Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

Chapitre 1 : De l’essence morale du christianisme.

La première question qui se pose en tête de cette section est celle de savoir si le christianisme a une morale ou serait peut-être une morale ; et ici, deux extrêmes se sont successivement produits : ou bien (et cela eut lieu principalement aux époques dites orthodoxes) le christianisme a été conçu comme un dogme ou un ensemble de dogmes sans morale ; ou, par une réaction appelée par cette exagération même et dont nous sommes les témoins aujourd’hui, il a été conçu comme une morale sans dogme.

Nous affirmons que le christianisme n’est ni exclusivement moral, ni exclusivement dogmatique.

Le christianisme n’est pas, selon nous, exclusivement une morale, puisque de la révélation chrétienne nous avons tiré une dogmatique, définie par nous comme : l’exposé des faits accomplis par Dieu en vue du salut de l’humanité déchue et des doctrines originales se rapportant à ces faits.i Ce que nous appelons le dogme chrétien, c’est-à-dire : l’énoncé collectif du fait du salut et de la doctrine relative à ce fait,j forme, selon nous, l’ossature de l’édifice du christianisme, la présupposition de la morale chrétienne, qu’elle soit considérée comme science ou comme pratique. Le christianisme ne professe pas plus le principe de l’indépendance de la pratique à l’égard de la croyance que l’indifférence de celle-ci à l’égard de celle-là.

iExposé, tome III, page 5.

jExposé, tome II, page 57.

Si en effet le christianisme n’est pas exclusivement une morale, il est moins encore exclusivement une dogmatique. Plus et mieux que toute autre religion, il met en lumière le grand principe qui sert de fondement à l’univers moral tout entier, l’association de l’homme à Dieu dans la réalisation du bien et du souverain bien. Ce principe s’est réalisé une fois déjà dans l’histoire d’une manière absolue et parfaite, par l’union de Dieu et de l’homme dans la personne de Jésus-Christ ; mais il aspire à une réalisation multiple dans toute la partie de l’humanité qui procède de Christ ; il se fait valoir dans le sein de la communauté chrétienne où il revêt la forme plus déterminée et plus concrète d’une coopération du fidèle avec Dieu en Jésus-Christ (1 Corinthiens 3.9).

Il est donc non seulement possible, mais nécessaire de distinguer dans le christianisme les attributions humaines des attributions divines, et nous disons que, sans être exclusivement une morale, le christianisme a une morale.

Nous irons plus loin en disant que dans le christianisme la morale, l’accomplissement du bien par l’homme, est le but de toute révélation de fait et de doctrine ; que le christianisme est sinon exclusivement, du moins essentiellement une morale, puisqu’il n’y a pas dans la révélation chrétienne un seul fait historique ou une seule doctrine qui n’ait une visée pratique. La révélation cesse ou se tait aussitôt qu’elle n’aurait plus qu’à nous instruire, ou qu’elle n’aurait plus, en se continuant, de résultat pratique à attendre. Rien n’est accordé dans l’Évangile à l’intérêt historique ou à la curiosité scientifique ; moins encore à l’imagination ou à la simple faculté admirative. Et ce que nous pouvons dire ici en premier lieu des livres saints, documents de la révélation, se confirme si nous considérons l’objet ou le contenu de ces documents. L’œuvre tout entière de Dieu sur la terre marche avec constance et célérité vers ce terme, festinat ad eventum : la sainteté perdue à retrouver. Ce terme nous est indiqué par saint Paul : Soyez saints et irrépréhensibles devant lui dans la charité (Éphésiens 1.4).

Quoi qu’on dise aujourd’hui de la prétendue métaphysique platonicienne qui se serait infiltrée dans la dogmatique chrétienne, on ne pourrait pas citer un seul des articles de la foi chrétienne, appelés dogmes, — préexistence, naissance surnaturelle de Christ, son humanité, sa mort, sa résurrection, son ascension, l’envoi de son Esprit, la résurrection des morts, le jugement final, — qui ne soit susceptible de se convertir en substance morale pour l’âme et la vie du chrétien, qui ne soit destiné à cet usage, qui n’ait son rôle à remplir dans la réalisation de cette pensée divine : le retour de l’humanité pécheresse à sa destination future.

Il est donc vrai que la morale est le dernier mot de l’Evangile tout entier, comme la destination morale de l’homme fut la fin principale de la création. L’œuvre historique de notre rédemption, comprenant les grands faits divins racontés dans l’Évangile, n’a été qu’un moyen pour atteindre ce but suprême de la création, manqué une première fois ; elle n’est qu’un fait intervenu en vue de la restauration parfaite de l’idée morale dans le sein de l’humanité.

« La croix, a dit Vinet, nouveau soleil de l’univers moral, concentre à son foyer tous les rayons de la vérité. Elle est l’abrégé sublime de toutes les choses que l’Évangile dit explicitement. La morale de l’Évangile n’est pas la restauration partielle et successive de l’homme ; elle n’ajoute pas vertu à vertu jusqu’à ce que le cadre soit rempli ; mais elle jette dans le cœur de l’homme un nouveau principe de vie et d’action, l’amour de Dieu ; et comme ce mot, si facile à articuler, est le nom d’un fait moral jusqu’alors jugé impossible, et qui l’était en effet, elle donne pour principe à ce principe, pour base à cette base, un fait d’une portée incommensurable, d’une nature mystérieuse à la fois et profondément sympathique avec nos besoins moraux, un fait qui seul complète la vie, ordonne le monde, organise le chaos, pacifie l’âme ; elle nous produit Dieu lui-même se faisant homme pour le salut des hommes, seul levier qui pût descendre assez avant dans l’âme pour ébranler, mouvoir et déplacer la vie ; oserai-je le dire : découverte psychologique qui n’appartenait qu’à Dieu, et dont l’application lui rend notre volonté en subjuguant notre cœur.

Fort de ce fait immense, l’Évangile élève contre nous des prétentions immenses. Je ne sais à quoi songent ceux qui consentiraient à recevoir la morale évangélique à la seule condition qu’on leur fit grâce du dogme. D’abord, c’est vouloir transplanter un arbre séparé de ses racines. Et puis, où finit le dogme et où commence la morale ? Je désespère qu’on me le fasse voir. Dans l’Évangile, le dogme est déjà de la morale ; la morale est encore du dogme, et leur caractère respectif tient à cette intime et organique union qui les fait la continuation l’un de l’autre. Si vous déchirez le lien vivant qui les unit, si vous arrachez la morale du milieu de la religion comme le feuillet du milieu d’un livre, vous avez une morale comme toutes les morales, que vous aurez beau appeler belle, sublime, et qui ne vous liera pas plus que toute autre à la perfection. Mais vue à sa place et dans l’ensemble auquel elle se coordonne, la morale évangélique élève, nous le répétons, des prétentions immenses. »k

k – A. Vinet, Essais de Philosophie morale, page 40.

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