous le règne de Tibère, avait été condamné à mort par le procurateur Ponce Pilate ; réprimée sur le moment, cette exécrable superstition faisait sa réapparition non seulement en Judée, où se trouve l'origine de ce fléau, mais aussi à Rome où tout ce qui est partout abominable et infâme vient aboutir et se répand[14]. » Suétone fait chorus en présentant « une espèce d'hommes infestés de superstitions nouvelles et dangereuses[15] ».

[14] Annales, XV, 44.

[15] Vie des douze Césars, « Néron », XVI.

La désignation de Chrestos, perçue pour la première fois chez Suétone, semble être née d'un jeu de mots sur Christos, disciple du Christ, et Chrestos, qui veut dire bon. Le reproche d'odium humani generis (ennemi du genre humain) avait déjà été usité contre les juifs. Peut-être même a-t-on trouvé du plaisir à renouveler ces accusations déjà portées contre les juifs : adoration d'un âne, meurtre rituel ou inceste[16].

[16] Jean Daniélou, L'Eglise des premiers temps (1963).

Peut-on comprendre la haine sécrétée par ceux qui pratiquaient « l'exécrable superstition » ? Daniel Rops, auteur, trop peu lu aujourd'hui, d'une histoire monumentale du christianisme, s'y est hasardé. Il s'est demandé si le langage chrétien, « mystérieux aux non-initiés », n'avait pas à la longue inquiété les Romains, en particulier les prônes en plein air marqués « des grandes images de colère divine, de destruction des villes pécheresses par le feu, de conflagrations universelles, avec cette symbolique apocalyptique dont saint Jean, un peu plus tard, orchestrera les thèmes[17] ». J'ajouterai un argument : dès lors qu'ils avaient reçu le baptême, les chrétiens ne pouvaient plus sacrifier aux dieux. Les Romains — même les plus négligents en matière de religion — s'en sont à l'évidence aperçus.

[17] Daniel-Rops, op. cit.

On se figure une rafle qui concerne tous les quartiers, les demeures violées, les portes enfoncées, les hommes et les femmes agressés. Une seule question :

— Es-tu chrétien ?

La plupart ont dû répondre sans arrière-pensée :

— Je le suis.

Jusque-là, aucun d'entre eux ne semble s'être caché. Ils n'en vont pas moins remplir les prisons de la ville. Combien sont-ils ? Nul ne le sait. Le chiffre relativement faible proposé par certains historiens contemporains — deux à trois cents — ne correspond pas au vocable proposé par Tacite : multitudo ingens se traduit par immense multitude. Impossible de se libérer l'esprit des détails affreux fournis par l'auteur des Annales : « On arrêta d'abord ceux qui avouaient puis, sur leur dénonciation, une foule immense qui fut condamnée, moins pour crime d'incendie que pour sa haine du genre humain. » Dans la Rome de Néron, la torture est un art. Sous les instruments du bourreau, certains ont dû livrer des informations aussitôt travesties.

C'est en chrétiens qu'ils vont mourir. Est-ce dans le cerveau fertile de Néron lui-même que fut imaginé l'affreuse mise en scène dont Tacite énumère les étapes ? Dans les jardins de Néron, on torture, on décapite, on crucifie.

A ce public romain dont l'avidité de spectacles sanglants ne cesse de nous effarer, on offre des chasses dont le gibier est composé de chrétiens cousus dans des peaux de bêtes. Des molosses délibérément affamées les mettent en pièces. Longtemps, on n'a pas voulu comprendre Tacite écrivant : « On y mit le feu pour que, lorsque le jour baissait, ils brûlent et servent d'éclairage nocturne. » Des hommes de science ont à juste titre réfuté les derniers mots : « La combustion lumineuse du corps humain est physiquement impossible. » C'est là ignorer la loi romaine dont le lecteur a découvert plus haut les termes : elle punit les incendiaires volontaires en les revêtant d'une « tunique soufrée » enduite de matière inflammable à laquelle on met ensuite le feu. Les chrétiens de Néron n'ont pas été traités autrement.

Dans cette masse anonyme livrée à de multiples et abominables supplices et hurlant de douleur, on a longtemps cru impossible de s'arrêter à des noms, à des visages.

Comment n'a-t-on pas songé à l'Epître aux Romains ? Le lecteur se souvient des dernières pages. Revenons-y. Comment ne pas imaginer la chère Phoebé en qui Paul voyait « notre sœur », dévorée par des molosses ou brûlant revêtue de la tunique soufrée ? Et Prisca, et Aquilas, ces tisseurs de tente rencontrés à Corinthe, qui avaient risqué leur vie pour sauver celle de Paul et accueillaient chez eux l'Eglise ? De quel supplice a pu mourir Epénète, l'un des premiers convertis d'Asie ? Et Marie « qui s'était donné beaucoup de peine » pour servir l'Eglise ? Andronicus et Junias, chrétiens de la première génération dont Paul admirait l'apostolat missionnaire ? Et Ampliatus, et Urbain, et Stachys, et Apelles ? Et ceux de la maison d'Aristobule, ceux de la maison de Narcisse ? Et Tryphène, Tryphose, la chère Persis ? Que dire de Rufus, l'élu dans le Seigneur, et de sa génitrice à ce point aimée de Paul qu'il l'appelait sa seconde mère ? Et Asynchrite, Phlégon, Hermès, Patrobas, Hermas, Philologue, Julie, Olympas, Nérée et sa sœur ?

Il semble que les Romains accourus pour assister à ces « jeux de cirque » inédits aient fini, leur curiosité assouvie, par ressentir une commisération propre de l'écœurement. « Aussi, à l'égard de ces hommes coupables et qui méritaient les derniers supplices, montait une sorte de pitié, à la pensée que ce n'était pas pour l'intérêt de tous mais pour satisfaire la cruauté d'un seul qu'ils périssaient.[18] »

[18] Annales, XV, 44.

Néron, en habit d'aurige, allait et venait parmi les suppliciés. Debout sur un char.

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