Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 1. De l’essence de la foi.

A. Définition de la foi.

La notion de foi est décomposée Hébreux 11.1 en ces deux éléments : prise de possession des choses espérées (ἐλπιζομένων ὑπόστασις) et démonstration de celles qui ne se voient pas (πραγμάτων ἔλεγχος οὐ βλεπομένων).

Cette définition n’est pas rigoureusement une, puisqu’elle se compose de deux membres dont nous avons encore à trouver l’unité ; mais elle nous met sur la voie pour arriver à cette unité essentielle du fait que nous cherchons. D’ailleurs, elle est conçue dans les termes les plus généraux et susceptibles dès lors de comprendre toutes les manifestations et actualisations particulières de la foi, jusque et y compris la foi chrétienne. La preuve de la généralité de cette définition nous est donnée par le contexte et la suite de ce chapitre, car elle introduit la longue série des hommes pieux aux différentes ères de l’histoire du salut qui ont précédé la révélation chrétienne, à commencer par Abel et à finir par les prophètes.

Les deux éléments de la définition sont désignés par les termes ὑπόστασις et ἔλεγχος, l’un ayant pour objet τὰ ἐλπιζόμενα, l’autre τὰ οὐ βλεπόμενα. Quel est le rapport de ces termes entre eux, et, tout d’abord, quelle est la nature essentielle de chacun de ces actes et de leurs objets ? En effet, la définition des uns déterminera nécessairement celle des autres, la nature d’un objet étant corrélative à la nature de l’acte auquel cet objet correspond.

Ὑπόστασις est le substantif de ὑπίστημι placer dessous, placer à la base, placer comme fondement. Ce substantif peut avoir le sens actif ou passif ; dans le premier, il désigne l’action de placer dessous, c’est-à-dire à la base, au fondement ; d’où l’on a passé rapidement au sens passif de base, fondement, substance. Nous pensons qu’il faut s’en tenir au premier sens, sinon l’objet de la foi se confondrait avec la foi elle-même. Celle-ci est donc l’acte de placer quelque chose dessous, un acte de fondation ; de substitution ou de supposition, dirions-nous, si l’usage de ces deux mots français ne s’était pas écarté de leur sens étymologique. A s’en tenir à l’idée morale renfermée dans ce mot, telle qu’elle ressort des exemples cités dans la suite du chapitre, on pourrait définir la foi une prise de possession, une appropriation. Le terme de « représentation », qu’emploient nos anciennes versions, et qui semble s’accorder avec la nature de l’objet : « les choses qu’on espère », a le défaut de reléguer l’acte de la foi dans le domaine de la conception ou de l’imagination, tandis qu’elle est évidemment une action effective et efficace ; la traduction d’Oltramare : « ferme persuasion », est plus insuffisante encore.

L’objet de cette ὑπόστασις ce sont « les choses qu’on espère », des biens par conséquent, mais des biens futurs et non pas présents. La foi s’approprie ces biens futurs, et, si éloignés qu’ils paraissent, en fait par anticipation les fondements de la vie et de la personnalité actuelles du sujet.

Le second terme, par lequel la foi est définie, est ἔλεγχος. Beck y voit une nuance dépassant le sens pur et simple de « démonstration », et traduit ce mot par Zucht, discipline, ou, si l’on veut, démonstration critique, démonstration accompagnée de discipline, procédant « des choses qu’on ne voit point. » Le sens du verbe ἐλέγχειν (reprendre), dans le Nouveau Testament (par exemple Jean 16.8), favoriserait cette interprétation, si elle était nécessitée par le contexte et par les exemples historiques qui y sont développés, ce qui n’est pas le cas. Nous nous en tiendrons donc au sens pur et simple de démonstration.

De ces deux termes, le premier, qui exprime un acte énergique de la volonté, produisant un effet, prime le second, qui exprime un fait de nature mixte, à la fois intellectuel et moral, et qui n’est que subsidiaire ; ce second terme désigne la conviction qui nécessairement accompagne la prise de possession des biens futurs par le croyant.

Le caractère commun des objets de cette appropriation et de cette démonstration, c’est qu’ils sont les uns et les autres des réalités (πράγματα) et non point des idées ou des théorèmes ; et le caractère commun de ces réalités, c’est d’être inaccessibles aux facultés naturelles de l’homme, les sens et la raison pure, et de n’être perceptibles qu’au sens moral et, partant, par un acte de volonté ; car, considérées comme objets de possession ou de jouissance, elles sont futures et non présentes, par conséquent hors de la portée immédiate du sujet, inaccessibles aux efforts qui lui suffisent pour s’approprier la réalité présente et terrestre ; elles renferment donc en elles une cause de dépréciation pour l’homme naturel et charnel, et offrent un prétexte à la négligence et à l’indifférence de celui qui poursuit avant tout des fins visibles et présentes. Hors de portée de la raison en tant que réalités supérieures et futures, ces biens sont, en tant qu’objets de certitude, présents, sans doute, mais invisibles, c’est-à-dire inaccessibles aux sens. Il faut, pour les percevoir, l’effort et l’application du νοῦς, et ils offrent à la raison purement logique des prétextes au doute, à l’incrédulité et au rejet. Ce ne sont ni des biens présents, procurant une jouissance immédiate et sans effort, ni des phénomènes revêtus d’une évidence sensible, ni non plus des théorèmes revêtus d’une évidence logique, et s’imposant à la certitude humaine ; ce sont des biens visibles, mais futurs, à goûter comme s’ils étaient présents, et des faits présents, mais invisibles, à accepter, des noumènesa à croire comme s’ils étaient visibles et évidents, et qui font appel, soit pour être possédés, soit pour être connus, au cœur et à la volonté libre de l’homme qui recherche le vrai bien et la vérité éternelle.

a – C’est-à-dire des réalités qui ne peuvent être saisies que par le νοῦς.

Sans doute, l’objet de la foi peut avoir en soi un élément sensible et un élément intellectuel ; mais, pour autant que cet objet est objet de foi, il ressortit à l’ordre moral et s’adresse non pas aux sens, ni à l’intellect, mais à la conscience et au cœur. Ainsi, la création matérielle peut n’être perçue que par les sens, et à ce titre, elle est un βλεπόμενον un phénomène ; mais, pour autant que l’homme y cherche un témoignage de l’ordre moral, de Dieu lui-même, de sa bonté, de sa puissance, cet élément moral renfermé dans le fait matériel n’est plus accessible qu’à l’organe qui lui correspond, et le phénomène, perçu par tous, renferme en lui le noumène, qui ne l’est plus que de quelques-uns (Romains 1.20). De même, le fait historique de la création du monde rentre dans l’ordre des faits moraux et devient un noumène, en ce qu’il ne s’adresse ni aux sens, ni à la raison logique, qu’il contredit, mais au sens moral, qui perçoit dans les témoignages qui en ont été rendus l’expression de la vérité divine (Hébreux 11.3).

Les expressions de Paul sur la foi d’Abraham (Romains 4) confirment l’interprétation que nous venons de donner de la définition de la foi, Hébreux 11.1 ; elles supposent toutes que, soit dans la recherche du bien moral, soit dans celle de la vérité morale, il y a dans l’acte de la foi une part laissée à l’effort, à la lutte, une part éventuelle par conséquent ; il y a une chance morale à courir, un prétexte d’incrédulité, un motif de rejet plausible au jugement de la chair.

Cet ordre de pensées reparaît tout du long du chapitre 11 des Hébreux, à propos de chacun des exemples bibliques qui servent d’illustration à la définition du verset 1. Comparez sur les patriarches, en particulier, v. 8 à 13 et 39.

Dans l’état normal primitif, l’homme devait croire, sans doute, puisqu’il était au début de son développement et qu’il ne possédait point encore les biens supérieurs ; croire à l’exécution des promesses et des menaces divines, croire aux biens à venir ; mais du moins le présent était pour lui sans mystère et sans voiles. Il possédait la vision immédiate et intuitive des choses de Dieu, qui lui étaient offertes soit dans la nature, soit dans sa parole. Rien, ni dans sa propre nature ni dans la nature, n’interceptait la communication entre Dieu et lui. Il devait croire, mais sans effort, sans lutte. Des chances diverses s’offraient à lui, mais ces chances étaient toutes favorables à la victoire du bien. Dans l’état normal définitif, c’est-à-dire dans l’état restauré, il n’y aura plus lieu à la croyance religieuse, car il y aura à la fois vision intuitive de la vérité et possession immédiate de la réalité des choses (2 Corinthiens 5.7 ; 1 Corinthiens 13.12). Il n’y aura pas lieu non plus à la foi qui espère, car l’avenir sera devenu le présent, et le présent l’éternité ; l’espérance sera accomplie dans la jouissance pleine et complète de tout le trésor de la vie (Romains 8.24-25).

Cette vision immédiate de la vérité, cette jouissance paisible des réalités invisibles, ayant été enlevées à l’homme pécheur dès le jour de la chute, pour ne lui être rendues qu’au terme de cette économie, c’est par les efforts et les ressources de la foi qu’il doit dorénavant suppléer à ce déficit originel de la nature actuelle.

La foi n’est donc, de sa nature, ni un savoir, ni une sensation d’un ordre plus ou moins relevé, ni non plus une pratique purement extérieure, mais un faire moral et intime, un ἔργον, l’œuvre de l’homme. C’est ce qu’établissent un grand nombre de textes scripturaires.

La foi est définie catégoriquement et, dirais-je, scientifiquement, comme une œuvre (ἔργον) par Jésus-Christ lui-même, dans Jean 6.29, où il ramène la multiplicité des conditions de salut supposées par la question des Juifs à l’unité de l’ἔργον fondamental.

La foi est considérée comme un faire de l’homme dans tous les passages qui nous la présentent comme le seul moyen de salut offert aux pécheurs. A la question : « Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » il n’est pas répondu : « Ne fais rien », ni non plus : « Fais des œuvres », ni non plus : « Acquiers des connaissances », mais : « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé » (Actes 16.31 ; comparez Actes 2.37-38). L’apôtre appelle la foi une « obéissance » (Romains 1.5).

La nature morale de la foi résulte encore, selon l’Ecriture, du siège où elle est placée, de l’organe dont elle est une des activités. Le siège de la foi n’est autre, en effet, que l’organe central de la volonté, le cœur, et par là la foi est également désignée comme un acte conscient et volontaire du moi (Romains 10.9-10 ; comp. Actes 8.37). Nous avons déjà montréb que, pour autant que la foi à Dieu pour objet, elle est l’acte essentiel et fondamental de la religion.

b – Voir Τéλéολογιε, tome I.

Enfin, ce caractère moral de la foi est établi par les caractères attribués à son contraire. L’incrédulité n’est jamais rapportée dans l’Ecriture à l’intelligence, ni qualifiée purement et simplement comme une erreur religieuse et morale, mais comme un acte de révolte plus ou moins conscient et volontaire (Romains 10.3, pour les Juifs ; Romains 1.18, pour les païens). La foi est donc une œuvre, puisque l’incrédulité en est une.

Mais, si la foi n’est pas essentiellement un savoir, elle renferme un savoir, car aucune œuvre ne peut être morale, si elle n’est conçue par l’intelligence de celui qui la pratique. Seulement, cet élément intellectuel est lui-même une détermination de la volonté. Si la foi est une œuvre, elle est, aussi bien que l’incrédulité, une œuvre de l’homme.

Œuvre de l’homme et non pas don de Dieu en ce sens que tout le contenu de cet acte serait le produit exclusif de l’activité divine. Il va de soi que nous n’entendons point isoler l’acte de la foi de l’action divine, comme si l’homme pouvait à un moment donner agir en quoi que ce soit sans le concours divin. Mais nous voulons dire qu’il y a dans l’acte de la foi un élément spontané et indépendant du facteur divin.

Et ici, nous devons d’abord écarter l’argument spécieux que l’on tire souvent d’un passage de saint Paul, qui semble définir la foi comme « le don de Dieu » (Éphésiens 2.8). S’il en était ainsi, toute spontanéité et par là même toute responsabilité de l’homme serait anéantie : l’homme se perdrait en Dieu, et la thèse précédemment établie au nom de la morale, de la conscience et de l’Ecriture, qu’il reste dans la nature humaine un point d’arrêt ou un point de départ indépendant pour une activité libre, serait renversée. Mais ces conséquences ne trouvent qu’un appui apparent dans le passage cité, où le τοῦτο (cela) ne se rapporte pas au mot foi qui précède immédiatement, mais à la phrase précédente tout entière : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi. » C’est l’œuvre du salut, considérée dans sa totalité, dont l’apôtre dit qu’elle n’est pas de nous, qu’elle est un don de Dieu.

Nous ne saurions voir davantage le dogme absolu de la création de la foi en l’homme dans le passage Philippiens 1.29, sur lequel on s’appuie aussi. Nous y voyons affirmée la nécessité du concours de la grâce divine pour produire cette foi et l’entretenir ; tout comme pour pouvoir souffrir. Mais le πιστεύειν (croire), pas plus que le πάσχειν (souffrir), ne saurait être ici une création divine. Dans Philippiens 2.13, l’apôtre semble refuser à l’homme toute part dans l’œuvre du salut, puisque c’est à Dieu que paraît revenir la causalité du vouloir comme de l’exécution chez l’homme. Mais il n’est pas question ici de causalité, mais seulement d’une efficacité conférée (ὁ ἐνεργῶν) : c’est Dieu qui donne et au vouloir et à l’action de l’homme l’énergie nécessaire, qui les met l’un et l’autre en œuvre. Le verset précédent, qui, logiquement, semble contredire le v. 13, atteste tout au moins que les conséquences déterministes qu’on voudrait tirer de ce texte, seraient contre la pensée de Paul : « Opérez votre salut avec crainte et tremblement. »

La foi est donc l’œuvre de l’homme qui consiste à accepter pleinement toute parole et toute œuvre divines. Mais c’est ici précisément qu’éclate une des sublimes contradictions de l’ordre moral : la foi est une œuvre, la seule dont la faculté reste à l’homme dans son état de déchéance, la seule par conséquent par laquelle il puisse inaugurer sa restauration ou sa régénération morale ; et cette œuvre consiste précisément, dans son essence la plus intime, à renoncer à toute œuvre propre, à toute force propre, à tout mérite propre, à tout ce qui est propre à l’homme. Cette seule œuvre possible à l’homme consiste dans l’abdication de soi-même. Ce faire consiste non pas à ne rien faire, sans doute, mais à laisser faire, ce qui est encore un faire, le seul faire qui reste à la portée de l’homme : renoncer à soi-même pour recevoir tout de Dieu, renoncer à agir par soi-même et à parler par soi-même pour laisser Dieu agir et parler, ou, comme le dit le poète :

… Garder le silence
Pour écouter sa voix.

C’est là l’attitude de passivité active que nous avons appelée, d’un mot, la réceptivité. Toute acceptation de quelque chose d’étranger au moi n’implique-t-elle pas le renoncement à moi-même, le dépouillement de tout ce qui en moi contrarierait cet objet étranger ? Et, si la foi est l’acceptation de tout ce qui vient de Dieu, commandement ou promesse, grâce ou châtiment, ne sera-t-elle pas essentiellement l’acte de la volonté renonçant à elle-même, abdiquant, mourant, pour recevoir autre chose, se retrouver sous une autre forme et vivre d’une autre manière ? Quel que soit l’objet de la foi et la nature de cet objet, n’est-elle pas essentiellement une acceptation, accompagnée de renonciation, et ce double élément, à la fois négatif et positif, n’est-il pas inhérent à son essence même ?

Nous ajoutons que cette passivité acceptée est, dans l’état actuel, la plus intense et la plus énergique de toutes les activités ; c’est ici que nous rejoignons les expressions scripturaires si fréquentes qui désignent l’acte de la foi comme un effort (Luc 13.24), comme un acte de violence (Luc 16.16.) Nous touchons ici au point vital de la question, souvent débattue, de savoir si la foi est un faire ou un non-faire, si, en disant l’un, on ne retombe pas dans le pélagianisme, si, en disant l’autre, on ne fait pas du quiétisme. La foi, répondons-nous, est un faire sous la forme du non-faire, une activité sans les avantages égoïstes de l’activité : l’enivrement du succès, les satisfactions de l’amour-propre, la recherche de la gloire ; elle est une passivité sans les avantages égoïstes de la passivité : le repos, l’aise, la commodité. C’est la passivité du malade qui laisse le médecin opérer sur lui ; c’est la passivité du soldat, exposé, sans bouger, aux coups de l’ennemi, de la sentinelle qui attend l’heure où elle sera relevée de son poste ; passivité plus active en réalité que l’action du soldat en marche ou du guerrier qui emporte d’assaut la muraille.

Ce côté paradoxal de l’activité de la foi est relevé fréquemment dans l’Ecriture, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament : Exode 14.14 ; Psaumes 37.5-6 ; Ésaïe 30.15 ; et les deux chapitres déjà cités, Romains 4 ; Hébreux 11.

B. Des actualisations particulières de la foi.

Dans cette conception de l’essence intime de la foi sont renfermées les variétés de cette œuvre unique, les vertus générales du croyant, qui ne sont que les formes diverses ou les actualisations particulières de cette essence unique. Ces actualisations particulières sont déterminées par les objets différents auxquels la foi se rapporte : c’est toujours la foi, se réalisant dans telle ou telle circonstance spéciale ; la foi, mise en présence soit de la menace de Dieu, soit de ses promesses, soit de ses commandements, d’une dispensation soit de grâce et de miséricorde, soit de souffrance et d’épreuve, soit de justice et de châtiment. La foi, dont l’essence est unique, prendra les noms, revêtira les formes, apparaîtra sous les modes correspondant à ces différents objets.

La plus infime des actualisations de la foi, la plus primitive aussi, c’est la crainte, non pas cette crainte filiale qui porte sur le danger d’offenser l’amour de Dieu, mais cette crainte servile qui redoute de la part de Dieu sa justice et sa colère, et qui doit disparaître devant l’amour, comme l’enseigne Jean 4.18. Cette crainte, toutefois, est déjà morale ; elle est déjà dans la ligne du bien, elle a sa raison d’être, sa légitimité dans telles et telles circonstances du sujet (Hébreux 12.29).

A la crainte, cependant, s’associera déjà chez le croyant, même avant l’avènement de la révélation chrétienne, la confiance en Dieu, c’est-à-dire la foi qui a pour objet non seulement l’existence d’un Dieu personnel et vivant, mais la Providence divine et la rémunération finale (Hébreux 11.6). Cette confiance devient une activité féconde, lorsqu’elle a pour objet des promesses divines positives, dont la foi attend avec certitude la réalisation. On a reproché au mouvement dit d’Oxford de réduire la foi à la confiance ; ce reproche est mérité si la confiance n’est conçue que comme un sentiment passif et non pas comme une activité qui peut et doit devenir héroïque, lorsque l’objet de la confiance échappe à tous les raisonnements et à toutes les vraisemblances. Il est vrai aussi que, si la confiance est un acte de foi, elle n’est toutefois qu’une des actualisations de la foi.

La résignation et l’obéissance, si imparfaites qu’elles soient encore, seront également parmi les premières actualisations de la foi générale, antérieurement à la révélation particulière du salut qui est en Jésus-Christ ; l’une, la foi à l’égard des épreuves à subir ; l’autre, à l’égard des activités à remplirc. C’est ainsi que, dans l’exemple d’Abraham, on aurait tort d’opposer la foi qui accepte les promesses à l’obéissance qui accepte le commandement, car cette obéissance même n’était autre que la foi considérée dans une acception particulière ; et, en revanche, la confiance qui a pour objet la promesse est un fait d’obligation stricte et absolue. Aussi voyons-nous saint Paul et saint Jacques, tout en considérant la foi sous deux aspects différents, appuyer l’un et l’autre, et avec raison, leur doctrine sur le même texte (comp. Romains 4.3 et Jacques 2.23). L’un de ces auteurs tire de l’exemple d’Abraham cette vérité que la foi suffit pour le salut sans l’œuvre ; l’autre, que cette foi même est l’œuvre véritable. Car, soit que nous considérions Abraham obéissant ou espérant, nous rencontrons chez lui l’élément de la foi commun à l’un et à l’autre cas, et cette foi consiste dans l’acceptation humble et confiante de toute parole et de toute grâce de Dieu. Nous pouvons donc résumer la vie tout entière de ce père des croyants dans les quatre mots : commandement de la part de Dieu, obéissance d’Abraham ; promesse de Dieu, confiance d’Abraham, qui, à leur tour, peuvent se réduire à ces deux qui sont fondamentaux dans l’œuvre du salut, l’un du côté objectif, l’autre du côté subjectif : grâce de Dieu, foi d’Abraham ; grâce qui tour à tour ordonne et donne ; foi qui accepte et qui reste identique à elle-même, soit qu’elle obéisse, soit qu’elle espère.

c – Comp. les expressions ὑπακοὴ τῆς πίστεως (l’obéissance de la foi — l’obéissance qui est la foi) et δοκίμιον τῆς πίστεως (ce qui reste de la foi quand elle a été éprouvée. Jacques 1.3).

Après avoir placé l’œuvre de la foi dans l’ordre qui lui est propre, c’est-à-dire dans l’ordre moral, l’avoir caractérisée comme fait moral et en avoir énuméré les principales déterminations, il convient d’exposer les aberrations diverses qui ont pu se produire à l’égard de la foi, tant du côté de la connaissance que de celui de la pratique, et c’est ce que nous ferons dans la suite de ce paragraphe.

C. Des altérations de l’essence de la foi.

Entre la foi et l’incrédulité déclarée, l’opposition absolue à Dieu et à sa volonté, dont il a été traité dans la Ponérologie, se rencontrent un certain nombre de formes ou variétés morales qui, à des degrés divers, participent de la nature de la foi et de celle de l’incrédulité, et qui, suivant la direction morale prise par le sujet, sont susceptibles de rejoindre l’une ou l’autre. Ces formes se répartissent en deux groupes, que nous appellerons les formes défectives et les formes excessives de la foi. Dans le premier groupe, nous rangerons la foi intellectuelle et le doute ; dans le second, la superstition et le fanatisme.

1. Formes défectives de la foi. – La foi intellectuelle et le doute.

Les termes souvent employés de foi intellectuelle, historique, traditionnelle ou implicite, désignent le même fait sous différents caractères. La foi intellectuelle est l’adhésion de l’organe de la connaissance, agissant sans le concours du sentiment et de la volonté, à des vérités ou à des faits de l’ordre supersensible, lesquels ont par conséquent une valeur religieuse et morale, mais sont ici réduits au rang d’objets de savoir ou de souvenir. L’expression de foi intellectuelle se rapporte donc à la nature du fait subjectif, considéré comme fait de connaissance ou de mémoire ; les deux suivantes : foi historique et foi traditionnelle, sont en rapport avec la conception de l’objet que suppose le caractère tout intellectuel du fait subjectif : l’objet de la foi intellectuelle, au lieu d’être accepté et assimilé par le sujet comme une vérité qui sauve ou comme une obligation qui s’impose, n’est plus qu’un simple événement passé, appartenant à l’histoire, transmis par la tradition ; il n’est dès lors plus propre qu’à satisfaire la curiosité historique ou simplement le besoin de savoir. Enfin, l’expression de foi implicite caractérise cette foi d’après son origine et désigne la méthode qui a présidé à sa formation : c’est l’autorité extérieure, qui s’impose au sujet de haut et sans examen, car tout examen de l’objet de la foi impliquerait le concours et l’application de la volonté ; l’omission de l’examen, cette condition préalable de l’appropriation vivante, personnelle et volontaire des faits appartenant à l’ordre religieux et moral, rejette la foi dans l’ordre des phénomènes purement intellectuels. Si la foi n’est qu’un savoir, la vérité n’est plus un salut ; elle n’est plus qu’un dogme, et l’incrédulité n’est plus qu’une erreur ; foi et incrédulité sont des faits qui relèvent des circonstances, du milieu, du tempérament, non de la volonté du sujet ; l’homme est déterminé à croire ou à ne pas croire, comme à savoir ou à ignorer. Et comme le rapport du moi à la foi est faussé, le rapport de celle-ci à la pratique l’est également, comme nous le verrons tout à l’heure. C’est la foi intellectuelle que Jacques combat dans son épître, en l’opposant sous le nom de πίστις à l’ἔργον (l’œuvre) qui désigne selon lui l’acte moral et vivant de la foi qui s’approprie Dieu et sa grâce tout entière.

Nous ne nions point qu’il n’y ait un élément intellectuel dans toute foi vivante, personnelle et salutaire. La foi, qui n’est pas d’essence un savoir, puisque, comme nous l’avons dit, elle réside dans l’organe de la volonté, suppose une opération préliminaire et élémentaire désignée dans le langage de l’ancienne dogmatique par le terme de notitia. C’est celle qui procure au sujet le concept formel de l’objet ; car enfin, pour qu’une activité quelconque, interne ou externe, puisse avoir lieu de la part du sujet en vue d’un objet quel conque, encore faut-il que cet objet ait été conçu dans l’esprit du sujet, nommé devant l’intelligence, et que le nom de cet objet ait répondu à une idée intelligible pour l’esprit. Mais cette notion de l’objet est si élémentaire, si superficielle et si formelle, qu’elle n’appartient pas encore réellement au domaine de la foi, non pas même à la foi de tête, car elle n’est pas moins supposée par l’incrédulité, soit théorique, soit pratique, qui repousse l’objet de la foi : comment celle-ci pourrait-elle repousser un objet dont elle n’aurait pas même la notion ?

La foi intellectuelle, si différente qu’elle soit de la foi du cœur et en valeur intrinsèque et en efficacité, est pourtant déjà supérieure à cette simple notion de l’objet également supposée par l’acte de la foi et par celui de l’incrédulité à tous leurs degrés. La foi intellectuelle implique déjà une adhésion à tout le moins formelle à l’objet, un acquiescement, tout au moins tacite, et si inerte qu’on le suppose, de la volonté ; elle implique que l’intelligence, après avoir conçu la notion de l’objet, en a constaté, sans examen il est vrai, la réalité, et l’admet comme celle de tout autre fait dont l’existence ne suscite pas de doute, sans que la volonté se soit émue jusqu’ici à l’égard de cet objet de foi, soit pour s’y opposer, soit pour se l’approprier.

C’est qu’en effet la foi de tête ou purement intellectuelle a toujours eu un acte de foi vivante à ses origines, soit chez le sujet, soit chez ses auteurs. Il y a eu à un moment donné, pour que certaines croyances aient pu entrer dans le domaine commun des intelligences, une crise morale par laquelle, nouvelles jusqu’alors, elles ont été conquises de haute lutte pour s’immobiliser dans le succès même qu’elles ont remporté. N’étant plus discutées ou menacées, cessant d’être en péril ou l’objet d’un effort, elles sont remontées tout entières de la volonté à l’intelligence, où elles se sont fixées et pour ainsi dire cristallisées, jusqu’à l’avènement d’une nouvelle crise morale.

C’est même un danger permanent pour le possesseur de la vérité vivante, de la laisser se stériliser dans ses mains par sécurité ou par paresse, de laisser la volonté se retirer de la lutte et de l’effort accompli une fois, abandonnant à l’intelligence un dogme au lieu d’une vertu, un capital mort au lieu d’une réalité vivante et fautrice de progrès.

Nous ne voulons pas cependant exagérer, en disant que la foi de tête n’ait pas une certaine légitimité à un moment donné, à la phase primitive de la vie morale de l’individu, alors que son état de passivité ou de réceptivité naturelle le livre encore irrésistiblement à l’action ou aux influences du milieu et de la société dont il fait partie, aux autorités qui ont présidé aux débuts de son existence. Le moment arrive inévitablement, toutefois, où l’enfant est appelé à croire, non plus sur la foi des autorités qui ont veillé jusqu’alors à son éducation, mais pour des raisons tirées de son propre fonds, délibérées par un acte libre de sa volonté et éprouvées à la lumière de sa propre intelligence. C’est la phase de ce qu’on a appelé le libre examen, qui n’est un droit que dès qu’il devient un devoir. Le libre examen ne s’oppose pas à la vérité, dont les droits sacrés doivent être librement et consciencieusement reconnus ; bien loin même de s’opposer à elle, comme on l’affirme souvent, il la suppose : il en suppose l’existence objective, et il implique la foi à la vérité chez le sujet lui-même, car on n’examine que ce qui existe. Le libre examen bien compris ne s’oppose donc qu’à l’autorité, qui prétend se réserver le monopole de la vérité, sous prétexte que la recherche et la découverte en seraient inaccessibles au commun des hommes. Que cette vérité soit cachée ou voilée encore, ou qu’elle se soit déjà légitimée au cœur et à la conscience par une action immédiate et directe, le libre examen a pour but et pour effet de substituer à l’ignorance ou à la conviction instinctive la possession vivante et réelle de la vérité. Et nous affirmons que chacun est tenu, une fois ou l’autre, de chercher la vérité par les voies qui lui paraissent les plus sûres et les plus directes, selon cette parole profonde de Vinet : « La vérité sans la recherche de la vérité n’est que la moitié de la vérité. » Nous allons plus loin : le libre examen ne saurait, même sous le régime de l’autorité absolue, être absolument supprimé, car encore faut-il que je me rende compte des raisons que je puis avoir de croire sans raisons. Comme nous l’avons dit ailleurs déjà, l’expression de libre-pensée par laquelle on désigne le résultat négatif du libre examen, est en soi ou impropre ou banale ; elle est devenue banale aujourd’hui, si l’on entend par là le droit de croire ou de ne pas croire sans être exposé à une contrainte matérielle ; elle est impropre, si l’on entend par là le parti-pris de nier telle ou telle vérité ; car les faits niés ou affirmés s’imposent ou du moins s’imposeront à l’homme, et aucun libre-penseur n’a la liberté de faire que ce qui est ne soit pas.

La foi dite intellectuelle cesse d’être une forme normale de la vie morale, pour en devenir une altération plus ou moins grave, dès qu’elle se prolonge et se perpétue au delà de l’époque normale du libre examen ; dès que le sujet, par inertie ou par hypocrisie, peut-être par suite, d’une complicité secrète avec l’erreur et en tout cas d’une indifférence plus ou moins avouée pour la vérité, remet à d’autres temps ou à d’autres individus le souci de ces questions, dont la solution, vraie ou fausse, doit décider de son sort éternel. C’est que la vérité, arrachée à la catégorie du bien, a passé dans celle du vrai, et la foi intellectuelle, au lieu d’être moyen et auxiliaire, est devenue sa propre fin à elle-même.

Mais la vérité religieuse et morale, ainsi traitée, retenue dans l’ordre intellectuel, convertie en dogme, congelée et pétrifiée dans l’intelligence, se venge en se rétrécissant, en se détériorant, on se faussant toujours davantage dans ces mains infidèles. La foi qui ne sait plus que savoir ne tardera pas à dénaturer cet objet même qui n’était pas fait pour être su, et elle perdra ainsi, dans cette falsification de l’objet qu’elle était censée posséder, la seule raison d’être qui parût lui rester encore.

Redemandez donc au sujet, au terme de cette longue période d’inactivité, cette vérité qui lui a été confiée : c’est elle et ce n’est plus elle. Elle a conservé sa forme, ses moules, son schématisme logique ; elle a perdu sa fraîcheur, sa substance, sa vitalité, en perdant son emploi ; l’activité intellectuelle qui la relient encore n’est plus que la ματαιότης τοῦ νοός, la science qui enfle, et c’est ici qu’en matière religieuse en général et en matière théologique en particulier, se vérifie l’adage : Optimi corruptio pessima.

Cette évolution, de la foi vivante des générations de réveil à la foi intellectuelle et formaliste, et de celle-ci à la négation et à l’incrédulité déclarées, s’est reproduite plus d’une fois dans l’histoire de l’Eglise, sur des théâtres plus ou moins étendus. A l’héroïsme des temps des apôtres et des martyrs succéda l’intellectualisme des siècles des grands conciles, puis la scolastique du moyen-âge, qui engendra l’incrédulité de la Renaissance. A la Réformation du XVIme siècle succédèrent la sophistique et la scolastique orthodoxe du XVIIme siècle et l’incrédulité du XVIIIme. Nous-mêmes, nous avons vu le Réveil de 1820 à 1830 dégénérer dans un dogmatisme autoritaire et absolu, auquel nous sommes certainement redevables en partie de la réaction du christianisme libéral qui nous environne et nous envahit.

L’accompagnement ordinaire de l’intellectualisme religieux sera ce que nous appellerons le mécanisme moral, le moralisme ou la morale de l’opus operatum. Du moment que la foi n’est plus elle-même une œuvre vivante, intérieure et spirituelle, qu’elle n’est plus qu’une idée ou une adhésion implicite et formelle à des dogmes et à des formules, ecclésiastiques ou autres, l’homme cherche à suppléer au déficit moral qui s’accuse à sa conscience, par des pratiques extérieures, des actes matériels, des observances légales, mais privées d’esprit et de vie : les ἔργα νόμουd qui ont caractérisé le monothéisme dégénéré des Juifs ; les œuvres méritoires qui ont toujours fait leur apparition dans la religion lorsque la foi a perdu sa vitalité et son efficacité. Il y a eu juxtaposition machinale de la pratique morale au savoir religieux, et l’homme a dû se persuader, d’une part, qu’il était capable de pratiquer le bien qu’il prétendait connaître, mais qu’il ne connaissait qu’intellectuellement ; d’autre part, que cette pratique répondait et suffisait aux exigences de la loi morale absolue. Il a dû admettre qu’il suffisait de connaître le bien pour le faire, et que le bien qu’il connaissait et pratiquait était le bien absolu.

d – Œuvres légales.

Ici, deux voies se sont ouvertes devant l’agent moral, dans l’impuissance où il se trouve de satisfaire par ses forces propres à l’obligation absolue : ou réduire l’obligation au niveau de sa capacité ; c’est le parti de la sécurité, l’antinomisme découlant du légalisme ; — ou suppléer anxieusement à l’insuffisance constatée de sa prestation morale par des pratiques toujours plus douloureuses et multipliées ; c’est l’état de servitude légale. La propre justice, alliée à l’antinomisme, d’une part, le désespoir moral, de l’autre, sont les deux issues possibles de la conception intellectualiste de la foi, et ce furent aussi les deux conséquences du judaïsme dégénéré que saint Paul eut à combattre, surtout dans les épîtres aux Romains et aux Galates.

Le doute consiste à mettre en question le contenu d’une tradition religieuse, acceptée jusqu’ici par le sujet sans aucune contestation intérieure. Il peut porter sur le contenu essentiel de cette tradition ou sur des points plus ou moins secondaires, qui, par leur corrélation présumée avec les points principaux, sont élevés abusivement à la hauteur de ces derniers. Nous distinguons le doute du libre examen, avec lequel il a été souvent confondu, en ce que celui-ci porte seulement sur la valeur des raisons acceptées jusqu’ici en faveur de la vérité traditionnelle ; le libre examen s’oppose à la méthode d’autorité, — qui n’est qu’un des modes de percevoir la vérité, — sans que la vérité elle-même soit nécessairement mise en question, tandis que le doute, qui peut être d’ailleurs la conséquence du libre examen, porte sur le fond même des choses et constitue une véritable crise morale, dans laquelle les croyances traditionnelles sont profondément ébranlées. Cette crise pourra présenter deux aspects : ou bien elle sera graduelle, atteignant successivement les différents points de la croyance, pour les transformer (nous supposons une issue favorable de la crise) en expériences personnelles et vivantes ; ou bien le doute s’emparera de toutes les croyances à la fois dans une crise subite et unique, et alors la puissance de réaction morale devra être bien grande chez l’individu pour lui permettre de sortir victorieux de cette épreuve.

Le libre examen est obligatoire une fois au moins dans la vie de l’homme ; le doute ne saurait l’être pour personne, et il sera toujours à tout le moins un malheur et un danger. Même devenu inévitable, il reste anormal, parce qu’il est le résultat d’une anomalie préexistante. « Heureux, » a dit Jésus à tous les douteurs, même ramenés à la vérité par l’évidence, « ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jean 20.29 ; comparez aussi sa réponse à Jean-Baptiste, Matthieu 11.8-11). A choisir entre une foi purement intellectuelle, oisive et inerte, et la crise du doute, celle-ci est donc encore préférable ; mais ce qu’il faut préférer à tout, c’est une foi qui a échappé aux orages.

Les causes du doute sont individuelles ou collectives. Outre l’intérêt qu’un cœur corrompu ou une volonté pervertie peut avoir à troubler l’évidence des raisons sur lesquelles la vérité s’appuie, intérêt qui est la cause la plus fréquente et la plus grave du doute religieux, il faut compter au nombre des causes du doute la foi intellectuelle et la foi implicite, toutes deux plus ou moins imputables au milieu dont l’individu fait partie.

La foi intellectuelle est une cause active et presque inévitable du doute, soit chez les individus, soit chez les générations, par le fait que, la vérité n’ayant qu’un genre d’évidence tout moral, l’insuffisance de toute croyance fondée sur des raisons d’ordre purement intellectuel ne saurait tarder à se révéler à la raison ou à la conscience du sujet. En effet, les objets de l’ordre moral étant destitués des deux genres d’évidence le plus accessibles au grand nombre des hommes et n’ayant pour eux ni la raison logique ni l’expérience sensible, la croyance intellectuelle ne se maintient qu’autant qu’elle n’est point attaquée ; est-elle visée, elle est atteinte ; et, une fois atteinte, elle est désorganisée, pour un temps du moins, quand elle n’est pas détruite pour toujours ; le raisonnement à lui seul ne peut sauver la vérité menacée : pût-il même parer les coups qui lui sont portés, encore faudrait-il dire que, procurant à l’attaque autant de ressources qu’à la défense, il laissera toujours le sujet en suspens entre l’affirmation et la négation. Le cartésianisme, qui prétend appliquer à la vérité religieuse et morale une méthode qu’elle ne comporte pas, portera toujours le scepticisme dans ses flancs. Tel fut le doute de Pascal, qui naquit de l’incompatibilité entre la méthode purement rationnelle appliquée aux vérités religieuses et morales, et l’objet de cette méthode.

La foi implicite, qui solidarise toutes les raisons que j’ai de croire, au point d’en faire un ensemble unique et indissoluble, aura le même effet, et plus fréquent encore ; et notre génération a vu plusieurs exemples d’hommes éloignés de la vérité par la connexité étroite officiellement établie entre les dogmes principaux et les dogmes secondaires ou même certains dogmes tout à fait contestables et peut-être regrettables.

Le doute, devenu inévitable et comme un mal nécessaire par l’une ou l’autre des causes que nous venons d’indiquer, pourra avoir pour effet salutaire de briser les moules traditionnels dans lesquels s’était figée la croyance, et, par le fait que les croyances sont remises en question, de solliciter de la part du sujet une activité toute nouvelle et spontanée, par laquelle il s’efforcera de les reconquérir et de les ressaisir à nouveaux frais, non plus dans la tradition, mais dans le trésor de la vérité vivante, et de faire repasser la foi de la catégorie logique dans la catégorie morale.

C’est la crise qu’ont traversée un grand nombre d’esprits, qui sont arrivés par cette voie douloureuse et inconnue d’eux jusqu’alors à la possession désormais plus assurée de la vérité, ou si l’on veut à une possession de la vérité digne de la vérité. Nous pourrions comparer ce travail spirituel à celui qui consisterait à transposer un édifice d’un fondement sur un autre, du fondement, devenu peut-être caduc, des convictions données par l’entourage, par l’éducation, par la tradition, par le temps, sur le fondement nouveau des convictions personnelles et individuelles. Le premier, à raison de son ancienneté même, a pu pendant longtemps faire paraître l’autre peu désirable ou fragile, et la tradition, l’autorité, la foi d’autorité ont cru pouvoir faire fi de l’appropriation individuelle et personnelle de la vérité ; mais cette présomption n’a pu durer, et la supériorité des croyances acquises sur celles qui ne sont qu’héritées finit par se révéler à tout esprit sain et à tout cœur droit.

Toutefois, la crise du doute peut avoir deux issues qui en révéleront rétrospectivement la véritable origine et le véritable caractère. Souvent l’effet final de la crise sera de consolider ou même d’édifier à nouveaux frais ce qui n’avait été jusqu’ici que le produit d’une force factice et empruntée, de faire descendre au sépulcre le vieil homme des croyances traditionnelles pour en faire sortir un homme nouveau. La crise du doute peut avoir cet effet ; nous en avons un exemple biblique chez Thomas, qui, après avoir douté plus longtemps et plus obstinément que les autres, finit par faire la confession la plus simple et la plus significative de la vérité même qui avait été l’objet de son doute (Jean 20.28).

Il peut arriver aussi que le doute, surmonté dans les points essentiels, laisse dans les croyances reconstituées et régénérées des lacunes plus ou moins graves, des cicatrices douloureuses ; que la foi ne ressuscite que mutilée et tronquée, à preuve que, même quand la crise doit être salutaire, elle reste toujours redoutable.

Mais, si la crise du doute peut être la conséquence inévitable de certaines éducations religieuses et morales mal dirigées, disons hautement que le doute, dès qu’il est recherché pour lui-même, comme une fin désirable en soi, dès qu’il est voulu et prémédité par le sujet, qui s’y complaît et peut-être s’en glorifie, risque fort de passer à l’état chronique et de tourner au scepticisme et à l’incrédulité déclarée. Et si, selon la parole fameuse de Lessing, la main pleine de doutes a pour moi plus d’attraits que celle pleine de vérités, c’est que, l’origine de mon doute étant immorale, l’issue n’en saurait être que fatale. Le doute, pour pouvoir jamais être salutaire, doit être, non pas une jouissance, la satisfaction d’un certain dilettantisme intellectuel et moral, qui est en vérité une des injures les plus graves qui puissent être faites à la nature humaine et à la vérité, l’effet d’une tendance de certains esprits qui redoutent d’instinct la fermeté des convictions et la précision des contours, moins encore une certaine affectation de supériorité, une contenance, une pose, mais une lutte, une souffrance, une humiliation. Tel fut le doute des disciples après la résurrection : il fut blâmé par le Maître, mais cette faute, parce qu’elle était en même temps une souffrance, ne pouvait être mortelle : coupable, elle n’était pas criminelle (Luc 24.25 ; Marc 16.14).

Le doute n’est donc pas un phénomène simple et quantitativement évaluable. La gravité de la crise est déterminée par l’état moral du sujet. Il se peut qu’un homme, doutant sur un plus grand nombre de points, soit en réalité dans une situation morale meilleure et soit plus rapproché de la vérité que tel autre, dont les convictions, quoique ébranlées, paraissent moins incomplètes et moins fragiles. Chez l’un, c’est le doute scientifique, provoqué par les besoins non satisfaits d’une intelligence trop curieuse, et qui n’a pas pris garde de distinguer entre les points fondamentaux et les points accessoires ou discutables, ni non plus entre les autorités qui lui apportaient et lui présentaient les objets de sa foi. Chez l’autre, c’est le doute du cœur et de la volonté, intéressés au renversement des croyances gênantes. L’un descend, l’autre remonte ; à tel moment, ils pourront se rencontrer peut-être et, à notre regard, se confondre ; mais la suite de leur-conduite manifestera les oppositions réelles de leurs tendances. De l’un, il sera vrai de dire : Celui qui n’est pas contre nous, est pour nous ; c’est le cas du douteur sérieux, droit et contrit ; de l’autre : Celui qui n’est pas pour nous, est contre nous ; c’est le cas du douleur frivole et satisfait. Chez l’un, il y a effort moral, qui sera récompensé par le recouvrement ou plutôt l’acquisition pleine et désormais incontestée de la vérité (Jean 7.17). Chez l’autre, l’incrédulité toujours plus déclarée sera la punition de l’infidélité morale, qui s’est complu dans la croyance morte ou dans le dédain transcendant de la vérité et du bien, et c’est elle qui a osé appeler un jour la vérité « une grande coquette. »

Nous oserons dire cependant que, s’il y a dans toute crise où la vérité est remise en question des degrés de responsabilité à constater, le doute lui-même est toujours coupable, car il n’est jamais permis de mettre la vérité en question, et le doute suppose possible l’absence de toute vérité. Même lorsque l’issue en est favorable, le sujet n’est point justifié pour cela, et ici s’applique la maxime scripturaire : Ce que vous aviez pensé en mal, Dieu l’a tourné en bien. Douter de la vérité, c’est mettre à un moment donné la vérité en balance avec l’erreur, c’est faire comme Pilate qui plaçait Jésus à côté de Barabbas. C’est donc une offense faite à la vérité, et d’autant plus grave que les points en litige y occuperont une plus grande place. Le doute reste coupable, même dans le cas le plus excusable, celui où, une connexité erronée ayant été instituée entre les différentes parties d’un système théologique, les croyances aux vérités fondamentales se sont vues entraînées dans la chute de celles qui prêtaient à de justes objections ; car, dans ce cas, c’est encore par sa faute que le sujet a laissé imposer à son intelligence cette solidarité illusoire entre des doctrines qui devaient rester indépendantes les unes des autres. Et que de fois, d’ailleurs, cette solidarité prétendument imposée au sujet n’a été qu’un prétexte pour masquer une retraite qui était décidée en tout état de cause !

L’Evangile nous présente plusieurs exemples de ces passages d’une foi insuffisante ou mélangée à l’incrédulité déclarée : ainsi Jean 2.25 ; 6.60 ; 8.30. Dans ce dernier texte, en particulier, nous voyons des hommes qui viennent d’être convaincus par la parole de Jésus-Christ, et qui, comme tels, sont appelés croyants, repasser aussitôt après par le doute à l’incrédulité, et cela faute de s’être laissés juger par la vérité qu’ils ont reconnue (Jean 8.43 ; comp. Jean 10.26). Ce sont les illustrations de la maxime fondamentale, Jean 3.19-20 : « Quiconque fait le mal, hait la lumière et ne vient point à la lumière. » L’homme qui veut le mal et l’erreur, qui repousse la vérité et le bien, s’efforcera toujours de rétablir l’harmonie troublée de sa nature en ajoutant les doctrines d’erreur à l’incrédulité (1 Timothée 4.3 ; 2 Timothée 3.7).

La cause permanente du doute, comme de l’incrédulité, étant une infidélité morale, le seul remède efficace contre ce mal, d’après l’Evangile, sera la pratique consciencieuse et fidèle de la part de vérité déjà reconnue. Ce remède ne sera jamais en tout cas cette fiction intérieure dans laquelle l’homme se contraint lui-même à croire ce qu’il ne croit pas, sous le prétexte que l’abandon d’un seul point de la doctrine reçue, la chute d’une seule pierre de l’édifice, pourrait mettre en péril l’édifice tout entier. Ce système d’assurance mutuelle des dogmes, en les rendant solidaires les uns des autres, ne peut que déterminer la chute générale par celle d’une des parties. A cette méthode périlleuse, qui consiste à prétendre conserver debout ce qui est déjà tombé, nous opposons celle résumée dans ces préceptes de l’Ecriture : « Tiens ferme ce que tu as… Celui qui est fidèle dans les petites choses, il lui en sera confié de plus grandes. » La fidélité à retenir fermement la vérité reconnue et possédée, même au sein des ruines de vérités accessoires, la fidélité à la vérité, même réduite à son minimum, restera toujours le gage assuré d’une reconstitution future. Mieux vaut, en tout cas, une croyance réduite, mutilée même, mais sincère et fidèlement gardée, conservée et protégée avec amour et peut-être avec angoisse, qu’un système qui n’aurait conservé les apparences de la plénitude et de la solidité qu’en recouvrant de plâtre ses lézardes. Entre un conservatisme qui ne serait qu’un saut dans les ténèbres, et un émondage douloureux, mais intelligent et consciencieux, le choix ne saurait être douteux.

A cette pratique fidèle et consciencieuse de la vérité, consistant à retenir dans son intelligence et à mettre en œuvre dans sa vie toute vérité morale, une fois reconnue, s’attachera toujours une certitude qui, pour n’être ni de l’ordre logique, ni de l’ordre sensible, n’en défiera pas moins toutes les attaques du doute, étant assise sur des faits personnels, sur des expériences morales.

C’est ainsi que la foi, qui suppose nécessairement pour naître une certaine notion de l’objet, laquelle est accompagnée d’une certitude intellectuelle de son existence, engendre à son tour une connaissance supérieure de cet objet, qui ira se renouvelant, s’accroissant et se fortifiant sans cesse avec l’expérience elle-même. Il y a en effet une connaissance à laquelle l’intelligence seule n’atteint pas, et la science et la pratique devront se prêter un mutuel et continuel secours, jusqu’au moment où il n’y aura plus même lieu à la foi, parce que nous aurons la vue, par le moyen de la pénétration parfaite du savoir et de l’être.

Cette connaissance vivante et expérimentale des choses, cette certitude morale attachée à la foi, est mentionnée dans plusieurs passages scripturaires. C’est celle que Jésus demande pour ses disciples dans la prière sacerdotale (Jean 17.3) et dont saint Paul a fait l’expérience (2 Timothée 1.12 ; Romains 8.38) ; c’est celle qu’il souhaite aux membres de l’Eglise (Éphésiens 3.18 ; comp. 1 Pierre 1.7). La formule scolastique : Fides præcedit intellectum, a sa raison d’être.

Nous pouvons résumer nos principes et nos préceptes, en ce qui concerne l’usage à faire de la vérité, dans ces deux maximes, l’une populaire : Toute vérité n’est pas bonne à dire ; l’autre, sortie de la plume d’un grand penseur chrétien : Il n’y a point de vérité contre la vérité. Selon la première, il est nécessaire de pratiquer un certain discernement dans la distribution de la vérité aux simples et aux mineurs, et le respect que nous avons pour elle ne saurait nous obliger à offenser à tout propos et sans que la pratique y soit intéressée, des convictions erronées, mais sincères et respectables ; selon la seconde, aucune fin de non-recevoir préalable ne doit arrêter l’homme dans la recherche de la vérité tout entière. La première de ces maximes a une valeur pédagogique et se rapporte aux ménagements à observer envers autrui ; la seconde trouve son application dans ma propre conduite et s’attaque au préjugé et à l’inertie naturelle. L’une doit nous inspirer la prudence, l’autre le courage.

On fait de toutes parts aujourd’hui un étrange abus de la méthode expérimentale, en lui demandant à la fois de contrôler toute vérité et de créer la vérité elle-même. Aucune vérité n’est certifiée en nous si ce n’est par notre expérience ; mais il n’en résulte pas qu’il n’y ait de vérités nécessaires à connaître, même pour nous, que celles qui ont passé par cette filière ; en d’autres termes, notre expérience ne saurait être la mesure de la vérité en soi.

2. Formes excessives de la foi. – La superstition et le fanatisme.

Nous rangeons dans ce second groupe les altérations de la notion de foi qui se produisent plutôt du côté de la pratique et consistent essentiellement dans des aberrations de la volonté ; les deux principales et les deux plus généralement connues sont la superstition et le fanatisme ; la première, ayant davantage le caractère de la passivité, et portant sur l’objet de la foi ; la seconde, portant sur sa nature et le mode de son activité, et ayant un caractère essentiellement actif et militant. La première est la contre-partie directe de la foi intellectuelle, qui idéalise l’objet de la foi, tandis que la superstition le matérialise ; la seconde est la contre-partie du doute, qui porte sur la vérité, tandis que le fanatisme est l’excès de confiance dans la vérité identifiée avec la conviction subjective.

La superstition est une croyance qui s’attache à des objets étrangers à l’ordre moral, comme des phénomènes physiques, des objets visibles, des causes secondes et naturelles, auxquels elle attribue des vertus morales et des effets surnaturels. L’objet de la foi véritable, le monde invisible et divin, élevé au-dessus du temps et de l’espace, se trouve ainsi localisé et par conséquent fractionné.

La superstition est l’altération païenne de la foi (Romains 1.19 et suiv.) ; elle est le vestige du panthéisme qui a précédé la formation des mythologies. Le type de la foi superstitieuse nous est représenté dans le Nouveau Testament par la recherche exagérée du merveilleux dans l’ordre naturel, des signes et des miracles physiques, et par la confiance excessive attachée aux objets visibles, si saints et sacrés qu’ils soient. Exemple : la femme affligée d’une perte de sang et qui s’efforce de toucher le manteau de Jésus pour être guérie (Luc 8.44) ; ou bien la recherche de la présence personnelle des apôtres pour obtenir la guérison (Actes 5.15).

La foi superstitieuse n’est pas stérile, comme les deux formes précédentes ; elle peut être agissante, mais elle est impure et mélangée.

Le type extrême de la superstition nous est présenté dans l’idolâtrie (Romains 1.21-22, 25) : « Ils changèrent la gloire du Dieu invisible en une ressemblance de la figure de l’homme mortel. » Elle se produit jusqu’à nos jours sous les formes les plus variées du matérialisme religieux, dans les croyances populaires qui attribuent à certains lieux ou à certains objets matériels des effets salutaires ou malfaisants soit pour le corps, soit pour l’âmee, indépendamment des conditions et des dispositions morales ; dans la dévotion formaliste qui attribue aux lieux et objets sacrés un caractère qu’ils ne reçoivent que de leur destination.

e – Ainsi le nombre 13, le vendredi.

La superstition participe donc autant de l’incrédulité que de la foi, ou, du moins, elle est la conséquence de l’incrédulité, puisqu’elle est issue d’une défaillance de la foi à l’égard des êtres et des choses de l’ordre spirituel et supersensible, et surtout de la foi en Dieu, l’Esprit infini et tout-puissant, le Père des esprits et le maître de là matière. Nous ne nions pas qu’il ne puisse y avoir ici et là une réalité surnaturelle dans les apparitions et phénomènes évoqués par la superstition ; mais cette réalité, si elle était constatée, serait du monde infernal, et non pas du monde divin et céleste, qui est le domicile du vrai et du bien absolu, et où la matière ne saurait être que l’instrument absolument docile et dépendant de l’esprit. D’ailleurs, le rapport étroit de la superstition à l’incrédulité nous est donné par celui de l’incrédulité à la superstition. Celle-ci sert souvent de complément à celle-là, selon le mot fameux de Chateaubriand : « On ne ferme les temples du vrai Dieu que pour ouvrir les antres des sorciers, » On ne s’éloigne de la parole de Dieu que pour aller consulter le bois et la pierre, comme on le faisait, semble-t-il, déjà du temps d’Habacuc (Habakuk 2.19) ; on ne nie les vérités révélées que pour s’adonner au spiritisme, et la crédulité de l’incrédule est le châtiment mérité de l’incrédulité en même temps qu’elle prononce par là sa propre sentence. La superstition qui envahit l’empire romain du IIe siècle fut comme le végétal parasite recouvrant toutes les décompositions et toutes les pourritures.

La condamnation, eu même temps que la réfutation directe de toute superstition, nous est donnée dans la parole de Jésus-Christ, Jean 4.24-25 : « Dieu est esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. »

Tandis que la superstition se trompe sur l’objet de la foi, le fanatisme s’égare dans le choix des moyens mis au service de la vérité. Il consiste dans la prétention, sincère d’ailleurs, de défendre ou de faire triompher la vérité, ou ce qu’il appelle la vérité, par le moyen de la force matérielle, et c’est en cela qu’il est la contre-partie du scepticisme. Dans cette dernière forme, l’homme qui doute se désintéresse nécessairement de l’action et de l’effort, qui ne saurait se produire sans une foi quelconque à quelque chose. Dans le fanatisme, la foi se porte tout en dehors, s’épuisant dans des activités désordonnées, confuses, mais bruyantes ; la volonté toute nue et isolée d’avec les autres facultés de l’homme se trouve livrée aux impulsions d’une conscience égarée. Toutefois, pas plus que la superstition, le fanatisme n’est le prolongement de la foi, comme on aime à le prétendre ; le fanatisme participe de l’incrédulité, bien plutôt que de la foi, en ce que, prétendant croire à la vérité, que d’ailleurs il façonne à son gré et même à son insu, il n’a plus foi dans les armes et les instruments seuls dignes d’elle. Le fanatisme veut défendre et propager la vérité par les mêmes moyens que le mensonge, c’est-à-dire la violence et la contrainte, que la vérité réprouve ; il se révolte donc contre la vérité qu’il prétend servir ; il la déshonore, même dans les succès qu’il lui procure ; il lui assure des triomphes qui ne sont que des affronts et des défaites.

Le fanatisme, qui est l’altération plutôt judaïque de la foi, est cependant une forme moins dégénérée que le scepticisme, que l’indifférence profane ou dédaigneuse. Le scepticisme n’est qu’un dissolvant, le fanatisme est encore une force, égarée, mais consistante. Or il est plus facile de briser une volonté outrée et rigide, mais droite et sincère, du moins envers elle-même, que de régénérer ou plutôt de créer à nouveau celle qui est à la fois égarée et vide, et qui, livrée à l’erreur, fait en même temps fi de toute vérité. D’autre part, cette sincérité dans le mal n’empêche pas l’Ecriture de ranger de tels égarements parmi les manifestations du mal imputables, en partie du moins, à leurs auteurs. L’Ecriture n’admet pas l’identification, si fréquente aujourd’hui, de la sincérité et de la vérité, de la franchise et de la vérité morale, comme si la prétention de servir la vérité pouvait absoudre toutes les aberrations et tous les mensonges. Elle condamne le zèle sans connaissance (Romains 10.3 ; Philippiens 3.6 ; Jacques 3.14,16), et Jésus-Christ cite à ses disciples, comme une des manifestations les plus redoutables de la haine du monde dont ils seront les victimes, le cas de ceux qui, en les faisant mourir, croiront servir Dieu (Jean 16.2). Il peut donc y avoir une sincérité coupable ; coupable, non seulement parce qu’elle est funeste dans ses effets, mais à raison d’un vice de volonté inhérent à ses origines. Cette sincérité dans le mal ou l’erreur est la conséquence, lointaine peut-être et devenue inconsciente, d’une infidélité latente dans une de ces résolutions initiales qui président à la formation des principes directeurs de la vie ; il s’est commis, à un moment donné, chez cet homme que l’on voit aujourd’hui si convaincu de son erreur, ou un acte de fraude qualifiée, ou seulement quelque omission, quelque négligence, à moitié intentionnelle et consciente, dans la recherche de la vérité. La vérité telle quelle, immaculée et complète, a été redoutée, évitée ou voilée ; le fanatique est devenu sincère ; il ne l’était pas, ou il ne l’était qu’à demi, aux débuts de la voie dans laquelle il est aujourd’hui irrévocablement engagé.

Aussi, tout en condamnant d’une manière absolue le mensonge et la duplicité de cœur comme un obstacle invincible à l’action de la grâce divine (Psaumes 32.1-2 ; Marc 7.6), tout en accordant à l’ignorance dans le mal et l’erreur le bénéfice des circonstances atténuantes, qui ménageront au coupable une chance de pardon et de salut, l’Ecriture n’amnistie point le fanatique, quel qu’il soit ; l’homme sincère dans son erreur en portera cependant la peine, et le seul avantage qu’il ait sur le partisan déclaré du mensonge, c’est que la voie du repentir qui reste ouverte à l’un est déjà fermée à l’autre (1 Timothée 1.13-14).

La sincérité n’est donc qu’un état subjectif, qui n’a d’autre effet que de conserver le cœur accessible à la vérité supérieure, ou moins indigne de la percevoir et de la recevoir ; mais la foi, qui est un acte de sincérité, ne doit pas être identifiée avec la sincérité. Ce n’est pas tout que de croire, il faut encore croire au vrai et au bien ; il faut me soumettre non pas à ma vérité, mais à la vérité, et non seulement dans ce qu’elle commande de croire, mais encore dans ce qu’elle défend de faire. Ajoutez donc un degré de sincérité à la sincérité dans l’erreur, et vous l’aurez changée en une acceptation humble de la vérité ; ajoutez l’obéissance au fanatisme, et le fanatisme, brisé, sera devenu la foi. Si nous voulions interpréter et appliquer ici une parole célèbre, nous dirions en imitant Bacon que, si un peu de sincérité peut éloigner un homme de la vérité, une sincérité absolue, sans partage et sans réserve, ou bien l’y relient ou bien l’y ramène.

Ne nous y trompons pas d’ailleurs ; s’il y a un fanatisme de l’erreur, il peut y avoir aussi un fanatisme du scepticisme. L’incrédulité, sous l’une ou l’autre de ces formes, ne saurait être tolérante que quand elle est minorité ; aussitôt au pouvoir, elle devient persécutrice, et après avoir revendiqué le droit de supprimer toute autorité dogmatique, elle ne tarde pas à ériger en dogme l’absence de tout dogme. L’incrédulité est intolérante (Jean 11.49-50), parce que, séparée de la charité, elle ne saurait avoir l’avenir pour elle. Consultons les fastes de l’histoire du monde, et nous nous convaincrons que, de Caïphe au dernier Antéchrist, c’est l’incrédulité, associée tour à tour à l’orthodoxie morte ou à la superstition, qui verse le sang des témoins de la vérité. La vérité est un bien si grand que la neutralité et l’indifférence sont impossibles à son égard.

Les quatre formes que nous venons de définir : l’intellectualisme, le scepticisme, le matérialisme religieux et le fanatisme, sont les types divers de l’incrédulité encore indécise ou mélangée, qui devront, tôt ou tard, par suite d’un départ entre les éléments opposés qui y sont contenus, tourner soit à l’incrédulité déclarée, c’est-à-dire à l’opposition ouverte contre Dieu, soit à la foi, c’est-à-dire à l’acceptation humble, confiante et soumise de toute sa volonté.

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