Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Article I
Rapport de l’essence divine à l’existence divine, ou de l’absoluité divine

L’essence divine étant déterminée comme la personnalité suprême, comprenant la détermination parfaite de soi dans la conscience parfaite de soi : causa conscia sui, on demande quel rapport existe dans cette personnalité entre les deux termes que nous venons de mettre en présence : causasui ; détermination et soi ; entre la volonté d’être qui constitue l’essence intime de Dieu, et qui est logiquement le prius dans la vie divine, et l’existence, l’état divin, la nature, ce qui est issu éternellement de cette volonté d’être. Car dire que Dieu veut être, c’est dire que cette volonté réalise telle ou telle existence, état ou nature, et que voulant être, il réussit à être ce qu’il veut. Or, nous demandons si sa volonté d’être exprime totalement et épuise incessamment son être voulu ; si cette volonté absolument libre a sa fin tout entière en elle-même ; s’il n’y a rien dans l’existence, l’état ou la nature divine qui soit donné et ne soit pas absolument voulu ; en d’autres termes : Dieu est-il ce qu’il veut, ou veut-il être ce qu’il est ?

Nous sommes ici en présence de la grande antithèse de l’Absolue liberté, appelée aussi dans l’ancienne dogmatique l’aséité divine, et de l’identité ou de la nécessité divine : deux termes entre lesquels la philosophie et la théologie ont constamment oscillé selon les influences auxquelles l’une et l’autre obéissait. Les deux extrêmes opposés de ces deux tendances sont le déterminisme et le fortuitisme, qui comportent dans l’intervalle de l’un à l’autre une infinité de variétés. Et selon que les penseurs ont accentué plus ou moins, dans leurs déterminations sur Dieu, l’élément volontarianisten, ou l’élément ontologique et intellectualiste, l’aséité ou le côté de la nature, ils ont conçu différemment aussi le rapport de l’Être aux déterminations et qualités de l’être ; l’absoluité et l’immutabilité divines.

n – Je renvoie mes futurs critiques, que ce néologisme pourrait faire tressauter, au Supplément de Littré.

L’ancienne dogmatique protestante, dominée en cela par la tradition scolastique issue de Thomas d’Aquin et de plus loin encore, du néoplatonisme, a fait prévaloir à l’excès dans ses définitions de l’Être divin, l’absoluité de la nature sur l’absoluité de la liberté. Dieu fut conçu dans cette tendance, essentiellement comme la substance en qui se réalise l’identité absolue de l’être et de l’idée, de la pensée et de la volonté. « In Deo, avait dit Thomas d’Aquin (XIIIe siècle), idem intelligere et esse, velle et esse ; » et Jean Gerhardt (XVIIe siècle) s’inspirant de lui, définit Dieu essentiellement comme l’être : Deus est mera et simplicissima essentia. In Deo idem est esse et intelligere et velle.

Une des conséquences de cette définition de Dieu apparaissait dans la doctrine des attributs divins ; l’on croyait glorifier mieux l’Être divin en multipliant et accumulant ses perfections essentielles ; et s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, on chargeait le chapitre de la nature aux dépens de celui de la liberté, de la volonté et de l’activité divines.

En regard de cette tradition issue du déterminisme et y retournant, nous pouvons suivre depuis Duns Scot (XIVe siècle) à nos jours, le courant dominé par la présupposition de l’absolue liberté de l’Être divin. L’intérêt principal de ce débat se révélera dans la doctrine de l’immutabilité divine, qui elle-même aura son corollaire dans la christologie ; et nous aurons à constater à ce propos que la principale prémisse contraire à la doctrine de la Kenosis, ou de l’anéantissement du Fils de Dieu en chair, est une certaine conception du rapport de la volonté à la nature divine.

Les représentants modernes de la première tendance, qui se rapprochent plus ou moins de la conception déterministe de Dieu, sont : Schleiermacher, Rothe, Philippi, Dorner, Böhl ; ceux de la seconde, M. Secrétan, et parmi les théologiens, les partisans de la doctrine de la Kenosis, Gess, Thomasius, Ebrard, Kahnis ; dans un tout autre camp, Ritschl et son école.

C’est M. Secrétan qui, dans son grand ouvrage de métaphysique, Philosophie de la liberté, a déduit, à la suite de Duns Scot, avec le plus de rigueur, les conséquences de la conception que nous appelons volontarianiste, déjà critiquée dans notre premier tome au point de vue de la méthode.

« L’essence de l’Absolu est insondable. Il est ce qu’il veut. La question de son essence a priori est épuisée par l’idée d’absolue liberté.

Les attributs métaphysiques de Dieu, tels que la toute présence, la toute science, la toute puissante sont tous compris dans l’idée d’absolue liberté, et ne reçoivent qu’en elle leur véritable caractèreo. »

oPhilosophie du la liberté, sommaire de la 17e leçon.

La critique de la proposition suivante : « Il en est de même des attributs moraux considérés comme appartenant à l’essence divine », relève du sujet de l’article suivant.

La révélation scripturaire ne donne raison ni à l’une ni à l’autre des deux opinions extrêmes que nous avons désignées. Elle ne nous permet de résoudre l’essence divine ni dans l’absolue liberté, ni dans une nature déterminée et imposée, pour ainsi dire, à la volonté divine. Tout d’abord l’Ecriture nous révèle en Dieu une nature voulue, bien que Franck prétende exclure le terme nature de ce domaine. Il est vrai que le mot même φύσις ne se rencontre qu’une fois dans l’Ecriture (2 Pierre 1.4) ; mais la chose y est. Citons pour preuve tous les passages où est nommée la gloire de Dieu, c’est-à-dire le rayonnement dans l’univers d’un état constant, cette gloire dont lui-même dit qu’il ne l’abandonnera point à un autre, la gloire d’être Dieu, qu’il ne saurait pas ne pas vouloir telle qu’elle est, et vouloir tout entière, Ésaïe 42.8.

La parole même qui annonce la création de l’homme : « Faisons l’homme à notre image et selon notre ressemblance » (Genèse 1.26), suppose qu’il y a en Dieu une substance, un type fidèle à lui-même, que l’homme qui est de race divine, γένος ὑπάρχοντες τοῦ θεοῦ (Actes 17.28), est appelé à reproduire en lui jusqu’à la ressemblance parfaite. Evidemment, les manifestations de la volonté divine dans le monde, soit de justice, soit de miséricorde, soit de puissance, soit de sagesse, émanent d’une nature éternellement voulue, qui porte ses lois en elle, et qui ne saurait renier ni démentir d’autres manifestations issues de la même origine (2 Timothée 2.13) :

L’Être divin a la vie, mais en même temps : la vie en soi-même, c’est-à-dire que cette vie est posée éternellement en lui par sa volonté (Jean 5.26) ; car puisque le Père donne au Fils d’avoir la vie en soi-même, cette aséité ne saurait être moindre chez l’Être qui la communique éternellement que chez Celui qui éternellement aussi la reçoit.

Cet élément d’indépendance, d’autonomie absolue qui est le caractère distinctif de l’Être divin, s’exprime dans le nom même de Jéhova (Exode 6.3). « Je serai celui que je serai », signifie : Je serai à chaque moment et en chaque lieu ce que je voudrai être ; et ce qui prouve bien derechef que ce nom suprême n’est point la formule du caprice divin, c’est qu’il est révélé à l’homme comme le gage de la fidélité divine, comme une garantie nouvelle donnée aux promesses de Dieu, comme un motif suprême de confiance pour la créature.

Nous interprétons de la même façon la définition que Jésus donne de Dieu comme Esprit : Πνεῦμα ὁ Θεός (Jean 4.24).

Le terme de πνεῦμα dans le Nouveau Testament ne désigne pas seulement l’opposition à la matière ; il signifie la vie, et lorsque cette vie est celle de Dieu, c’est la vie suprême, la vie absolument indépendante, la vie dans l’absolue liberté. C’est ainsi que les deux notions d’esprit et de vie sont associées : Jean 6.63 ; 1 Corinthiens 15.45. Le terme de πνεῦμα est opposé à la mort : Romains 8.6, 11, et ce même terme est également associé à la liberté, c’est-à-dire à la pleine disposition de la vie, en opposition à la lettre qui tue : 2 Corinthiens 3.17.

Le terme de πνεῦμα employé comme désignation de l’essence divine, exprime donc le mode d’être selon lequel il n’y a pas en Dieu une nature irréductible à la volonté, ou qui ne fût pas incessamment posée par la volonté.

La dualité entre nature divine et liberté divine n’est donc pas résolue dans la révélation scripturaire, parce qu’elle ne devait pas l’être, et nous devons nous résigner à juxtaposer les deux termes du problème en disant tour à tour : Dieu est en lui-même absolument voulant et absolument voulu ; Dieu est tout ce qu’il veut être, et il veut être tout ce qu’il est ; Dieu est absolument sujet et objet, cause comme essence et effet comme existence ; volonté et nature ; liberté absolue et substance absolue. Tout autre être peut dire : Je suis ; Lui seul : Je suis celui qui suis ! et c’est dans la synthèse inaccessible à nos conceptions et à nos formules des deux termes de cette dualité, et sans qu’il nous soit licite de sacrifier l’un à l’autre, que réside : l’Absoluité divine.

Mais cette première antithèse en appelle une seconde, très voisine d’ailleurs de la précédente :

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