Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 4. De la nécessité morale ou de la liberté consommée dans la nature.

S’il est vrai que toute actualisation de la liberté de choix marque un degré de la transformation de la liberté formelle en liberté réelle, ou de la liberté en nature, et que les chances de retour diminuent incessamment pour l’individu par le fait même de l’exercice de sa liberté, il doit arriver un moment où ces chances sont en effet complètement annulées, et où il ne reste plus que la nature nouvelle, formée par l’exercice prolongé de la liberté de choix, sans aucune chance de retour en sens contraire. A ce moment, la nature morale acquise possède un tel degré d’intensité, soit dans le bien, soit dans le mal, que la liberté de choix est exclue ; elle s’est tellement identifiée, soit dans le bien, soit dans le mal, avec la nécessité morale, que l’être bon ne peut plus devenir mauvais, que le mauvais ne peut plus devenir bon (non posse peccarenon posse non peccare). Mais cette nécessité morale ne doit pas pour cela être réputée équivalente à la nécessité physique ; comme nous l’avons dit dans l’Introduction, il reste toujours cette différence entre elles que l’une est donnée et l’autre acquise ; que l’une est à la base, l’autre au couronnement du développement ; la nature physique est issue de la nécessité physique ; la nature morale est le fruit, le produit de la liberté ; la liberté est absente de l’une, elle est consommée dans l’autre. En effet, encore que la liberté de choix soit exclue de fait de l’une comme de l’autre, elle n’en reste pas moins la condition indispensable de la formation de la nature morale, déterminée définitivement soit pour le bien, soit pour le mal. Le choix antérieur, totalement absent de la nécessité physique, fait donc le nerf de la nécessité morale ; il confère à celle-ci son caractère et sa valeur.

L’Écriture confirme les données de l’expérience touchant les limites dans lesquelles se meut la liberté humaine et les lois qui la régissent, tout comme elle a confirmé à nos yeux les données de la conscience qui proclame l’existence de la liberté de choix et la responsabilité morale de l’homme.

Partout dans l’histoire sainte et dans la doctrine scripturaire, nous voyons l’acte se transformant en état et en nature, et nous assistons à cette transformation dans les différents ordres de la vie collective et de la vie individuelle. Mais l’Écriture ne se contente pas de constater le fait, comme peut le faire la psychologie, elle l’explique et le rapporte à sa cause.

Bien que jamais Dieu ne soit appelé l’auteur du mal, ce qui serait un blasphème, la causalité du mal lui est quelquefois attribuée, en particulier dans le cas d’endurcissement du pécheur. Dans divers exemples tirés de l’histoire du peuple d’Israël (Ésaïe 6.9-11, comp. Matthieu 13.14-15), ou de celle des gentils (Romains 1.24,26), dans des cas individuels comme celui de Pharaon (Exode 9.16, comp. Romains 9.17), elle nous montre que l’endurcissement causé par Dieu n’a fait que s’ajouter à celui du pécheur lui-même, pour le rendre fatal et irrémédiable. L’Écriture a bravé le scandale, en rapportant une pareille manière d’agir de la part de Dieu à sa justice elle-même, et elle en a appelé avec confiance sur ce point au témoignage de notre propre conscience.

Nous disons que cette dispensation non seulement est évidente et constante dans l’histoire des races et des individus, mais même qu’elle est juste et que toute autre manière de procéder rendrait impossible le gouvernement du monde et le jugement universel qui doit terminer l’histoire. En effet, le choix initial fait par l’être libre renfermait déjà en lui-même toutes les déterminations de la nature morale qui devaient en résulter ; l’homme, en le faisant, acceptait d’avance, sciemment et volontairement, la responsabilité non seulement de cet acte isolé, mais de toutes ses conséquences ; il a donc d’avance renoncé au droit de se plaindre. Quant à la raison supérieure de cette loi qui régit la liberté humaine, nous la trouvons dans le fait que le Dieu de l’Écriture ne se contente pas d’être juste, il veut être reconnu comme tel par toute créature intelligente et libre (Romains 3.4), et si Celui qui sonde les cœurs et les reins ne pouvait prononcer son jugement que sur des actes isolés et accidentels, la justice de la sentence ne serait pas manifeste pour toutes les intelligences et pour toutes les consciences. Étant donnée une première détermination, soit dans le bien, soit dans le mal, qui engage déjà moralement l’homme tout entier aux yeux de la justice éternelle, Dieu veut que cette détermination encore intérieure soit manifestée dans des actes qui deviennent une nature, et qu’ainsi l’homme se juge lui-même par les conséquences fatales de sa première action volontaire, avant que la sentence divine vienne confirmer celle de la conscience humaine elle-même (2 Corinthiens 5.10). Si la conception atomistique de la liberté était la vraie, le gouvernement et le jugement du monde seraient livrés à tous les caprices d’une liberté illimitée, et à toutes les apparences trompeuses qu’elle aurait intérêt à faire naître.

L’Écriture nous atteste cette loi de transformation des actes en nature morale, d’abord dans l’ordre des faits collectifs, puis dans l’ordre des faits individuels.

L’état actuel de la nature humaine est rapporté par l’Écriture à l’acte initial et décisif pour toute la race du premier père de l’humanité (Romains 5.12).

Dans l’histoire des races particulières, elle nous enseigne que les enfants qui suivent les errements de leurs pères assument, outre la responsabilité de leurs propres crimes, celle des crimes de leurs pères, qui leur sont reprochés en même temps que les leurs propres (Ésaïe 6.9-11 ; Exode 20.5), et Jésus-Christ proclame cette loi de solidarité qui unit les générations les unes aux autres, depuis les plus récentes jusqu’aux plus reculées (Luc 11.50). Les païens de même sont les objets d’un jugement d’endurcissement qui atteint les générations successives, déclarées responsables de l’erreur et de la chute initiale (Romains 1.18-32).

Dans la sphère individuelle, cette même loi n’est pas enseignée moins clairement. D’une part, tout acte de péché crée chez son auteur un état d’esclavage (Jean 8.34 ; Matthieu 12.33-34). Mais en même temps, les actes moraux ne sont pas des accidents dans notre vie ; ils procèdent d’une nature morale déjà formée et plus ou moins définitivement organisée, soit que cette nature soit héritée de l’espèce (Jean 3.6), soit qu’elle provienne de l’exercice de la volonté du sujet (Marc 7.21) ; et les actes particuliers sont comme les fruits de l’arbre bon ou mauvais (Luc 6.43-44).

Mais Jésus-Christ rend en même temps l’homme responsable non seulement de sa conduite actuelle, mais de la nature même dont elle procède (Matthieu 12.34). La responsabilité individuelle dans la formation de cette nature, pour n’être pas exprimée, n’en est pas moins supposée dans la parabole du semeur (Matthieu 13.1-8) et par l’exhortation qui la clôt et qui sans cette supposition n’aurait aucun sens (Luc 8.18).

L’enseignement de Jésus-Christ confirme donc ce que nous avons dit d’un double mouvement d’action et de réaction de la nature sur le moi et du moi sur la nature ; c’est un des plus profonds mystères du monde moral, et il concilie ainsi la cause de l’ordre et celle de la liberté. Nulle part il ne nous présente de déterminations fatales de notre nature ; nulle part non plus, d’accidents moraux isolés, sans antécédents ni conséquences.

L’enseignement des apôtres confirme notre interprétation de la doctrine de Jésus-Christ sur la liberté. Nous voyons dans les épîtres de Paul d’un côté la pratique du bien aboutir à l’esclavage de la justice, qui est identifié à la vraie liberté (ἐλευθερία) ; de l’autre, la pratique du mal aboutir à l’esclavage du péché, qui ne devient fatal et incurable que lorsqu’il est accompagné de la révolte contre l’Evangile (Romains 6.16-23). L’un de ces esclavages n’est pas plus fatal que l’autre dans la pensée de Paul, puisque le sujet est exhorté à s’affranchir de l’un et à s’abandonner à l’autre. C’est cette liberté, synonyme de la servitude de la justice, qui s’oppose tout à la fois à la servitude du péché, synonyme de la licence de la chair (Galates 5.13), et à la servitude légale qui est une des formes de l’incrédulité et par conséquent de l’immoralité (Romains 7.6 ; Galates 4.31 ; 2 Corinthiens 3.17 ; comp. 1 Jean 4.18). Cet état de liberté intérieure et extérieure, qui est conquis à travers les luttes et les victoires du temps présent, sera celui des élus dans le ciel, et déjà des habitants de la terre renouvelée (Romains 8.21 ; Éphésiens 1.4). Cette liberté sera la rédemption parfaite du dehors ajoutée à la rédemption parfaite du dedans ; la liberté matérielle ajoutée à la liberté morale ; la liberté parfaite de la résolution suivie de l’efficacité absolue de l’exécution, dans une nature où l’ordre physique sera pleinement et parfaitement approprié aux fins et aux forces de l’ordre moral, arrivé à consommation.

En opposition à cet état futur, saint Paul caractérise l’état actuel de la nature et de l’humanité, dont les enfants de Dieu eux-mêmes sont encore solidaires, par ces deux mots : vanité et corruption.

Nous pourrions établir le tableau suivant des rapports divers et successifs de la nature et de la liberté :

1° Nous rencontrons la nature physique et psychique qui a été donnée au moi, présidant au premier exercice de la liberté de choix ou du libre arbitre et lui servant pour ainsi dire de berceau. C’est la phase de la passivité.

2° La liberté de choix éclot au sein de cette nature, par le fait que le moi se pose pour la première fois et se détermine déjà sous les formes élémentaires de la sympathie et de l’antipathie à l’égard du non-moi, sentiments accompagnés d’actes de réceptivité ou de réaction. C’est la phase marquée par la prédominance du non-moi sur le moi.

3° La liberté de choix, de réceptive ou de réactive qu’elle était au début, se fait créatrice et productrice, parce qu’elle modifie le tempérament primitif et le transforme en caractère ; c’est-à-dire que la nature morale se détermine une première fois dans le sens du bien ou du mal. C’est le moment où le moi détermine le moi.

4° Cette nature morale, en se déterminant sans cesse dans la direction initiale qu’elle a prise, produit des actes toujours plus congénères à elle-même et laissant toujours moins de place et de chance à des vicissitudes nouvelles, à des déterminations contraires. C’est la phase de la détermination progressive du moi par le moi.

5° Cette nature morale se fixe enfin, au terme des actualisations de la liberté de choix, dans la nécessité morale qui est, soit dans le bien soit dans le mal, la consommation de la liberté de choix. C’est la phase de la détermination définitive du moi par le moi.

6° La nature physique elle-même est affranchie des entraves qui s’opposaient à l’exercice de l’activité libre ; l’harmonie est rétablie entre la liberté et le milieu où elle agit ; la correspondance est dorénavant assurée entre la résolution et l’exécution, entre la liberté matérielle et la liberté morale. C’est la phase de la détermination définitive du non-moi par le moi.

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