Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. De l’usage de l’Ancien Testament dans l’éthique chrétienne.

Deux tendances opposées se sont produites de nos jours dans le champ de la morale, en ce qui concerne spécialement l’usage des documents de l’Ancienne Alliance ; l’une, directement hostile à l’Ancien Testament et consistant à opposer le Nouveau à l’Ancien. Elle a ses représentants dans la gauche théologique, parmi lesquels il faut compter au premier rang Schleiermacher. L’autre tendance consiste à mettre tout le Nouveau Testament dans l’Ancien, au nom d’une théorie de l’inspiration des Ecritures, littérale et absolue, et grâce aux ressources toujours prêtes d’une allégorie complaisante. De cette méconnaissance du caractère progressif des révélations de Dieu dans l’usage que l’on a fait des Saintes Ecritures, est résulté assez fréquemment un mélange singulier et contradictoire de littéralisme et d’ultra-spiritualisme dans l’interprétation des Ecritures. Tantôt donc on confondait les deux alliances de la façon que je viens de dire ; tantôt, en les opposant absolument l’une à l’autre, on accentuait outre mesure le contraste entre Moïse et Jésus-Christ, entre la loi et la grâce, comme si la loi mosaïque avait dû enseigner des conditions de salut directement contraires à celles posées dans l’Evangile.

A cette première difficulté, provenant de la différence des deux alliances et, par conséquent, de la diversité de valeur de leurs documents pour la science morale, s’en est ajoutée une plus grave, très grave même, résultant des accusations d’immoralité jetées à l’Ancien Testament, avec, à tout le moins, de fortes apparences de raison. Origène déjà comptait quatorze « scandales » dans l’Ancien Testament, et les adversaires de ce livre et de l’usage qu’on en pourrait faire dans l’enseignement populaire ou scientifique de la morale, n’ont pas manqué de se prévaloir de ces avantages réels ou apparents en faveur de leurs tentatives d’exclusion. Comment, ont-ils dit, un livre qui non seulement renferme une morale imparfaite, mais des éléments directement immoraux, contraires aux principes de la civilisation et du progrès moderne, ou repoussants par la crudité des peintures, pourrait-il servir de source et de norme à l’enseignement de la morale chrétienne ? Si l’Ancien Testament, ajoute-t-on, ne peut remplir ce rôle que par l’intermédiaire ou, dirions-nous, par le tamisage du Nouveau, pourquoi ne pas aller directement et exclusivement à ce dernier ? Pourquoi faire ce périlleux contour par des voies désormais hors d’usage ? Possédant la morale parfaite de l’Evangile, pourquoi nous faire repasser par la morale imparfaite et mélangée de l’ancien Israël, au risque d’en entraîner avec nous des parties désormais condamnées, et d’arriver au même point plus tard, trop tard, après nous être empêtrés ou égarés en route ?

La question de la canonicité de l’Ancien Testament, comme document d’une révélation divine, est ici hors de cause. Ce point a été traité et résolu dans la Canoniqued. Mais il reste toujours permis de chercher de bonnes raisons à l’appui de notre croyance, qui sans cela resterait aveugle et implicite ; de disculper, si possible, l’Ancien Testament de toute imputation d’immoralité devant le tribunal subalterne de notre conscience, alors même que la sentence a déjà été rendue par une instance supérieure ; de lever, en un mot, les scandales dont l’Ancien Testament est l’occasion auprès des bons esprits et même des cœurs pieux ; de justifier enfin devant la conscience humaine les témoignages péremptoires rendus par Jésus-Christ à cet antique document.

dExposé, tome II.

Nous chercherons donc à établir en premier lieu le caractère moral de l’Ancien Testament ; puis, la moralité de ce livre étant reconnue, en même temps que sa canonicité, il nous sera permis de nous demander si ce livre canonique et moral ne serait pourtant point tombé hors d’usage ; si son autorité en matière morale ne serait point prescrite ; si la morale qu’il renferme n’est pas abolie en droit et en fait. Nous serons ainsi conduits à déterminer le rôle nécessaire de l’Ancien Testament dans la morale chrétienne.

Le caractère moral de l’Ancien Testament n’étant point attaqué en ce qui concerne la partie prophétique qui, de l’aveu de tous, est empreinte de la plus haute spiritualité, nous n’avons à nous occuper ici que des parties historique et hagiographique, dont certains morceaux ont été incriminés.

Le caractère d’imperfection de la morale de l’Ancien Testament, en comparaison de celle du Nouveau, est également hors de cause dans la discussion qui va suivre. Les hommes de l’Ancienne Alliance, qui n’avaient pas reçu la plénitude des révélations sur Dieu et sur le salut, n’avaient pas — et pour la même raison — reçu sur l’homme et sur ses devoirs la plénitude des lumières dont nous pouvons jouir, et leurs obligations immédiates étaient proportionnées à leurs forces disponibles et aux fins immédiates aussi qu’ils poursuivaient. Ainsi la morale de l’Ancien Testament, des hommes qui figurent dans cette histoire et des auteurs mêmes de cette histoire, devait être située à un niveau inférieur à celui qu’ont occupé Jésus, les apôtres et les saints de la Nouvelle Alliance. Nous avons deux attestations solennelles de cette infériorité dans les paroles de Jésus-Christ concernant Elie et Jean-Baptiste : l’une, qui devait enseigner aux fidèles de la Nouvelle Alliance que certains actes d’Elie lui-même, rendus légitimes en leur temps par l’insuffisance des lumières et des forces mises à la disposition de l’homme, ne l’étaient plus depuis l’avènement de Celui qui était venu non pour juger, mais pour sauver (Luc 9.54-56) ; l’autre, qui décerne à Jean-Baptiste à la fois le premier rang parmi les hommes de l’Ancienne Alliance et le dernier à côté des hommes de la Nouvelle (Luc 7.28).

Ce caractère d’imperfection et même d’infériorité absolue dans certains cas étant admis, notre tâche actuelle est seulement de disculper les documents sacrés des Juifs du chef d’immoralité ; et pour ne pas empiéter sur le domaine de l’exégèse en entrant dans le détail de la discussion, nous donnerons les indications générales qui aideront à la solution des cas particuliers.

Tout d’abord, nous faisons nos réserves sur le terme même de moralité que nous ne saurions concevoir, à l’exemple de certains critiques, indépendamment du rapport de l’homme avec Dieu. Nous ne nous engageons pas à amener la morale de l’Ancien Testament à la barre du tribunal de la morale dite naturelle ou de la morale indépendante.

Or, la condition qui, dès les jours d’Abraham, avant tout progrès et en l’absence de tout mérite, est imputable à justice ; celle en l’absence de laquelle l’homme ne saurait être agréable à Dieu, et qui à elle seule suffit à le lui rendre agréable, ce n’est ni l’amour, ni la sainteté, ni la perfection, mais cette vertu définie par l’auteur de l’épître aux Hébreux : la représentation des choses qu’on espère et la démonstration de celles qu’on ne voit point ; la foi de l’homme, qui consiste à accepter dans son cœur toute parole et toute grâce de Dieu.

Telle religion, telle morale ; tel Dieu, tel homme. Le caractère général de la morale de l’Ancien Testament résultera pour nous de la notion fondamentale de Dieu qui y est enseignée. Or, l’élément essentiel qui distingue le Jéhova d’Israël de tous les dieux des païens, le terme favori des auteurs de l’Ancien Testament, lorsqu’ils parlent de Dieu, est celui de sainteté, et le principe fondamental de la morale israélite, le refrain sans suis cesse répété de la loi est : « Soyez saints, car je saint ! » Aucune formule semblable ne se rencontre dans le paganisme, non seulement parce que les dieux des païens sont impurs et non pas saints, mais qu’étant des êtres envieux et jaloux, ils repoussent comme attentatoire à leur majesté toute imitation dont ils pourraient être les objets de la part de l’homme. Cela étant, il ne se peut faire que la tendance générale, tant de l’histoire d’Israël que des doctrines morales enseignées à ce peuple, n’ait emprunté son véritable caractère à la révélation de la sainteté divine.

L’histoire d’abord : un caractère de cette histoire, telle qu’elle nous est transmise par l’Ancien Testament, c’est la prétention constante de donner toute gloire à Dieu et de la refuser à l’homme. L’histoire sainte, qui est la négation du droit et du mérite de l’homme, pourrait recevoir pour épigraphe le premier verset du Psaume 115 : Non point à nous, mais à ton nom, donne gloire ! Le peuple, ses ancêtres, ses héros les plus éminents y sont jugés avec une implacable sévérité. D’une part, aucune de leurs fautes n’est dissimulée ou palliée ; de l’autre, tout le bien qu’ils ont pu faire est rapporté au secours divin, et ils ne figurent que comme les fidèles instruments d’une volonté et d’une puissance supérieures. Ce caractère est commun aux livres historiques dans les appréciations qui y sont faites des hommes, aux hagiographes et aux prophètes dans celles qui y sont faites des choses ; et il tranche si manifestement sur le fond des littératures ordinaires, anciennes et modernes, que l’on ne saurait y méconnaître à tout le moins une influence supérieure. L’histoire sainte est celle de la foi ; et ce qui a caractérisé tous ses héros, depuis les plus exemplaires jusqu’aux plus répréhensibles, depuis Abraham, Joseph, Moïse, Jérémie jusqu’à ceux que nous avons le droit de juger avec le plus de sévérité, Jacob, Samson, David, ce qui les a distingués des meilleurs, des plus généreux, des plus honorables de leurs concurrents, ce qui fut peut-être leur unique supériorité sur leur entourage, ce qui a valu au peuple d’Israël lui-même, qui devait devenir si célèbre par ses rébellions et son ingratitude, l’honneur d’être appelé le peuple de Dieu, c’est d’avoir cru au Dieu vivant et à sa parole (comp. sur la foi du peuple, Exode 14.31). C’est là aussi la seule norme qui leur soit appliquée, celle d’après laquelle ils sont jugés devant nous et doivent être jugés par nous-mêmes. Quiconque donc ne reconnaît pas cette norme morale comme la seule juste, et place, par exemple, les devoirs sociaux au-dessus des devoirs religieux, méconnaît ou ignore ces derniers, s’achoppera aux récits et aux appréciations morales de l’Ancien Testament, en y voyant absous les hommes que la critique moderne condamne, et condamnés ceux que la science contemporaine traite volontiers avec une complaisance marquée.

Ce que plusieurs appellent l’immoralité de l’Ancien Testament pourrait donc bien n’être qu’une appréciation supérieure, et par conséquent sui generis, de la vraie valeur morale de l’homme. Et la preuve qu’il n’y a pas ici acception de personnes, c’est que ces alternatives de sévérité et de tolérance, qui nous déconcertent si fort, se rencontrent plus d’une fois dans la caractéristique d’un seul et même personnage, et même de ceux qui passent pour être les favoris de l’historien. Moïse et David sont condamnés rigoureusement pour des fautes que nous sommes tentés d’appeler légères, tandis que la polygamie, la cruauté et le mensonge officieux n’encourent pas encore de blâme motivé et explicite.

Ceci nous amène au reproche adressé à la morale de l’Ancien Testament concernant l’absence d’appréciation morale ou la tolérance tacite dont elle semble couvrir certains vices ou certaines fautes. Il ne s’agit pas ici de justifier l’Ancien Testament d’avoir offensé la chasteté de nos oreilles modernes et occidentales, par la crudité de certains récits et de certaines expressions ; car, outre la part à faire ici à cette sorte de candeur inconsciente, plus rapprochée que nos raffinements de l’innocence primitive, et commune à la littérature de toute l’antiquité, qui permet de tout décrire et de tout nommer, il s’agit de savoir si cette façon de braver la réserve qui semble commandée par certains sujets est le fait d’une intention corruptrice, d’une complicité avec le mal, d’une complaisance pour la souillure, qui ne s’allie que trop d’ailleurs avec les adroites réticences de notre langage perfectionné, ou la marque, au contraire, du dessein de nous montrer le mal dans toute sa laideur en le dépouillant du fard dont il se recouvre. Je ne connais pas, à vrai dire, de pages plus saintes dans l’Ancien Testament et, à plus forte raison, dans la littérature profane tout entière, que celles qui nous racontent dans leurs menus détails l’adultère et le meurtre commis par le roi David. Nulle part le crime ne rencontra une justice plus implacable et plus dégagée de toute acception de personnes que chez ce grand de ce monde et ce favori de Dieu ; jamais l’on ne vit plus étroite et plus redoutable association de la menace et de la punition que dans les suites de cette grande chute. Mais là où la justice ne fait entendre que le langage des faits, ce sera le cas d’appliquer la sentence de l’apôtre : Toutes choses sont pures à ceux qui sont purs ! Il est manifeste que la réserve observée par l’auteur après le récit circonstancié de certaines infamies n’est souvent que le silence de l’horreur.

Mais outre ces cas, qui sans contestation possible sont l’objet d’une réprobation d’autant plus énergique qu’elle s’exprime en moins de paroles, serait-ce à dire que la morale de l’Ancien Testament approuve tout ce qu’elle tolère ?

La condamner pour n’avoir pas prononcé sur chaque faute un blâme explicite, serait méconnaître les règles élémentaires de toute pédagogie quelque peu intelligente. La première est de concentrer son effort sur un ou deux points essentiels, en réservant les secondaires pour une nouvelle épreuve, de renoncer à obtenir tout à la fois, de procéder graduellement. Ainsi a fait le divin Educateur qui voulait amener à Christ le peuple de l’Ancienne Alliance, et nous ajoutons qu’il a encore appliqué cette méthode graduée au cours de la Nouvelle Alliance elle-même. Il y a des abus criants que l’Evangile lui-même a paru non seulement tolérer, mais sanctionner, et qui ont fini par succomber devant la puissance irrésistible de l’esprit nouveau, plus puissant que la lettre. L’esclavage a déjà disparu des pays chrétiens, et la guerre finira par être vaincue elle-même, selon l’oracle de Michée 4.3-4, dont la réalisation future nous est garantie par les progrès déjà accomplis. Jésus n’a paru se désintéresser de la question sociale (Luc 12.14) que pour faire pénétrer d’autant plus activement le levain dans la pâte. En ce qui concerne la législation mosaïque, lui-même a déclaré expressément que certaines dispositions n’en étaient motivées que par la dureté du cœur de l’homme (Matthieu 19.8), et nous avons le droit d’étendre son appréciation concernant le divorce à toutes les anomalies morales que l’Ancienne Alliance n’a provisoirement tolérées, quoique contraires à l’idée divine primitive, que pour en avoir plus sûrement raison tôt ou tard.

Il faut remarquer de plus que les faits eux-mêmes, qui n’encourent pas de la part de l’historien un blâme explicite, sont le plus souvent jugés par les conséquences qui nous en sont retracées, et qui devaient révéler au lecteur intelligent la vraie mesure à appliquer à la polygamie des patriarches, aux mensonges de Jacob et à la barbarie de David.

L’Ancien Testament est donc un livre moral, parce que c’est un livre saint, révélation du Dieu saint, adressée à des pécheurs encore irrégénérés, mais appelés à la sainteté parfaite et déjà introduits dans la voie qui y mène. En effet cette histoire qui s’ouvre par tant de massacres aboutit à Jésus-Christ comme à son terme dès longtemps annoncé et préparé. Jésus-Christ est le produit parfait de cette histoire si mélangée. Jugeons-la donc, non d’après le mélange qui s’y trouve, mais d’après son essence, et jugeons de cette essence elle-même d’après son produit. On reconnaît l’arbre à ses fruits, a dit Jésus-Christ ; un mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruits, et le plus saint des rejetons n’a pu surgir d’une souche empoisonnée.

L’expérience montre d’ailleurs que ceux qui ont attaqué l’Ancien Testament au nom du Nouveau ne manquent pas de s’en prendre bientôt au Nouveau lui-même. Tant est étroite la relation qui unit les deux parties de nos documents sacrés, que prétendre relever l’une aux dépens de l’autre, c’est en réalité les menacer toutes les deux, puisqu’elles se rendent un mutuel témoignage.

Mais, du caractère moral et saint de l’Ancien Testament une fois reconnu, ne résulte point encore la nécessité d’en faire usage dans l’enseignement populaire ou scientifique de la morale chrétienne. Ce document pourrait n’avoir plus qu’une valeur historique, comme le témoin d’une économie qui n’est plus. Il se pourrait encore qu’il en fût de la morale de l’Ancien Testament comme de la partie cérémoniale de la loi qui, toute divine qu’elle fût, n’en est pas moins abolie. Ceci nous amène à établir le rôle nécessaire de l’Ancien Testament dans la morale chrétienne. Deux considérations préalables seront propres à créer une présomption favorable à l’emploi de l’Ancien Testament dans l’enseignement de l’Ethique chrétienne.

Jésus-Christ et les apôtres ne se sont pas contentés de déclarer l’Ancien Testament canonique ; ils en ont fait un usage constant pour eux-mêmes ; ils y ont trouvé un aliment pour leur âme, une force et un encouragement dans leurs épreuves. Si supérieurs qu’ils fussent à ces révélations préparatoires, ils en ont expérimenté la vertu moralisatrice et sanctifiante et ils en ont recommandé l’usage aux membres de l’Alliance Nouvelle. Jésus-Christ reproche aux Sadducéens de ne pas connaître les Ecritures (Matthieu 22.29) ; et saint Paul félicite son disciple Timothée d’avoir été nourri dès son enfance dans la connaissance des saintes Lettres, qui sont propres à rendre sage à salut (2 Timothée 3.15-16).

Une seconde preuve de l’efficacité morale de l’Ancien Testament se tire de l’histoire et du champ même de notre expérience. C’est l’Ancien Testament qui a formé le peuple le plus vivace, le mieux doué, le plus riche, le plus moral, après tout, qui existe ; et si le peuple juif a conservé jusqu’à aujourd’hui de graves défauts, il faut lui accorder que les excès de la sensualité sont plus rares chez lui que chez les autres. La polygamie elle-même a pris fin chez les juifs déjà plusieurs siècles avant Jésus-Christ, disparaissant devant l’esprit de la révélation de l’Ancien Testament, comme l’esclavage a disparu devant l’esprit de la révélation du Nouveau.

On ne saurait nous contester non plus que les nations les plus prospères et les plus civilisées du monde moderne ont passé par cette même école pour y revenir constamment. Une pareille persistance, malgré toutes les raisons données en sens contraire, serait-elle uniquement l’effet du préjugé ? Mais alors la vitalité même de ce préjugé serait le fait le plus inexplicable.

Si l’Ancien Testament est le document d’une pédagogie divine, nous dirons que les objections élevées contre son usage partent d’un point de vue absolument antipédagogique. Il est bien entendu qu’en parlant de l’usage, nous faisons des distinctions. Nous ne prétendons pas que tout l’Ancien Testament soit propre à être lu par tous et surtout devant tous. Nous restreignons d’ailleurs ici nos considérations à la science de la morale.

Les adversaires de l’emploi de l’Ancien Testament dans la morale chrétienne jugent faussement à la fois de l’humanité et de l’individu, lorsqu’ils prétendent que l’Ancien Testament, bon et utile autrefois, serait tombé hors d’usage aujourd’hui. Ce serait dire que les lois qui président au développement de la nature humaine, que les besoins de l’humanité et ceux de l’individu ont absolument varié de l’antiquité à nos jours, que le cœur humain n’est plus le même aujourd’hui qu’il y a trois mille ans.

Que si, au contraire, l’humanité, comme nous le croyons, se comporte en grand comme l’individu, chaque génération, à son tour, et chaque individu humain est un type réduit de l’humanité, refait en raccourci l’histoire de l’espèce et parcourt, avec une célérité proportionnée à la rapidité du temps dont il dispose, les mêmes phases qu’elle. Il en est du domaine psychique et moral comme de l’ordre physique, qui nous montre des individus appartenant à un type plus parfait, traversant dans les premières phases de leur existence les états et les types immédiatement inférieurs, dont on retrouve les vestiges dans le produit final. Aussi voyons-nous l’humanité christianisée encore païenne par les instincts, les penchants et même les actes du plus grand nombre de ses membres. Il y a du barbare chez le peuple moderne le plus civilisé, comme il y a de l’enfant dans chaque homme et de l’enfant mal élevé, c’est-à-dire du juif même chez le chrétien. L’on pourra même avancer que les éléments les plus grossiers de la nature humaine existent tous encore, latents ou développés, chez l’homme inconverti ; amendés, comprimés et mortifiés, chez le régénéré lui-même.

Or le Christ et les apôtres ne se sont pas adressés à la nature humaine primitive ou inculte. Jésus avait devant lui des Juifs issus de l’ancien régime théocratique, et qui en étaient, à des degrés divers, les produits soit naturels et normaux, comme les pauvres en esprit, soit sophistiqués ou inachevés, comme les Pharisiens de Jérusalem et la masse de la nation. L’enseignement, même élémentaire, de Jésus-Christ, tel qu’il nous est rapporté par les évangiles, suppose chez ses auditeurs divers une culture morale déjà avancée, un dégrossissement déjà accompli. Saint Paul, à son tour, s’adresse soit à l’Israélite formé à l’école de la loi, pour l’amener au salut par le chemin de la condamnation, soit à des chrétiens sortis du paganisme, mais auxquels, pour cette raison même, il aime à rappeler les leçons et les exemples tirés de l’ancienne économie à laquelle ils n’avaient pas participé (1 Corinthiens 10.1-11).

Cela étant admis, nous osons dire que retrancher de l’éducation chrétienne des peuples et des individus le livre pédagogique par excellence, l’histoire de l’éducation faite par Dieu même du peuple le plus ingrat et le plus rebelle de la terre, équivaudrait à éliminer des hautes études celles qui, sous le beau nom d’humanités, doivent former l’homme de tous les temps à comprendre et à réaliser la beauté humaine, à penser et à parler selon la raison humaine. Les Grecs et les Romains ont joué dans l’éducation de l’humanité un rôle tout analogue à celui des Juifs ; seulement les uns ont été les pédagogues de l’homme naturel, les autres, ceux de l’homme religieux. Jérusalem a été dans l’ancien monde la capitale de l’idée religieuse, comme Athènes celle de la philosophie et de l’art, et Rome celle du droit, et ce n’est pas impunément que l’on retrancherait de la dotation des générations subséquentes l’un ou l’autre de ces éléments. A l’Ancien Testament donc de préparer jusque dans l’âge moderne l’organe de la vie morale, d’en poser les fortes assises dans la conscience chrétienne des individus et des générations, comme ce fut aux révélations de l’Ancienne Alliance de les poser dans la conscience du peuple d’Israël, au sein de l’humanité antique. La culture chrétienne, isolée de ce tronc vigoureux, privée de cette sève forte et parfois âpre au goût de l’Ancien Testament, ne tarderait pas à céder au dépérissement. L’abus de la grâce serait trop voisin de l’usage, si l’usage lui-même était prématuré. L’élève, saturé de vérités qui dépassent sa portée morale, avant le temps où il aurait pu réellement se les approprier et en vivre, ne les recevrait plus qu’avec indifférence ou dégoût. Si donc l’Ancien Testament ne peut arriver jusqu’à nous qu’à travers le prisme de la révélation accomplie, le Nouveau séparé de l’Ancien n’agirait sur la plupart des hommes que d’une façon superficielle et éphémère. Et ce n’est que lorsque le chrétien aura été définitivement affranchi de sa vieille nature, que le retour à ces anciens éléments sera devenu sans utilité, comme leur négligence sans danger.

Le document central de la morale de l’Ancien Testament nous fournira une preuve et un exemple.

Le décalogue est encore le code le plus populaire et le plus pratique de la morale naturelle, que nous ne concevons d’ailleurs que dépendante de la religion, et c’est dans cette conviction que les Eglises réformées en ordonnent jusqu’ici la lecture dans le culte public. Des Eglises multitudinistes comme les nôtres (et je range dans cette catégorie l’Eglise indépendante de Neuchâtel dont je suis membre), qui renferment un grand nombre de ceux en vue desquels, selon saint Paul, la loi a été tout d’abord donnée (1 Timothée 1.9-10), ont pour agir ainsi des raisons spéciales, que les Eglises dites triées n’auraient pas au même degré. Nous ne justifierons pas la lecture du décalogue en tête du culte par la raison souvent donnée qu’il faut préparer les auditeurs, en les faisant rentrer en eux-mêmes, à s’associer à la confession des péchés qui doit suivre. Cette raison nous paraît plus théorique que pratique, et nous n’avons jamais ouï dire qu’un pécheur entré à l’église dans sa propre justice ait été touché de componction à la lecture des dix commandements. C’est l’Esprit de Christ plutôt que l’esprit de Moïse qui procure le véritable repentir et la véritable conviction de péché. Il n’en est pas moins vrai qu’en commençant par rappeler brièvement et dans leurs grands traits les principes fondamentaux de la religion et de la morale, les commandements qui interdisent les infractions les plus caractérisées de la loi de Dieu en même temps que la convoitise qui en est la source, l’Eglise exerce sur la multitude une action générale et moralisatrice, sans faire perdre leur temps aux chrétiens même les plus avancés.

Que serait, par exemple, au milieu de nous, l’institution sabbatique, qui a conquis, depuis un quart de siècle surtout, outre sa signification religieuse et morale, une importance sociale si grande dans la chrétienté, si nous n’avions pour en rappeler le principe aux peuples chrétiens que la sentence de Jésus-Christ : Le sabbat a été fait pour l’homme, ou les passages de Paul qui semblent en recommander l’abolition complète ? Le formalisme et le littéralisme que l’un et l’autre avaient à combattre dans la question du sabbat, étaient l’opposé du faux libéralisme qui nous menace et qui menaçait les générations auxquelles se sont adressés Moïse et les prophètes.

Jésus-Christ a interprété les divers commandements de la loi en les ramenant du dehors au dedans, de leur teneur multiple et concrète à leur unité spirituelle. L’ancienne loi, visant de préférence les transgressions extérieures et visibles, avait paru décomposer l’idée morale dans ses déterminations particulières, sans d’ailleurs fermer les yeux sur la convoitise du cœur, principe de ces transgressions. Le mal est par là jugé sous toutes ses faces et à toutes ses phases, comme disposition du cœur et comme conduite, comme principe et comme conséquence, dans sa source et dans ses excès. Nous apprenons ainsi où il commence et où il mène.

Mais cette action moralisatrice de l’Ancien Testament n’est pas la seule qu’il exerce sur le monde et dans l’Eglise. Il ne serait par là encore qu’un moyen préventif contre le mal. Ce livre fait plus et mieux : il est une source vive d’instruction, d’édification et d’encouragement pour le chrétien dans tous les temps.

Si l’Ancien Testament est, comme nous l’avons vu, l’histoire de la foi, condition permanente du salut, s’il nous retrace les progrès et l’épuration de cette vertu chez les héros de Dieu qu’il met en scène, n’y a-t-il pas pour nous un intérêt pratique pressant à nous pénétrer des exemples de ces anciens croyants, tout en nous laissant instruire par leurs chutes ? Ce n’est pas sans raison que Paul rappelait, même à des chrétiens, que toutes ces choses, c’est-à-dire principalement les fautes de l’ancien peuple de Dieu, avaient été écrites pour leur instruction (1 Corinthiens 10.6-11). Car ce qui a varié, de l’Ancienne Alliance à la Nouvelle, c’est l’objet de la foi et non son essence (Romains 4.23-24). Et certes, les expériences des hommes qui ont ouvert à l’humanité cette voie nouvelle et y ont marché les premiers, qui ont cru dans les circonstances les plus diverses et les plus difficiles, tour à tour châtiés et délivrés, abaissés et relevés, punis et bénis, sont encore bonnes à méditer pour le chrétien d’aujourd’hui, qui ne saurait manquer d’y reconnaître de nombreuses et frappantes analogies avec ses expériences propres, en même temps que des réponses et des lumières appropriées à ses besoins ; car c’est ici un des traits frappants de cette religion, que malgré la différence des temps et des milieux, elle corresponde si bien aux conditions de la vie spirituelle des chrétiens. A la différence des héros, si humains cependant, de l’histoire et de la littérature grecque et romaine, ces hommes de la foi, vivant il y a tant de siècles en Palestine, se révèlent à nous comme nos pères, véritables ancêtres de notre famille morale.

Mais à ces raisons en faveur de l’usage permanent de l’Ancien Testament, tirées de son caractère pédagogique, nous pouvons ajouter celles qui résultent des limites dont est encore affectée la Nouvelle Alliance elle-même. Si, en effet, le point de vue de l’Ancienne Alliance est incomplet et imparfait, celui de la Nouvelle est à la fois plus élevé et plus restreint. La révélation de l’Ancien Testament forme la base ; elle s’étend sur un vaste espace, embrasse un grand nombre de rapports ; la révélation du Nouveau occupe un sommet. La morale chrétienne a son unité, en dehors ou à côté de laquelle elle semble se taire ou se déclarer incompétente. Elle se borne à résoudre la question principale : Que faut-il que l’homme fasse pour être sauvé ? et que doit-il faire une fois sauvé pour arriver à la sainteté absolue ? Mais on conviendra que ce n’est pas là la seule question qui se pose à l’homme et même au chrétien sur la terre où nous sommes. La morale juive s’adresse à l’individu appelé à passer de l’état psychique à l’état pneumatique. Le christianisme est une seconde création, qui n’a pas encore eu le temps de déployer tous ses effets dans tous les domaines physique et psychique et dans toutes les sphères de l’existence humaine.

La révélation du Nouveau Testament, supposant celle de l’Ancien, serait de toute manière incomplète sans elle, soit que nous considérions la théologie spéciale ou doctrine sur Dieu, d’une part, ou l’anthropologie, la sociologie, l’économie politique et privée, de l’autre, en un mot, l’ensemble des relations possibles dans le domaine psychique de l’existence humaine. C’est le même Dieu qui se révèle tour à tour dans la sphère de la nature, de l’histoire et de l’esprit ; mais nous ne connaîtrions pas complètement le Père de Jésus-Christ, le Dieu de la grâce, si nous ignorions qu’il est le même que Celui qui, après avoir créé le monde et déterminé les habitations des peuples, a fait périr Sodome et Gomorrhe et ordonné le massacre des Cananéens.

Sans doute, l’action du Dieu de la Nouvelle Alliance est supposée universelle aussi ; elle se révélera un jour comme judiciaire, ainsi que le fut celle de l’Ancienne. La crainte de Dieu n’a pas cessé d’être une vertu chrétienne, et la sainteté de Dieu n’éclate que plus vivement dans son amour même, en même temps que sa justice. Nous n’en affirmons pas moins que cette justice elle-même revêt ici d’autres caractères, conformes au caractère de la Nouvelle Alliance.

La morale du Nouveau Testament semble s’être désintéressée de l’existence psychique et du mouvement social de l’humanité, pour se renfermer dans les limites tracées par la révélation spéciale du salut en Jésus-Christ, et se borner à réclamer la conversion, la régénération, la sanctification, la christianisation de l’individu. Si elle rayonne de ce point central dans les différentes sphères de la vie humaine, c’est pour y diriger l’individu, décider comment il devra s’y comporter, et non dans le but de régir et de régénérer ces sphères qu’elle sait encore situées hors de son atteinte. Il y a des questions sociales, politiques, internationales que la révélation chrétienne ne touche pas ou touche à peine, pour ne pas dire qu’elle les évite avec intention. Jésus-Christ s’est un jour formellement récusé en présence d’un cas de cette espèce (Luc 12.14). Il n’a jamais pris parti pour ou contre une forme de gouvernement, pour ou contre l’esclavage, pour ou contre le droit de la guerre. La morale chrétienne a donc entendu laisser entre l’état de grâce et l’état de nature des lacunes que l’Ancien Testament, interprété par l’esprit du Nouveau, nous donne le moyen de remplir. Nous avons sur ces points des préceptes et des exemples à recevoir des anciens hommes de Dieu, législateurs, rois, prophètes. Leurs expériences nous seront profitables dans les crises sociales ou nationales. Le véritable patriotisme, qui tour à tour sait conseiller la résistance et la soumission à la loi d’un vainqueur envoyé par Dieu, trouva-t-il jamais des illustrations plus éclatantes que chez des hommes comme Esaïe et Jérémie ? La saine politique, qui se garde des appuis humains, même les plus apparents et les plus recommandés, pour rechercher avant tout la faveur de la seule puissance qui soit à redouter, cette politique, qui fut celle des prophètes et des rois pieux, n’aurait-elle plus rien à apprendre à nos hommes d’Etat ?

Malgré sa dureté apparente, la loi dite mosaïque renfermait en faveur de l’étranger et du pauvre des prescriptions admirables de philanthropie et de libéralisme, qui, dans cette haute antiquité, dépassaient sur plusieurs points le niveau des mœurs et des opinions formées dans la chrétienté actuelle (Deutéronome 23.15-16,24-25 ; 24.10-22). De sages dispositions limitaient l’aliénation du sol et prévenaient l’exhérédation complète d’une fraction de la nation au profit de l’autre (Lévitique 25). Tenant un juste compte de la dureté du cœur de l’homme (Matthieu 19.8), la législation israélite en matière de divorce, également éloignée d’un rigorisme intransigeant et d’une tolérance complice du vice, s’est montrée plus sage et plus juste que les législations modernes qui, sous l’influence du principe catholique, interdisent toute dissolution des liens du mariage. Les succès que cette même législation a obtenus dans la répression, lente mais sûre, d’abus comme la polygamie et l’esclavage, restent instructifs pour les réformateurs de tous les temps et de tous les lieux où ces pratiques subsistent encore. Même le droit de la guerre consacré par elle contient des dispositions humanitaires dont les belligérants modernes auraient raison de s’inspirer.

Mais, tout en sachant être humaine, elle demeure, et c’est le caractère qui frappe le plus en elle, inflexible où il le faut ; et le faux humanitarisme, qui s’introduit dans nos mœurs et dans nos lois, ne trouve tant de faveur que par l’abus du principe de la grâce que l’on a tiré du Nouveau Testament mal compris, appliqué à contre-temps et mis par là faussement en contradiction avec l’Ancien. Nous disons qu’à transporter les principes et les vertus de la Nouvelle Alliance dans des domaines pour lesquels cette révélation n’a pas été donnée ou qu’elle a voulu ignorer, on méconnaît à la fois les droits éternels de la justice, consacrés par la révélation de l’Ancien Testament et par les exemples que Dieu lui-même nous y a donnés, et les limites que la Nouvelle Alliance elle-même s’est tracées.

Nous avons enfin dans un livre de l’Ancien Testament un recueil de sentences morales populaires, jetées sans ordre systématique, et telles qu’on peut les recueillir dans le trésor de la sagesse naturelle, gouvernée par la religion. En éclairant une foule de ces cas empruntés au domaine de la première création et laissés par la morale du Nouveau Testament en dehors de son champ visuel, elles offrent au chrétien des directions, négatives sans doute, conformément à l’esprit de l’ancienne économie, mais variées et très utiles pour le cours ordinaire de la vie. C’est ainsi que si Jésus-Christ a recommandé la charité qui sait ne point se détourner de l’emprunteur même importun, le livre des Proverbes recommande, d’autre part, la prudence et le discernement qui portent un homme de bien à ne pas cautionner (Proverbes 6.4). Si Jésus-Christ nous met en garde surtout contre l’avarice qui entasse, il n’est pourtant pas inutile qu’en nous rappelant l’exemple de la fourmi, l’on nous mette en garde contre la paresse (Proverbes 6.6-11).

Retrancher l’Ancien Testament de la matière de l’enseignement populaire et même scientifique de la morale chrétienne, ce serait donc enlever à celle-ci un élément essentiel de vitalité et d’efficacité, en même temps que nous priver arbitrairement de lumières et de directions très utiles touchant la conduite à tenir dans les milieux qui n’ont pas encore été atteints et transformés par le levain du Royaume de Dieu. Nous nous résumons en disant que les deux parties de l’Ecriture Sainte, l’Ancien et le Nouveau Testament, doivent être utilisées par la science de la morale chrétienne, quoique à des degrés et à des titres différents, et que le Nouveau Testament reste la source et la norme essentielle de cette science.

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