Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Section III
De la sustentation du monde ou de l’action providentielle

Nous substituons le terme plus insolite de sustentation du monde à ceux de conservation et de gouvernement du monde. Le premier dit trop peu, et semble ne convenir qu’à l’action providentielle de Dieu dans la nature physique qui ne demande qu’à être entretenue dans l’être au cours entier de cette économie ; le terme gouvernement en revanche néglige l’élément de préservation de l’action divine à l’égard de la liberté créée. L’action divine est donc progressiste et non seulement conservatrice ; et elle est en même temps conservatrice, et non exclusivement progressiste. Nous avons cru répondre à ces deux éléments du sujet, l’élément préservateur et l’élément productif de la seconde des grandes activités divines en nommant la sustentation du monde.

Nous conservons les termes : Providence et action providentielle, en les opposant à ceux de Créateur et d’action créatrice, pour nous conformer en revanche à l’usage courant, et bien qu’ils n’aient pour eux ni la propriété du sens grammatical ni l’autorité du langage scripturaire. Le terme de Providence en effet, considéré en lui-même, n’exprimerait qu’une action représentative et non pas opérative de Dieu à l’égard du monde, un fait de vision ou de toute-science et non pas de puissance, et porterait atteinte au caractère de contingence que nous attribuons au monde. De plus, cette vision ou ce savoir sentit désigné comme précédant le fait (pro), et non pas comme concomitant au fait.

Le terme Providence est la traduction du mot πρόνοια qui ne se trouve que dans les Apocryphes, la Sapience et les Maccabées.

La doctrine de la Providence a déjà été défendue par Cicéron contre les Epicuriens qui disaient que les dieux ne se souciaient pas des choses humaines : Providentia in his maxime est occupata, primum ut mundus quam aptissimus sit ad permanendum, deinde ut nulla re egeat, maxime autem ut in eo eximia pulchritudo sit atque omnis ornatuso. Seulement la Providence païenne avait à compter avec le Destin, la nécessité aveugle, reste d’un panthéisme antérieur, qui faisait l’arrière-fond de l’existence divine ; d’autre part, elle ne s’occupait que des grandes choses et dédaignait les petites : Magna dii curant, dit encore Cicéron ; parva negligunt.

oDe nat. Deorum. cité par Luthardt, Compendium, section XXXIV.

La doctrine biblique de la Providence, c’est-à-dire d’une intervention constante de la divinité dans le cours des choses physiques et morales et pour la satisfaction de tous les intérêts de toute créature humaine, tranche avec les conceptions païennes de la divinité.

L’ancienne dogmatique a défini l’action providentielle : Actio externa totius Trinitatis, qua res a se conditas uni versas ac singulas tam quoad speciem quam quoad individua potentissime conservat inque eorum actiones et effectus coinfluit, et libere ac sapienter omnia gubernat ad sui gloriam et universi hujus atque imprimis piorum ulilitatem ac salutem (Quenstedt).

On distinguait donc trois éléments dans l’activité providentielle que l’on désignait par les termes : conservatio, concursus (cooperatio, συγχώρησις) et gubernatio. Toutefois le second de ces termes avait été introduit postérieurement aux deux autres par Quenstedt. Les dogmaticiens plus anciens, comme Gerhard et Calow ne connaissaient encore que la conservatio et la gubernatio.

La conservatio était définie « l’acte par lequel Dieu conserve, pour autant qu’il le veut, toutes les choses créées par lui, dans la nature et les propriétés naturelles qu’elles avaient reçues lors de leur première production » ; et comme il peut y avoir deux sortes de ruine, la décomposition des éléments (destructio) et l’anéantissement de ces éléments (annihilatio), on distinguait en opposition à cette double chance la conservatio nexus cosmici et la conservatio rerum simplicium,

Comme d’ailleurs il répugnait d’admettre en Dieu sous le nom de conservatio un repos ou une intermittence d’activité, et qu’on voulait qu’elle fût une actio divina comme toutes les autres, on chercha, mais en vain, un juste tempérament entre deux extrêmes, et la conservation fut volontiers définie par les anciens dogmaticiens, comme plus tard par Schleiermacher, comme une creatio continuata : Eadem actione Deus est conservator, qua et creator ; — Deus res omnes conservat continuatione actionis qua res primum produxit. — Conservatio enim rei proprie nihil aliud est quam continuata ejus productio. La distinction entre creatio et conservatio fut réduite à un concept subjectif : non differunt nisi per extrinsecam quandam dénominationem (Quenstedt).

Le concursus était défini : L’acte par lequel Dieu exerce une influence générale sur les actions et les effets des causes secondes, de telle sorte que l’effet ne soit pas produit par Dieu seul, ni par la créature seule, ni en partie par Dieu, en partie par la créature, mais par une seule et même et totale efficacité, tout à la fois par Dieu et par la créature : una eademque efficentia totali simul a Deo et creatura.

On cherchait à rendre cette proposition intelligible par la comparaison suivante :

« Quemadmodum eadem numero scriptio pendet a manu et calamo, nec pars una a manu et alia a calamo, sed tota a manu et tota a calamo… » (Quenstedt.)

Ainsi, tandis que dans la création et la conservation, l’action divine était la seule cause agissante pour créer continuellement la force, elle était dans le concursus coopérante à la cause seconde, s’accommodant dans chaque cas aux modes soit de la cause naturelle soit de la cause libre.

Une difficulté très grave surgissait dans la détermination du rapport entre le concursus divin et la force libre dévoyée ; et pour ne sacrifier ni l’absoluité divine ni la responsabilité humaine, il fallut inventer de nouvelles distinctions. On décida donc que le concours divin visait « ad effectum, non ad defectum ; ad materiale, non ad formale actionum peccaminosarum ; » c’est-à-dire que dans la perpétration de l’acte pervers, le concours divin ne procurait que la force physique nécessaire, laissant à l’homme le mobile moral de l’action.

Selon Rothe, la définition du concursus entre le premier et le troisième terme ne tient pas debout.

Nous dirons seulement que s’il est possible de trouver à cette catégorie une place dans l’activité divine providentielle, il n’en reste pas moins que la dogmatique peut aisément s’en passer. Tout d’abord dans l’ordre des forces naturelles, le concursus se confond, en effet avec la conservatio, et l’on ne voit pas le moyen de distinguer entre la substance des forces physiques et leurs effets ou manifestations. Ce ne sera donc que dans le système des forces libres qu’on pourra parler d’un concours divin à elles prêté, et encore des forces libres dans leur cours normal ; et nous distinguerons alors le concursus de la gubernatio en ce que l’un désignera l’action divine coopérant à l’action humaine au moment où celle-ci s’exécute, tandis que la gubernatio nous représentera le rôle de cette action divine dans la direction des effets et la réalisation de la fin.

La gubernatio était définie : L’acte de la Providence divine, commun aux trois personnes divines (vide supra : Partie fondamentale), par lequel Dieu ordonne au mieux, modère et conduit à leur fin les choses et les actions des créatures, conformément à sa sagesse, à sa justice et a sa bonté, pour la gloire de son nom et pour le salut des hommes.

On distinguait dans la gubernatio quatre actes principaux :

  1. permissio, rapportée (par opposition au prédestinatianisme) aux mauvaises actions ;
  2. impeditio, se rapportant aux résolutions de la créature opposées à Dieu ;
  3. directio, consistant à conduire à leur fin les actions bonnes ou mauvaises ;
  4. determinatio, la fixation des limites renfermant les activités et les passivités de la créature.

A considérer l’action providentielle se réalisant en Dieu même, on y distinguait la πρόγνωσις, la πρόθεσις et la διοίκησις, ou providentiel stricte dicta. Celle-ci, consistant dans l’exécution des choses préconnues et décrétées, mérite seule d’être retenue dans la définition.

Quant aux objets auxquels elle se rapporte, l’action providentielle était qualifiée : universalis. specialis et specialissima. En tant qu’universelle, elle a pour objet la créature en général ; en tant que spéciale, l’humanité, et dans l’humanité elle-même, chaque individu, bon ou méchant (Matthieu 5.45) ; en tant que très spéciale, l’action providentielle se portait sur les fidèles : Specialissime divinæ Providentiæ objectum sunt homines pii et fideles, utpote qui sunt velut nucleus generis humani, quos propter mundus adhuc a Deo sustentatur et conservatur.

Beck reproche, non sans raison sans doute, à l’ancienne doctrine de la Providence d’avoir fractionné l’activité divine en sections dont le principe essentiel n’apparaît point. Faute d’avoir défini le rôle du Logos et de l’Esprit dans les rapports de Dieu avec le monde, l’ancienne dogmatique s’est condamnée, suivant lui, soit à isoler Dieu du monde traité comme un mécanisme se suffisant à lui-même, soit à diviniser le monde lui-même.

« La doctrine de la Providence, remarque Kahnis, n’a pas suscité de discussion dans le sein de l’Eglise ; et sur ce point les différentes confessions et fractions ecclésiastiques, aux diverses époques, se sont trouvées d’accord, au moins quant aux déterminations essentielles. »

On comprend que cette notion ait été au contraire des plus contestées dans le camp philosophique, soit au point de vue du panthéisme et du déterminisme, soit à celui du déisme.

Le panthéisme, qui nie la création, admettra moins encore une action transcendante de Dieu sur le monde dans le cours de son évolution, puisque cette évolution est en même temps celle de l’essence divine elle-même. Le déterminisme théologique ne peut admettre non plus l’action providentielle au sens propre du mot, parce que, étant données même la personnalité de Dieu et la causalité divine des forces, il ne saunait reconnaître la diversité de combinaisons et de rapports dans le fonctionnement de ces forces ; tout concours comme toute permission se résolvent pour lui en détermination, et ce que nous appelons sustentation du monde se résout de même dans une création continue.

Le déisme reconnaît l’acte créateur au principe de l’existence créée, et la liberté créée comme seul agent du perfectionnement de l’homme ; ou du moins, le Dieu du déisme, après avoir créé le monde, n’intervient plus que par intervalles et dans les grandes occasions dans le cours des choses humaines. Rousseau a comparé le Roi de l’univers à un sage monarque qui ferait le bonheur de ses états, sans s’informer si tous les cabarets y sont bons.

Du panthéisme, du déterminisme et du déisme, c’est le troisième qui est le plus inconséquent. C’est la doctrine du hasard accolée à celle de la sagesse et de la bonté de Dieu.

Nous définissons l’action providentielle : L’action divine par laquelle l’Etre divin soutient incessamment la créature tant physique que morale dans les conditions posées par l’acte créateur, en vue de la réalisation finale du plan du monde.

La conservatio et le concursus sont donc subordonnés pour nous à la gubernatio qui exprime l’unité finale de l’action providentielle.

Les principaux passages se rapportant à l’action sustentatrice de Dieu, sont :

Le récit génésiaque énonce clairement la distinction des deux activités créatrice et sustentatrice, et la transition de l’une à l’autre, par l’expression : Dieu se reposa (Genèse 2.2). Il est clair que si le sabbat de Dieu n’est pas synonyme de l’oisiveté (Jean 5.17), il ne peut désigner que le retour en Dieu de l’activité divine productrice faisant place à l’activité sustentatricep.

p – D’après Gesenius (partim) et Bähr, Symbolik des mosaischen Kultus, le verbe hébreu schavath, que nous traduisons par se reposer, dérive de la racine schouv, retourner, et désigne ainsi le retour eu Dieu soit de l’action divine, soit de l’action humaine. Cette relation de la notion de sabbat à celle de retour est clairement indiquée : Lévitique 25.10 ; cf. Lévitique 25.27, 28, 41.

En effet, l’activité créatrice ou productrice, pour autant qu’elle est phénoménale et affectée d’une portée universelle, est considérée comme close dès l’apparition de l’homme ; et dès ce moment aussi, d’après l’Ecriture, Dieu entre dans le nouveau mode d’activité distinct du premier, en soutenant librement ce qu’il a produit librement. Toutefois ce septième jour de l’œuvre divine aura son terme comme les six autres. Le sabbat de Dieu, inauguré dès l’apparition de l’homme sur la terre, déjà partagé en deux périodes par la première apparition de la Parole en chair, qui a été une création spirituelle de Dieu au sein de l’humanité, et prolongé dans l’ordre physique jusqu’à cette heure, cessera, dans l’ordre physique lui-même, au terme de l’économie actuelle de l’univers, par la création des cieux nouveaux et de la terre nouvelle (Apocalypse 21.1-5). C’est dans l’intervalle de ces deux termes, l’inauguration et la clôture du sabbat divin, où la liberté créée entre comme facteur concomitant dans la production des faits, en un mot : du commencement au terme de la période de l’histoire de l’humanité terrestre, que nous renfermons l’action providentielle dont nous avons à traiter.

Notre définition nous paraît s’accorder d’une manière générale avec les déterminations suivantes de Borner :

« Aussi peu la notion de la création doit être dissoute dans celle de la conservation, aussi peu faut-il faire l’inverse. Il n’y en a pas moins à éviter une fausse indépendance des deux termes l’un à l’égard de l’autre. On s’épargne l’une et l’autre exagération en admettant que les deux notions se complètent pour désigner l’activité divine en relation avec la vie du monde. Si le terme de création pris en soi renferme seulement le fait que Dieu appelle du non-être à l’existence un être réel, celui de conservation exprime que Dieu, pour poser le monde comme durable, le pose comme une force permanente qui est elle-même à son tour causalité, et même, à ses degrés supérieurs, cause de reproduction spontanée. La conservation est donc la continuation de la volonté créatrice de Dieu, mais de telle sorte qu’elle saisit dans sa réalité vivante l’être créé, emploie même cette causalité secondaire à sa propre reproduction, que cette cause seconde devient par là une image créaturale de l’aséité divine, mais sur le fondement seulement de la toute-puissance toujours présente et sustentatrice de Dieu. »

Nous n’approuvons pas le procédé de Kahler, emprunté à Schleiermacher, qui consiste à répartir les attributs divins entre les diverses œuvres divines, au lieu de les traiter en un corps de doctrine. L’inconvénient de cette répartition se montre à nu dans son chapitre de la Providence, auquel il rattache la toute-présence et la toute-science. Il nous paraît évident que le rôle de ces deux attributs n’est pas limité au domaine de la Providence divine, et nous ajoutons même que, d’après nos définitions précédentes de la toute-présence, de la toute-science et de la sagesse divine, c’est cette dernière qui aurait ici sa place naturelle.

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