Un livre pour les femmes mariées

Chapitre IX

L'aveu
(Concerne Justine Jaquemin)

Durant toute la soirée Justine avait attendu son mari ; la nuit s'était écoulée sans que Victor eût paru. De bon matin Justine mit son ménage en ordre, envoya ses enfants à l'école ; puis, tremblant à la pensée de l'aveu qu'elle avait à faire, elle se reprit à lire et à prier, car elle avait besoin de force.

– Cette confidence n'est-elle pas inutile ? murmurait le tentateur ; ne peux-tu rompre avec le mal sans raconter la faute à Victor, à Victor déjà prévenu contre toi ?

– Si tu bâtis sur le sable du mensonge, disait à son tour la conscience, ton édifice croulera ; ne te séduis pas toi-même, tu ne peux cacher quelque chose à ton mari sans être obligée pour garder ton secret d'entasser détours sur détours. Tu commences une nouvelle vie, jette arrière de toi le vieux levain du péché.

– Avoue donc, reprenait avec plus de force le tentateur ; avoue, et Victor te méprisera ; il te croira plus coupable que tu ne l'es, il éclatera en transports de fureur, il te chassera peut-être.... ou bien il se rira de toi, de tes scrupules, et au lieu de l'appui que tu en attends, tu ne trouveras chez lui que moquerie et que dégradation.

– Laisse à Dieu l'issue de cette affaire, répondait la conscience ; toi, ne te préoccupe que d'une chose, de l'accomplissement de ton devoir. Ton mari le méprisera ! eh bien cette humiliation que tu mérites ne restera sans bénédiction ni pour ton âme ni pour la sienne. Au travers de son emportement, Victor sentira que cet aveu est dicté par un sentiment dont il ne se rendra pas compte peut-être, qu'il ne comprendra pas, mais qui tôt ou tard le fera réfléchir à salut. Ici comme partout la vérité produira ses fruits.

– Et tu auras la force de faire une telle confession, s'écriait le tentateur ; tu pourras affronter cette honte ; tu diras à Victor, qu'au moment où la lui reprochais ses désordres, ses infidélités.... toi, tu écoutais l'adultère amour de son ami 1 tu lui diras qu'à cette heure encore tu es si faible, que tu as peur de revoir cet homme !

– Tu obéiras au Seigneur, répliquait avec énergie la conscience, et le Seigneur ne t'abandonnera pas. Tu parleras simplement, sobrement, comme en sa présence ; tu rougiras, C'est vrai ; tu auras de l'angoisse, mais le Seigneur fera descendre sur toi la fortifiante rosée du Saint-Esprit et tu seras consolée. Écoute la Parole de ton Dieu : « Quoi qu'il eut soit, mon âme se repose en l'Éternel ; c'est de Lui que vient ma délivrance. Quoi qu'il en soit, il est mon rocher et ma délivrance, ma haute retraite ; je ne serai pas entièrement ébranlé. » (Psaumes 92.1)

En ce moment la clef tourna dans la serrure ; Victor entra brusquement. Il avait passé le jour précédent et la nuit dans la débauche, il éprouvait ce malaise, ce dégoût qu'amènent les désordres ; il s'attendait à une scène de la part de sa femme,en montant l'escalier il s'était préparé à porter la guerre dans le camp ennemi.

– Qu'est-ce que tu fais là ? dit-il à Justine courbée sur sa Bible ; quelles sornettes lis-tu là ? où est mon déjeuner ? hum !.... pas préparé !.... et les enfants, que font-ils ?

Justine se leva les yeux humides, le cœur gonflé, posa sur la table un morceau de pain, une assiette de soupe, et répondit doucement

– Les enfants sont à l'école.

– Eh bien, eh bien ! qu'est-ce que tu as donc ? demanda Victor, qui, remarquant les yeux rougis de Justine, se défendait contre un mouvement de pitié et de remords. Est-ce que tu vas pleurer ? je t'en avertis, cela ne prendra pas !... colère, reproches, pleurnicheries de femme, je m'en soucie comme de ça ! Et il fit un geste de dédain.

– Victor, reprit après un instant de silence Justine, dont la voix tremblait ; je pleure parce que je me sens coupable envers Dieu et envers toi.

Victor regarda fixement sa femme, comme s'il n'avait pas bien entendu.

– Depuis longtemps je marche dans un mauvais chemin ; je ne suis ni pour toi ni pour mes enfants ce que je devrais être.... En outre, Victor, (et ici la voix de Justine devint plus faible et plus tremblante), j'ai une grave faute à te confesser : je me suis laissée entraîner à écouter un homme qui s'efforçait de me séduire. Sans la grâce de Dieu j'aurais succombé !

Victor se leva brusquement ; un tel aveu, ce repentir, cette humilité, tout cela lui paraissait un rêve ! Justine était-elle plus coupable qu'elle ne le disait ; n'y avait-il au fond de cet acte si étrange qu'un caprice, qu'une comédie ; ces questions se pressaient dans sa tête et en chassaient les dernières traces du désordre de la nuit.

– Justine.... voyons, ceci est sérieux, dit-il toujours brusque, mais sans violence. As-tu manqué à tes engagements ?

– Non, murmura Justine ; mon âme seule s'est égarée.

– Alors, reprit Jaquemin, que cette délicatesse de conscience troublait plus qu'un reproche ; pourquoi viens-tu me corner les oreilles d'infidélité.... de séduction.... de je ne sais quoi ?... Tu as écouté un drôle.... cela ne t'arrivera plus, voilà tout ! Tu te fâches quelquefois, moi aussi. D'ailleurs moi.... moi.... quoique les obligations d'un homme ne soient pas les obligations d'une femme, je ne suis pas blanc comme neige non plus. Bah !... il faut se passer quelque chose !

– J'ai beaucoup souffert pour t'avouer ma faute, reprit Justine sérieuse et humble ; mais si je te l'avais cachée, Victor, j'aurais menti.... et je veux être vraie ; d'ailleurs j'ai besoin de toi pour revenir au bien.

Cette parole tomba sur le cœur de Victor ; il se détourna pour ne pas laisser voir son trouble.

– À quoi puis-je le servir, moi ? reprit-il d'un ton bourru.

– Ah ! si tu voulais, Victor !

Quelques minutes s'écoulèrent.

– Je connais l'homme qui t'a parlé ! s'écria tout-à-coup Victor, qui s'efforçait d'échapper à son émotion ; c'est ce freluquet de Leblanc. Va, son compte est bon ! Et Jaquemin releva ses manches d'un air significatif.

– Victor, dit Justine avec calme ; ne me livre pas à la risée de cet homme, de ses compagnons ; rompons toutes relations avec lui, mais tenons ceci secret, notre honneur en dépend.

– Elle aura donc toujours raison, cette petite femme, s'écria Victor.

– Tu me pardonnes ? reprit sérieusement Justine ; tu m'aideras, tu me permettras de servir le Seigneur ?

Victor interrompit sa femme en l'embrassant.

Justine aurait bien voulu que son mari lui laissât le temps d'expliquer ce qui s'était passé en elle, de raconter comment Dieu dans sa miséricorde l'avait mise en présence de son péché ; elle aurait désiré que cette confession eût quelque chose de plus solennel, car elle devait servir de point de départ à une nouvelle vie ; la facilité même avec laquelle Victor avait pardonné l'affligeait ; elle sentait là plus de légèreté que d'affection peut-être. Mais Victor, que la crainte de se laisser gagner par les religieuses émotions de sa femme tenait en garde, Victor sortit presque immédiatement, en déclarant qu'il allait travailler comme un nègre, et que cette semaine pas un sou ne prendrait d'autre chemin que celui de la bourse du boulanger ou du propriétaire, auquel on devait deux termes.

Justine, lorsqu'il l'eut quittée, se jeta à genoux pour remercier le Seigneur. Son cœur était déchargé d'un poids immense ; après tant de mois passés dans les tourments d'une mauvaise conscience, elle respirait avec délices cet air de liberté, de vérité qui circulait autour d'elle. Plus de tromperies, plus de précautions pour cacher son péché, plus les agitations de l'entraînement au mal ; la sérénité revenait avec la grâce de Christ, et cette joie intime que produit tout sacrifice offert à Jésus inondait son cœur.

Justine, il est vrai, prévoyait de rudes combats ; elle était par moments comme écrasée par ses fautes, par moments le tentateur rôdait autour d'elle et lui présentait de mauvais souvenirs. Cependant, au travers de ces obscurités elle sentait la main du Seigneur, elle se savait soutenue par ce bras éternellement fidèle, elle était résolue à marcher d'un cœur droit, et ce cœur elle le demandait à Dieu qui ne le refuse jamais.

Les discours agissant peu sur Victor, Justine résolut de lui parler par sa conduite ; elle chercha de l'ouvrage, en trouva non sans peine et s'appliqua au travail avec diligence. Sa petite chambre fut nettoyée chaque jour, et les enfants suivirent l'école avec régularité. Pendant quelque temps Victor apporta tout l'argent qu'il gagnait ; Justine ne le dépensa qu'avec la plus stricte économie, mais bientôt, hélas ! Jaquemin, fatigué de sagesse, recommença le même train de vie, avec cette différence toutefois qu'il se sentait moins indépendant que l'étourdissement n'était pas complet et qu'au milieu même de la dissipation, des pensées sérieuses lui arrivaient tout-à-coup et se cramponnaient à son âme pour ne la plus quitter.

Justine ne lui adressait pas de reproches et c'est ce qui le fâchait, Si elle avait grondé, il se serait emporté ; ils auraient été quittes, il le croyait du moins ; mais cette tristesse douce, mais ce silence, voilà qui tenait son cœur inquiet et troublé.

Quelque tard qu'il rentrât le soir, il trouvait Justine à l'ouvrage ; parfois elle lisait dans sa Bible ; elle lui demandait alors s'il voulait écouter quelques lignes. Lorsqu'il répondait un non brusque, elle se taisait ; s'il consentait, elle commençait avec un sourire de bonheur et choisissait des passages tantôt si tendres, tantôt si énergiques, que le lendemain, que les jours d'après ces paroles poursuivaient Victor, le reprenaient, le séparaient de ses compagnons de débauche, le ramenaient à l'atelier, le dominaient avec plus d'autorité que n'eût pu faire un roi.

Les enfants de Justine jadis désobéissants, batailleurs, ignorants, malpropres, avaient eux aussi subi un commencement de transformation. Ils revenaient de l'école l'air heureux, sachant par cœur quelques beaux cantiques, lisant avec facilité de petites histoires touchantes et instructives que leur prêtait l'instituteur. Leur père trouvait chez eux plus de déférence, et quand une impertinence leur échappait, quand le péché reprenait le dessus, la douceur ferme de leur mère en triomphait presque toujours.

La misère était grande dans le ménage ; cependant au moyen de beaucoup de privations et de beaucoup de travail, Justine était parvenue à retirer du Mont-de-Piété deux couvertures, un matelas pour ses enfants, un pantalon chaud pour son mari ; grâce à son activité, à son économie, aux bontés de Mme de Mallens, le pain n'avait pas encore manqué.

Il ne faut pas s'imaginer, pourtant, que Mme Jaquemin fût tout d'un coup devenue parfaite. Non ; si au lieu d'éclater en reproches contre Victor, elle parvenait presque habituellement à lui présenter un visage calme, il y avait des moments où la tentation, revenant plus forte, trouvait son cœur bien faible. Lorsqu'après une ou deux semaines d'oisiveté, son mari rentrait la bourse vide, exigent, colère, le premier mouvement de Justine la portait à le recevoir avec des paroles piquantes, et ce premier mouvement n'était pas toujours réprimé.

Justine avait rompu avec ses anciennes habitudes de frivolité ; demandant l'énergie à Dieu, elle avait renoncé au travail du Dimanche, elle se couchait plus tard le samedi, elle se levait plus tôt le lundi, et regagnait ainsi une partie du temps perdu. Là-dessus, Victor la laissait libre ; mais un jour que, désireux d'effacer quelques torts, il l'avait invitée à l'accompagner au spectacle, Justine, qui comprenait le danger de ce plaisir, s'y était refusée. Pauvre, femme ! elle avait eu de grandes luttes à soutenir ; d'abord contre elle-même ; toutes ses passions s'étaient réveillées, toutes s'étaient armées de raisons supérieures : il ne fallait pas faire du rigorisme à propos de tout ; il ne fallait pas froisser inutilement son mari ; il valait mieux, partager avec lui le danger que de l'y exposer et puis contre Victor ; Victor s'était indigné, il s'était blessé ; elle aussi s'était irritée et froissée ; elle avait défendu la vérité au moyen de l'orgueil ; elle avait triomphé par de mauvaises armes, et Victor était parti exaspéré.

On comprend quels remords assiégeaient Justine après de telles chutes ; elle s'abaissait devant le Seigneur ; elle demandait pardon à Victor, et Victor ne pouvait se défendre d'un certain attendrissement.

Les rapports de ses enfants avec leur père étaient un sujet de souci pour Justine. Longtemps elle s'était demandé si le silence absolu qu'elle gardait sur les écarts de Victor, si le support dont elle usait envers lui ne fausseraient pas les idées qu'ils se faisaient du bien et du mal ; si, lorsqu'il les caressait au moment où elle venait de les châtier ; si, lorsque devant eux il tenait des propos légers ; si, lorsqu'il leur permettait un plaisir défendu ; ce n'était pas le cas de sévir fortement, de blâmer, de contredire, de séparer sa cause de celle de son mari. Mais la lecture de la Bible, mais la prière lui avaient bientôt appris que condamner Victor, que s'opposer ouvertement à lui, c'eût été donner aux enfants le scandale de la division entre leurs parents, c'eût été leur enseigner à juger, à mépriser celui de qui Dieu a dit : « Honore-le. » (Deutéronome 5.16)

Bientôt l'expérience lui montra que son exemple était la plus éloquente des leçons, que son silence suffisait pour mettre les enfants en garde contre de certaines séductions, et que son obéissance envers Victor, loin d'affaiblir son autorité maternelle, la relevait au contraire.

Nous le répétons, ces progrès s'accomplissaient à travers beaucoup de faiblesses, et, s'ils étaient frappants pour Mme Dubois, qui ne voyait que de loin en loin le pauvre ménage, ils étaient presque insensibles pour Justine, qui cheminait péniblement au milieu des difficultés que lui amenait chaque journée.

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