LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

ANNEXE II
Le temps des catacombes

J'étais jeune et je me souviens. J'ai cru d'abord que l'on m'emmenait au centre de la terre. A l'orée d'une galerie, nous attendait un groupe de visiteurs. Un guide « parlant français » nous a donné, en italien, le signal du départ. Nul parmi nous n'osait prononcer un mot et ce silence, inhabituel au cours d'une visite de lieux historiques, accroissait cette sorte de crainte révérencielle qui me prenait à la gorge. S'y associant l'odeur de cave qui, selon notre cicérone, frappa Chateaubriand. Moite à la fois et étouffée, elle accompagnera toujours, dans mon souvenir, ma découverte des catacombes.

Le guide nous entretenait de ces premiers chrétiens exposés aux persécutions et qui, pour y échapper, se réfugiaient là. Je les imaginais d'abord par centaines, ensuite par milliers, remerciant le Seigneur de leur avoir procuré un si merveilleux asile. Je croyais même entendre le long murmure qui sortait de leurs lèvres mi-closes pour se changer en prière.

Chaque fois que le guide s'exprimait, je tendais l'oreille. Je n'ai rien perdu de l'origine du mot catacombes attribué à l'inextricable réseau. Elle remontait au Moyen Age. Utilisées jusqu'au Ve siècle, les galeries s'étaient trouvées closes au début du VIIe. Après quoi, on les avait à demi oubliées. C'est sur la voie Appienne, à trois kilomètres de Rome, que la première fut retrouvée. Aux alentours de la basilique Saint-Sébastien, elle s'étendait au creux d'une dépression appelée combe. Le souterrain s'ouvrant « près de la combe », des érudits — je suppose — l'ont appelé en grec kata kumbèn. Quand d'autres souterrains furent peu à peu découverts, on nomma l'ensemble catacombes.

Il a fallu que de nombreuses années s'écoulent pour que je comprenne que les catacombes n'avaient nullement pour mission d'abriter une intéressante minorité religieuse. Il s'agissait uniquement de cimetières souterrains.

Entre les rangées de tombes, nous montions et nous descendions. Il me semblait que la visite ne s'achèverait jamais. Le guide parlait de ce tuf dans lequel les galeries du site avaient été creusées. On distinguait le tuf dur propre à assurer la conservation et le tuf friable, cause hélas d'effondrements fréquents.

— Il y en a eu, insistait le guide, qui se sont écroulées au moment même où les archéologues les découvraient.

Si le nombre d'entre elles étaient interdites de visite, c'est que l'autorité les avait décrétées dangereuses.

— Celle-ci est solide, nous rassurait le guide.

Certaines galeries comportaient cinq étages et s'enfonçaient jusqu'à vingt-cinq mètres sous terre. Quelle longueur totale, ce réseau ? Le guide n'est pas sûr :

— Il y en a qui parlent de 1 200 kilomètres. La majorité s'arrête à 875 kilomètres. Ce n'est pas si mal.

Nous visitions toujours. Je cherchais à déchiffrer les épitaphes. En vain. Gravées dans la pierre où l'argile, il n'en restait que des traces illisibles. Parfois nous distinguions, aux murs ou aux plafonds, des fresques plus ou moins bien conservées, des sujets bibliques surtout. Ailleurs, plus reconnaissables, des oiseaux volant sur fond de feuillage.

Quand, rentré à l'hôtel et ayant allongé mes jambes douloureuses, je me suis saisi d'un autre guide — imprimé celui-ci —, j'ai pu constater que le cimetière souterrain de Sainte-Sabine, mesuré par des géomètres, avait fourni des dimensions exactes : 16 473 m2 de superficie, 1,604 kilomètre de longueur. Il abritait 5 736 tombes. Or la catacombe de Sainte-Sabine était très loin d'être la plus vaste.

En matière d'inhumation, au cours des Ier et IIe siècles les chrétiens de Rome n'ont pas cherché à innover. Les païens se faisant incinérer, il est probable que les chrétiens les ont imités. Les urnes contenant leurs cendres ont rejoint celles des païens dans les lieux réservés, selon des exigences immuables, le long des voies hors les murs de la Ville. La population de Rome s'accroissant sans cesse depuis les débuts de l'époque républicaine, les places réservées aux tombes se sont faites de plus en plus rares, donc de plus en plus chères.

Un phénomène survenu au IIe siècle va aggraver la situation. A l'incinération si longtemps de règle parmi les païens, on va préférer l'inhumation. D'où une question devenue dramatique : l'introduction d'un seul corps dans une tombe prend la place de plusieurs urnes rangées côte à côte. Cette évidence va conduire à la solution la plus logique et en même temps la plus simple : on va creuser sous les mausolées.

Ce procédé, tous vont l'adopter : les païens, les juifs qui ont leurs propres cimetières et — naturellement — les chrétiens. De plus en plus.

Impossible de négliger une réalité signalée par Philippe Pergola : « Les formes nouvelles de sépultures souterraines, particulièrement peu coûteuses pour le groupe social économiquement faible que constitue la communauté chrétienne primitive, se développe jusqu'à permettre de parler dans certains cas de catacombes spécialement chrétiennes. »

Est-ce alors que les chrétiens, dans le cas de grands périls, se seraient « terrés dans les catacombes pendant que les débauches et les cruautés romaines se déchaînaient au-dessus d'eux[1] » ? Restée populaire, l'image est fausse. Les constats opérés par les archéologues depuis un grand nombre d'années établissent sans discussion possible qu'une description aussi romanesque doit être rejetée.

[1] J'emprunte la phrase à Pierre Chauvin qui ne l'utilise, bien sûr, que dans une intention caricaturale.

La première exploration d'ordre scientifique fut l'œuvre de l'archéologue Antonio Bosio ; il y a gagné la gratitude des chercheurs et une célébrité justifiée. Le 14 décembre 1602, il s'est enfoncé dans l'un des cimetières souterrains les plus vastes de Rome : celui de la via Portuense. Il ne lui a pas été difficile de constater : 1. qu'il s'agissait d'un cimetière ; 2. que ce cimetière était juif.

Six des catacombes de la Ville éternelle sont juives : deux se trouvent sur la via Nomentana (Villa Torlonia) ; une sur la via Appia (Vigna Randanini) ; un ensemble sur la via Portuense ; un ensemble sur les pentes de Monteverde ; deux hypogées moins importants sur la via Lubicano et sur la via Appia ; la Vigna Cimmara[2].

[2] Cinzia Vismara, « Les catacombes juives de Rome », in Aux origines du christianisme.

La première mention d'une communauté juive à Rome est de 139 av. J.-C. On voudrait logiquement croire à une implantation des catacombes juives fort antérieure à celles des chrétiens. L'aveu par les archéologues de leur incertitude laisse d'abord incrédule et, quand ils expliquent les raisons de leurs hésitations, plein de regrets. On ne peut que citer Cinzia Vismara, professeur d'archéologie à l'université de Sassari : « Les études dans ce domaine n'en sont qu'à leur début. On ne peut exclure que les juifs et chrétiens aient trouvé parallèlement la solution-catacombes à leur problème funéraire, mais il est top tôt pour l'affirmer de façon certaine. »

De nos jours, on visite volontiers la catacombe de S. Callisto, située entre la via Appia, la via Ardentina et la via delle Sette Chiese. Spécialiste reconnu, G. B. De Rossi défend une thèse intéressante : le tombeau patricien de la famille des Caecilii serait à l'origine du cimetière chrétien qui, sous le règne de l'empereur Commode (180-192), a pris, sous le contrôle de l'Eglise, un développement immense. Presque tous les papes du IIIe siècle y reçurent une sépulture. Plus de 500 000 personnes — on a bien lu — y ont été inhumées.

La catacombe di Domitille, sur la via delle Sette Chiese, permet de reconnaître ce qui fut, à l'origine, le cimetière privé de Domitille, nièce de l'empereur Domitien, dont l'époux Flavius Clemens, dénoncé comme chrétien, fut exécuté. La catacombe de S. Sebastiano nous ramène à notre point de départ.

Peut-on y voir un symbole ? La catacombe de la via Latina, datée du IVe siècle, accueille des païens et des chrétiens en des chambres séparées. Les images que l'on y trouve sont conformes à ce que l'on attendait : les païens accordent la priorité à la mythologie — Hercule arrachant Alceste aux Enfers — tandis que les chrétiens mêlent les rappels de l'Ancien Testament à des épisodes de la vie du Christ.

Les deux cultures ne démontraient-elles pas, sans naturellement s'être donné le mot, qu'elles étaient en harmonie pour faire en sorte que leurs morts accèdent, dans d'idéales conditions, à ce « lieu de rafraichissement, de lumière et de paix[3] » auquel aspiraient les uns comme les autres ?

[3] Formule de la liturgie de l'époque (Jean Guyon, La Catacombe de la via Latina).

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