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Sur la mort de Jean-Baptiste

Second sermon : Danse et Martyre

Or, le roi Hérode ouït parler de Jésus (car son nom était devenu célèbre), et il dit : Ce Jean, qui baptisait, est ressuscité des morts ; c’est pourquoi la vertu des miracles agit en lui. D’autres disaient : C’est Élie ; et d’autres disaient : C’est un prophète, ou comme un des prophètes. Quand donc Hérode eut appris cela, il dit : C’est Jean que j’ai fait décapiter ; il est ressuscité des morts. Car Hérode lui-même avait envoyé prendre Jean et l’avait fait lier dans une prison, à cause d’Hérodias, femme de Philippe son frère, parce qu’il l’avait prise en mariage. Car Jean disait à Hérode : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. C’est pourquoi Hérodias lui en voulait, et désirait de le faire mourir ; mais elle ne le pouvait ; car Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il le gardait soigneusement ; et il faisait beaucoup de choses après l’avoir entendu, et il l’écoutait volontiers. Mais un jour favorable étant venu, dans lequel Hérode, à l’anniversaire de sa naissance, faisait un festin aux grands seigneurs, et aux capitaines et aux principaux de la Galilée, et la fille d’Hérodias étant entrée et ayant dansé, et ayant plu à Hérode et aux convives, le roi dit à la jeune fille : Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai ; et il lui jura, disant : Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, jusqu’à la moitié de mon royaume. Et elle, étant sortie, dit à sa mère : Qu’est-ce que je demanderai ? et sa mère dit : La tête de Jean-Baptiste. Puis, étant aussitôt rentrée avec empressement vers le roi, elle lui fit sa demande en disant : Je veux que tu me donnes, à l’instant, dans un plat, la tête de Jean-Baptiste. Et le roi, très attristé, ne voulut pas la refuser, à cause de ses serments et des convives. Et aussitôt, ayant envoyé un garde, le roi commanda qu’on apportât la tête de Jean ; et le garde alla et le décapita dans la prison, et apporta sa tête dans un plat, et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. Ce que les disciples de Jean ayant appris, ils vinrent et emportèrent son corps, et le mirent dans un sépulcre.

(Marc 6.14-29)

L’histoire de l’Église est toute remplie des crimes du monde contre les serviteurs de Dieu ; mais il faut avouer que celui-ci a un caractère qui lui appartient en propre. Qu’un frère jaloux s’élève contre Abel et le frappe à mort ; qu’un roi offensé excite son peuple à lapider le fidèle Zacharie ; qu’un tyran cherche à se faire bien venir des Juifs en livrant saint Jacques à l’épée ; qu’un gouverneur inique sacrifie Jésus de Nazareth pour conserver sa place, cela est affreux sans doute, mais cela s’explique du moins, par la jalousie, par l’orgueil, par la politique, par l’ambition, par la peur. Mais que la tête d’un saint prophète soit coupée, sans colère, à regret, par un prince qui l’estime, qui le tient pour juste et saint, qui écoute volontiers ses conseils, et qui l’a gardé jusqu’ici contre la haine de ceux à qui il l’abandonne aujourd’hui ; que cette tête soit apportée sur un plat, au milieu d’un festin, et donnée pour salaire à une danseuse, dont la piété filiale s’empresse d’en faire hommage à sa mère, il y a là un contraste qui fait frissonner, et l’horreur du lecteur est égalée par sa surprise.

Mais cette surprise est-elle bien réfléchie ? ce contraste est-il bien réel ? Entre cette tête coupée et cette danse n’y aurait-il pas un lien caché ? Oui ; car ce qui vous étonne a été prévu, combiné ; cette danse a été choisie comme une dernière ressource pour obtenir cette tête. N’avez-vous pas remarqué dans le récit de notre évangéliste un de ces petits mots qui décèlent la plume du Saint-Esprit : « Un jour favorable étant venu ? » Hérodias veut la tête de Jean-Baptiste et l’a souvent demandée, sans avoir pu ni vaincre la répugnance d’Hérode ni tromper sa vigilance. Mais voici un jour favorable pour l’exécution de ses desseins, et ce jour, c’est l’anniversaire de la naissance d’Hérode. Favorable pour faire décapiter Jean-Baptiste ? Un jour qu’on avait coutume de marquer par des grâces, même en faveur des plus criminels ? Laissez-la faire ; elle s’y entend mieux que vous. Ce jour lui est favorable, parce qu’il lui fournit l’occasion de faire danser sa fille devant Hérode, et la danse de Saloméa fera le reste. Ou plutôt, au lieu de faire honneur de cette conception à la seule Hérodias, reconnaissons qu’elle appartient avant tout au démon qui l’inspire, et dont l’influence est si visible dans cette histoire. La victoire qu’il a besoin de remporter sur le cœur d’Hérode pour lui faire tuer Jean-Baptiste, cette victoire qu’il n’a pu obtenir, ni par la colère d’Hérode, ni par les prières d’Hérodias, il l’obtient enfin par la danse de Salomé. Comment cela ? C’est ce que nous allons rechercher.

a – Nous apprenons de Josèphe que c’était le nom de la fille d’Hérodias.

Mais ce n’est pas pour Hérode, pour Salomé, pour Hérodias que je prêche : hélas ! ils sont allés rendre compte à leur juge. C’est à vous, pour qui le temps de l’épreuve dure encore, que je veux faire l’application de mon texte. N’allez pas croire en effet qu’Hérode, Salomé, Hérodias, soient des personnages d’imagination avec lesquels vous n’avez rien de commun, et ne traitez pas les récits de la Bible comme vous feriez des aventures de roman ou des scènes de théâtre. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Si les plus grands saints sont, d’après saint Jacques, des hommes comme nous et dont nous pouvons imiter les vertus, les plus grands criminels sont aussi des hommes comme nous et dont l’histoire peut nous avertir salutairement, parce que les convoitises qui ont reçu chez eux leur complet développement existent en germe dans nos cœurs. « Ces choses ont été des exemples pour nous, afin que nous ne désirions pas des choses mauvaises comme ceux-là en ont désiré, » Ne nous bornons donc pas à chercher comment la danse de Salomé a pu conduire au crime la main d’Hérode ; mais observons dans cet exemple quelles sont les dispositions de péché qu’enfante ou que développe la mondanité, et plus spécialement la dissipation.

Je dis la dissipation en général, et non pas seulement l’espèce de dissipation que l’Écriture nous fait remarquer chez Salomé. Vous vous attendiez peut-être que j’allais prêcher sur la danse, et discuter des questions curieuses, telles que celles-ci : La danse est-elle répréhensible en soib ? N’y a-t-il pas certaines réunions où ce divertissement puisse se prendre sans péril ? N’y a-t-il pas certaines positions qui autorisent, qui obligent à y participer ? Et peut-être quelques-uns viennent-ils ici « épier ma liberté en Christ, » et observer si je ne me laisserai point aller à quelque exagération, dont ils pourraient profiter pour mal parler de mon ministère et pour mettre à l’aise leur mondanité. Mais je ne veux parler de rien de tout cela : je suis ministre de Jésus-Christ pour vous dire non des choses curieuses, mais des choses utiles. S’expliquer en détail sur telle ou telle pratique, et tracer une ligne de démarcation précise entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, c’est l’esprit d’un directeur, ce n’est pas celui de la Bible. La Bible ne nous conduit pas par des directions, mais par des principes ; elle a des règles pour le cœur, non pour les mains et les pieds. Elle nous dit : « N’aimez pas le monde ; » n’aimez pas, remarquons bien ce mot, et non, ne faites pas ou n’allez pas. Elle prépare « le cœur, duquel procèdent les sources « de la vie, » et puis elle laisse au cœur le soin de régler les actions. Fidèle à ses maximes, j’attaque la dissipation dans votre cœur ; et c’est là que je veux vous la faire voir enfantant des péchés auxquels vous l’avez crue peut-être entièrement étrangère, comme la danse de Salomé enfante le crime d’Hérode, avec lequel elle contraste pour un observateur superficiel.

b – La danse n’est pas répréhensible en soi. C’est une expression naturelle de la joie (1 Samuel 18.6 ; Luc 15.25). Elle peut être alliée à des fêtes véritablement saintes (Jérémie 31.13 ; Lamentations 5.15 ; et surtout 2 Samuel 6.14).

Au reste, suivons la marche que nous indique notre histoire elle-même, telle qu’elle nous est racontée par le Saint-Esprit. Une étude attentive nous y fera découvrir chaque phase de cette transition si rapide à la fois et si prodigieuse, par laquelle la danse de Salomé fit passer Hérode d’une répugnance insurmontable pour son meurtre à un lâche consentement.

Hérode n’avait pour convives que des hommes ; les mœurs de l’antiquité écartaient les femmes de ces sortes de réunionsc. Mais sur la fin du festin, Hérodias, que l’évangéliste nous montre dirigeant la fête, toute absente qu’elle est, envoie sa fille danser en présence d’Hérode et de sa cour. On reconnaît ici une coutume romaine, qui avait pu aisément pénétrer dans la maison des Hérodes, créatures complaisantes des Césars : des danseuses publiques venaient se donner en spectacle durant les festins. Outre que ces danses n’allaient guère sans blesser la pudeur, la seule présence de cette jeune fille, dans un tel moment, loin des yeux de sa mère, et à une place qui appartenait à des danseuses de profession, était un assez grand oubli de toutes les convenances de son âge et de son sexe. Un oubli, disons-nous ; mais un oubli où tout est calculé pour entraîner Hérode à s’oublier à son tour, et lui faire faire ainsi le premier pas dans le chemin qui doit le conduire au meurtre. Ce premier pas, c’est l’enivrement, « Et elle plut à Hérode et aux convives, « et le roi dit à la jeune fille : Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai. »

c – Remarquez que Salomé « entra » pour danser, « sortit » pour aller consulter sa mère, et « rentra » pour demander la tête de Jean-Baptiste. — Les femmes étaient soumises aux mêmes lois dans tout l’Orient ; cela explique la résistance de la reine Vasti à l’invitation d’Assuérus (Esther 1.10, 12).

Voici Hérode enchanté, ravi, et s’écriant dans un enthousiasme qu’il ne saurait plus contenir : « Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai. » Il a cessé d’être « maître de son cœur ; » il s’est livré tout entier à l’idolâtrie de la créature ; et le cœur humain livré à la créature, mais surtout le cœur d’un Hérode, c’est la porte ouverte à toutes les mauvaises convoitises. Aussi bien, qui est Salomé et d’où vient-elle ? Fille de Philippe, que fait-elle dans le palais d’Hérode ? L’adultère et l’inceste l’y ont fait entrer sur les pas de sa mèred. Sa vue rappelle vivement à Hérode tous ses plaisirs, dirai-je ? ou toute sa honte… mais véritablement nous n’osons remuer la fange qui dort dans cette âme de chair et de boue. La plupart des commentateurs ont supposé qu’Hérode était à ce moment échauffé par le vin ; ils ne peuvent expliquer autrement son indigne complaisance, ni les instances avec lesquelles Salomé le presse de la satisfaire à l’instant, pendant le festin, comme si elle craignait de lui laisser un moment pour se reconnaître. Cette supposition n’a rien d’invraisemblable, mais elle n’est pas nécessaire pour rendre compte de l’étourdissement d’Hérode. Quand il ne serait pas ivre de vin, il l’est de la danse de Salomé ; il l’est de plaisir, d’admiration, de convoitise, et ces vapeurs-là suffisent pour expliquer bien des choses. Hérode n’est plus à lui-même, et il promet tout, en laissant à la créature qui l’a charmé le soin de fixer le sens et l’étendue de ses promesses.

d – Une expression de saint Marc confirme cette réflexion, au verset 22 : « La fille d’Hérodias elle-même. » Cette nuance n’a pas été observée dans nos versions, excepté dans celle de Lausanne, 1839, qui traduit ainsi : « La fille de cette Hérodias. »

Mes chers frères, de telles occasions, de telles associations d’idées, de telles souillures sont éloignées de vous, grâce à Dieu. Mais prenez-y garde. Notre cœur est ouvert à tout ce qui est mal ; la vigilance la plus attentive suffit à peine pour nous en préserver ; et cette vigilance, ce frein de la chair, la dissipation nous l’ôte. Elle nous enivre comme Hérode, alors même qu’elle ne nous entraîne pas à de si criminelles extrémités.

Oui, la dissipation nous enivre. Il est écrit : « Garde ton cœur plus que tout ce qu’on garde ; » mais la dissipation nous enlève à nous-mêmes. Elle étourdit notre esprit, elle échauffe nos sens, elle enflamme notre imagination. Comment veiller dans une partie de plaisir ? Comment garder son cœur, alors qu’on l’expose volontairement à mille objets qui se disputent l’honneur de s’en emparer ? Pour veiller, il faut que l’esprit demeure libre et vainqueur de la chair ; il faut que « les choses invisibles » dominent sur « les visibles. » Mais la dissipation asservit l’esprit à la chair ; la dissipation rejette dans l’ombre les choses invisibles, tandis que les choses visibles au contraire, elle les appelle, elle les rassemble, elle y concentre tous les regards du corps et de l’âme. Ah ! ces discours, ces spectacles, ces empressements dont une réunion mondaine est toute remplie, vous laissent-ils donc, seul entre tous, calme, sage, recueilli ? Mais véritablement, s’ils vous laissaient tel, vous ne vaudriez plus rien pour le monde, et il serait en droit de vous rejeter « comme un vaisseau de nul usage, » si ce n’est comme un censeur incommode.

Ce n’est pas tout, et la ressemblance va plus loin. Chez nous comme chez Hérode, cet enivrement prend aisément un caractère charnel. « Ce qui est né de la chair est chair. » Oserai-je dire ici toute ma pensée ? Oui, je la dirai, mais brièvement, et en abandonnant les développements de ce sujet intime à la conscience de chacun. La dissipation tend en secret à corrompre le cœur. Elle a souillé chez plusieurs « le cours de la vie ; » et bien des désordres seront trouvés, si l’on remonte jusqu’à leur source, avoir pris naissance dans les réunions où règne la dissipation, et une dissipation tenue peut-être pour modérée et légitime. Le langage même du monde en fait foi ; car celui qu’il appelle un homme de plaisir a presque cessé d’être un homme honnête. Mais je m’en tiens à vous qui avez été, je le veux, préservés de ces excès. Répondez-moi, la main sur la conscience : la dissipation n’a-t-elle rien qui altère la pureté des sentiments ? Avec des cœurs tels que les nôtres, semblables à ces eaux stagnantes qu’il ne faut qu’agiter pour y trouver quelque infection, cet enivrement, cette excitation qui entraîne vers la créature, et vers la créature également excitée elle-même, tout cela va-t-il sans trouble et sans mauvaises pensées ? Une salle de bal ou de spectacle, est-ce bien le lieu le mieux choisi pour « mortifier par l’Esprit les œuvres du corps ? » L’Esprit dit : « Abstenez-vous des convoitises de la chair qui font la guerre à l’âme ; » mais la dissipation ne dit-elle pas : Livrez-vous ? L’impureté, oui, l’impureté n’est-elle pas là, dictant plus d’une parole, inspirant plus d’un désir, conduisant plus d’un regard, taillant plus d’un habit ? Et si dans une de vos réunions mondaines les cœurs venaient tout à coup à s’ouvrir et à laisser échapper leurs pensées secrètes, comme une terre entr’ouverte laisse échapper de vils reptiles, croyez-vous que ce spectacle, hideux partout, ne le fût pourtant pas là plus qu’ailleurs ? Jeunes gens, jeunes filles, ne vous y trompez pas. Les dissipations du monde sont un piège qui pour être honnête n’en est que plus subtil. Le tentateur a des appâts plus grossiers pour des âmes à demi perdues et qui « ne savent ce que c’est que de rougir ; » mais c’est ici qu’il s’attaque à des âmes qui ont de l’amour pour le bien, comme les vôtres ; c’est ici qu’il tient séance pour les en détacher par degrés insensibles. Voulez-vous garder votre cœur « pur de la souillure du mondee ? » Croyez-moi, allez le garder ailleurs.

eJacques 1.27. L’expression originale a une force particulière qu’il est difficile de rendre en français : « se conserver pur du monde. » Le monde est présenté ici comme une souillure, et ce n’est qu’en s’en tenant éloigné qu’on peut se maintenir pur.

La langue d’Hérode, « enflammée par la géhenne, » s’excite elle-même dans son entraînement, et ces paroles brûlantes qu’elle vient de laisser échapper : « Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai, » ne suffisent déjà plus au feu qui la consume. Il faut qu’il réitère son indiscrète promesse avec plus de précision et avec plus de solennité tout ensemble. « Quoi que ce soit que tu me demandes, poursuit-il, je te le donnerai, jusqu’à la moitié de mon royaume ; et il le lui jura. » Malheureux ! Qu’a donc à faire le saint nom de Dieu dans une telle promesse, à une telle personne, en un tel moment ? N’était-ce pas assez de ton oui téméraire, et ne pouvais-tu nous épargner du moins cette profanation ?

Mais Hérode ne comprend plus ce langage. Il l’eût compris hier ; hier il avait quelque respect pour les choses saintes ; hier il écoutait volontiers Jean-Baptiste, et faisait « beaucoup de choses » d’après ses conseils ; mais aujourd’hui la danse de Salomé l’a tout changé. Par cet enivrement charnel qu’elle a produit en lui, elle lui a fait tellement perdre Dieu de vue qu’il prend son nom en vain sans y songer seulement. Voilà son second pas vers le meurtre : l’oubli de Dieu. Et comment ne pas oublier Dieu quand on a commencé par s’oublier soi-même ? Hérode eût-il même eu jusqu’à ce jour une piété véritable, comment garder l’esprit de prière quand on a perdu l’esprit de vigilance qui lui sert d’appui ? Que dis-je ? comment prier en présence d’un tel spectacle ? Voulez-vous qu’Hérode se souvienne de Dieu, dans le temps qu’il repaît ses regards de la grâce de Salomé étalant devant toute une cour sa honteuse gloire ? Ah ! le premier mouvement de piété sincère qui s’élèverait dans son cœur lui rappellerait un contraste trop odieux pour le tolérer. Autour de lui tout s’empresse, tout rivalise pour exalter une danseuse ; et cependant, tout près de lui, à côté du palais, si ce n’est dans le palais même, Jean-Baptiste languit emprisonné ! Il peut prier, lui, dans son cachot ; mais Hérode et sa cour ne le peuvent pas ; s’ils ont encore un culte, c’est pour Salomé !

Vous vous joignez à moi pour condamner Hérode. Mais, songez-y, cette tendance des plaisirs du monde à faire oublier Dieu n’est pas renfermée dans le palais de Machéronte. L’alliance de la dissipation avec l’impiété est de tous les temps, parce qu’elle est dans la nature des choses. Si la piété ne va point sans un esprit de renoncement, si elle a pour base la soumission complète de la volonté propre à la volonté divine, enfin si elle marche par la foi et non par la vue, elle ne saurait subsister avec des divertissements qui subordonnent tout au plaisir, qui rapportent tout à la volonté propre, qui ne font appel qu’à la vue et aux sens. Après les égarements criminels, rien n’éloigne plus notre cœur de Dieu que les amusements vides et frivoles. Ils étouffent la prière, et la prière est la respiration de l’âme. Aussi est-il écrit : « Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui. »

Cette vérité est confirmée par l’histoire de tous les temps. C’est dans l’effervescence d’une bruyante fête que Belshatsar profana les vases de la maison de Dieu ; et l’on sait que nos esprits forts du siècle dernier ont été presque tous des hommes de plaisir. La soif du plaisir n’a jamais régné sans l’oubli de Dieuf. Je dis sans l’oubli du vrai Dieu ; car le culte des faux dieux, qui n’est que l’impiété déifiée, s’allie au contraire merveilleusement avec l’amour du plaisir. Le Saint-Esprit nous fait observer cette alliance chez les Israélites adorant le veau d’or au désert. « Aaron bâtit un autel devant le veau ; et ils se levèrent le lendemain dès le matin, et ils offrirent des sacrifices de prospérité. Et le peuple s’assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour jouer (Exode 32.5-6). » Le culte des faux dieux à Rome et dans la Grèce offre le même caractère ; et, chose remarquable, le christianisme dégénéré le présente à son tour. La religion superstitieuse est une religion de plaisir. Sans parler ici des spectacles religieux du moyen âge, j’ai vu, dans une contrée étrangère, l’approche des jours de Noël et de Pâques célébrée par de folles réjouissances et par des excès d’intempérance. Mais le vrai christianisme a une tendance toute contraire. Il proscrit les excès de la dissipation ; ou plutôt il n’a pas même besoin de les proscrire : partout où une véritable foi pénètre, ils tombent d’eux-mêmes, et ce n’est qu’en s’en détachant que le cœur peut s’attacher à Dieu.

f – L’Écriture nous fait admirer la prudence de Job, qui offrait des sacrifices à Dieu en faveur de ses enfants chaque fois qu’ils s’étaient réunis pour célébrer un festin (Job 1.5).

Mais j’en viens à vous et à vos plaisirs, et je dis qu’avec la différence qu’il est juste de faire selon la nature des divers amusements, la même remarque trouve encore ici son application. La dissipation, tournée en habitude, ôte Dieu de devant les yeux ; la dissipation et l’esprit de piété sont incompatibles. Prenons un exemple, et souffrez-en la familiarité ; pour être bien compris, j’ai besoin de quitter un moment les généralités et d’entrer dans le vif. Voyez une jeune fille allant au bal. Est-il possible qu’elle ait alors le cœur tourné vers Dieu, et qu’elle obéisse à ce précepte du Saint-Esprit : « Priez sans cesse ? » Je ne vois de place pour cette disposition ni avant la fête, ni pendant, ni après.

Pourra-t-elle prier avant la fête ? Quoi ! tandis qu’elle est tout entière aux soins de son ajustement et de sa figure ? Elle craindrait de gâter un pli de sa robe ou de sa coiffure en se mettant à genoux. A genoux ? et qu’y ferait-elle ? Fidèle à ce commandement : « Soit que vous mangiez, ou que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites tout à la gloire de Dieu, » demandera-t-elle la grâce de glorifier Dieu dans ce qu’elle va faire ? Invoquera-t-elle la bénédiction du Saint-Esprit sur… n’achevons pas, nous aurions l’air de nous moquer des choses saintes.

Mais quand il serait possible que le Seigneur vous eût accompagnée jusqu’à la porte, vous suivra-t-il plus loin ? et pourrez-vous « demeurer en lui, et lui en vous, » durant le bruit et l’entraînement de votre fête ? Ah ! si vous alliez visiter un malade, soulager un indigent, consoler une famille en deuil, ou exhorter une âme attachée au monde à tout quitter pour servir le Seigneur, le Seigneur vous suivrait sans doute ; mais ici, où vous allez être tout occupée de plaire, de vous étourdir et d’étourdir les autres, de vous livrer avec eux à l’amour du monde, ah ! ici la présence du Seigneur serait importune, et en passant le seuil de la porte vous lui direz : Reste ; tu ne saurais venir où je vais.

Mais enfin, le retrouverez-vous en sortant ? Ah ! vous le trouverez sans doute, vous le trouverez toujours, malgré vos froideurs et votre injustice, « si vous le cherchez de tout votre cœur. » Mais ce cœur fervent, croyez-vous l’avoir au sortir de votre fête ? Est-ce quand vous aurez fait de la nuit le jour que vous aurez la liberté d’esprit nécessaire pour pleurer à ses pieds ? Ne craignez-vous pas que le mouvement de votre danse encore présent à vos yeux, ou le bruit de la symphonie retentissant encore à votre oreille, ne trouble, je ne dis pas seulement vos languissantes prières, mais jusqu’aux pensées errantes de votre sommeil ? Pauvre jeune fille !

Une question encore : Voudriez-vous mourir au bal ? Si vous n’y voulez pas mourir, il n’y a qu’un moyen sûr de l’éviter : c’est de n’y pas aller ; car partout où vous êtes vous pouvez mourir. Mais je suppose une chose impossible ? Je ne suppose qu’une chose qui est arrivée plusieurs fois, et récemment encore. Une jeune femme fut frappée dans un bal, au milieu des danses, et n’eut que le temps de s’asseoir et de mourir. On l’ensevelit dans sa robe de bal. Cette mort, cette sépulture vous fait-elle envie ?

Maîtresse du cœur d’Hérode par son serment, Salomé court chercher une volonté auprès de sa mère. « Que lui demanderai-je ? » dit cette fille soumise ; et sa mère, qui était là depuis le commencement de la fête complotant contre Jean-Baptiste ; sa mère, qui ne voit dans la passion d’Hérode, dans les grâces de Salomé, dans ses propres charmes, que des instruments pour sa vengeance ; sa mère, qui vérifie cette parole du Seigneur : « Les enfants de ce siècle sont plus prudents que les enfants de lumière, » et qui nous donne dans le crime l’exemple d’une persévérance qui accuse notre mollesse dans le bien, sa mère a un conseil tout prêt, et lui répond avec une présence d’esprit infernale : « La tête de Jean-Baptiste. » Docile aux ordres d’Hérodias, et sans doute aussi initiée par degrés dans son esprit, ravie peut-être de l’occasion qu’on lui fournit de se défaire du censeur importun de ses plaisirs favoris, sa digne fille rentre avec empressement dans la salle du festin ; et, tandis que tous les convives tiennent les yeux fixés sur elle, curieux de savoir à quelle épreuve elle va mettre la foi d’Hérode, elle fait sa demande en disant, sans lui laisser le temps de respirer : « Je veux que tu me donnes à l’instant dans un plat la tête de Jean-Baptiste. »

Quel moment ! quel cri d’horreur s’échapperait du cœur des convives, si les timides habitudes de l’adulation ne leur fermaient la bouche ! La tête d’un prisonnier, d’un juste, d’un saint, d’un prophète ! Ont-ils bien entendu ? Sont-ils revenus aux jours d’Achab et de Jézabel ? Passeront-ils de la danse au meurtre et des vapeurs du vin à celles du sang ? Mais surtout, quel moment pour Hérode ! Lisez sur son visage tous les sentiments qui l’agitent à la fois. La surprise, l’indignation, la convoitise, la honte, la terreur, la conscience s’y livrent un court, mais épouvantable combat ; et le Saint-Esprit nous le peint « très attristé. » Il se réveille à ce coup de l’ivresse où tous ses sens étaient plongés. Il s’étonne, il s’irrite du piège qu’une femme artificieuse vient de lui tendre ; il s’en veut à lui-même de l’imprévoyance avec laquelle il s’y est engagé. Il se remet devant les yeux l’innocence, la fidélité, la piété, la sainte mission de son prisonnier. Que savons-nous ? peut-être se rappelle-t-il au fond du cœur qu’il y a un Dieu ; peut-être se dit-il qu’il va payer la faiblesse d’un moment par le remords de toute une vie, si ce n’est d’une éternité. Mais tout cède, mais tout ploie, mais tout se prosterne devant la crainte de l’opinion. La crainte de l’opinion, c’est le troisième pas d’Hérode vers son crime ; et, après s’être un moment débattu contre l’horrible fatalité qui semble l’entraîner, il rentre comme un timide agneau dans l’esclavage de Salomé, et « ne veut pas tromper son attenteg, à cause de ses serments et des convives. »

g – C’est le sens propre du mot grec. La Vulgate traduit : « Il ne voulut pas la contrister, » et une autre version ancienne, « la frustrer. »

« A cause de ses serments et des convives : » avec quelle vérité ce mot peint le cœur d’Hérode ! Ce n’est pas à cause de ses serments tout seuls ; Dieu n’est là pour rien, faut-il le dire ? Assurément, s’il y était pour quelque chose, Hérode eût craint de l’offenser le plus en gardant sa promesse qu’en la violant. « Le juste, s’il a juré, fût-ce à son dommage, n’en changera rien ; » et si l’on n’avait demandé à Hérode que « la moitié de son royaume, » il ne devait point se dédire. Mais il ne pouvait être fidèle à sa parole au dommage d’autrui, au prix d’un sang si pur et si précieux. Hérode n’avait qu’une réponse possible : J’ai péché en prêtant un serment téméraire, mais je commettrais en le tenant un second péché pire que premier ; contente-toi d’un sacrifice, car je n’ai pu promettre un crime. Mais ce ne sont pas les serments d’Hérode qui lui lient les mains ; ce sont « ses serments et les convives ; » ce sont les convives témoins de ses serments. S’il n’eût été entendu que de Salomé et d’Hérodias, il se fût rétracté sans doute ; mais la présence des convives, voilà l’irrésistible nécessité qui condamne au crime sa main frémissante.

Il y eût résisté peut-être partout ailleurs ; mais ici, il ne le peut pas. Ce n’est pas l’opinion toute seule qui le contraint ; c’est l’opinion dans un tel lieu, dans un tel moment, au milieu d’une fête mondaine et après la danse de Salomé. Le seul courage qui pourrait demeurer à Hérode est vaincu d’avance par l’atmosphère qui l’environne. Où trouver des forces contre l’opinion dans le temps qu’on s’est consumé en efforts pour lui rendre hommage ? Regardez autour de vous. Hérode n’a rien épargné pour se faire louer de ses courtisans. Son amour-propre s’est exalté par chacun des sacrifices auxquels il s’est condamné pour leur plaire. Ce n’est pas tout encore. Bravant toutes les convenances, il vient de faire danser devant eux la fille d’Hérodias, pour ajouter à l’orgueil du monarque la vanité du mari et du père. Faut-il s’étonner après cela que la vaine gloire soit excitée jusqu’au délire, et que l’opinion, qu’on a appelée « la reine du monde, » règne surtout dans la fête d’Hérode ? Et quand l’heure est venue pour lui de choisir, à l’instant même, entre le crime et la fausse honte ; quand tous ces convives, charmés de lui et de sa fille, sont là qui observent s’il se montrera fidèle à sa promesse jusqu’au bout ; quand, témoins de la demande de Salomé, ils attendent, avec une anxiété redoublée, s’il se laissera vaincre ou non à ce jeu terrible, et s’il aura le courage de tout sacrifier à l’honneur de sa parole, tout, jusqu’à la tête d’un prophète ; quand on se regarde, quand on s’interroge, osera-t-il ? n’osera-t-il pas ? … l’entends-tu, Hérode ? on doute si tu oses ! Courage ! Il est temps de faire voir qu’un homme tel que toi ose tout et ne recule jamais. C’en est fait ; sors d’inquiétude, Hérodias, la victoire est à toi. Hérode a promis ; il ne s’en dédira point. La sentinelle est partie qui doit chercher le dernier plat du festin.

Mais ces convives, qui achèvent l’œuvre d’Hérodias, sont-ils donc aussi barbares qu’elle ? Partagent-ils sa haine et sa soif pour le sang du prophète ? Non, et la plupart sans doute ont horreur du spectacle qu’on leur prépare. Lâches, que ne parlez-vous donc ? Ce qu’Hérode va faire, c’est pour vous qu’il le fait. Qu’il voie que vous n’exigez pas cet affreux sacrifice, et il ne demandera pas mieux que de se laisser retenir la main. Il ne faut qu’une voix, qu’un mot, qu’un cri peut-être pour lui épargner un crime, et pour sauver une tête si précieuse, si sainte ! Mais non, ils ont peur ; peur d’Hérodias sans doute, mais peur aussi de l’opinion. Respirant la même atmosphère de mondanité et d’amour-propre qui enveloppe Hérode, la crainte qu’ils lui inspirent, ils la ressentent à leur tour. Lui commande le crime en gémissant, parce qu’il craint leur opinion ; eux le laissent commettre à regret, parce qu’ils craignent son opinion et l’opinion les uns des autres. Et c’est ainsi qu’on fait des deux parts, pour se complaire mutuellement, ce qui déplaît aux uns et aux autres. O folie !

Oui, mes amis, car il me tarde de revenir à vous et de vous faire l’application de cette doctrine, la dissipation asservit à l’opinion. Elle cultive dans le cœur la crainte du blâme et la passion des louanges ; elle fait pousser et fructifier notre amour-propre, et l’amour-propre le plus petit, le plus indigne.

Car enfin, de ces deux genres de gloire que la Bible nous apprend à distinguer, la gloire qui vient de Dieu et celle qui vient des hommes, quelle est celle qu’on cherche dans les réunions mondaines ? Assurément ce n’est pas la première ; c’est donc la seconde. Eh oui, c’est la seconde ! Que cherche cet homme à qui rien ne coûte pour effacer par sa fête l’éclat de toutes les autres, et qui prodigue l’argent devant une foule d’admirateurs, avec autant de soin qu’il le ménage avec sa famille ou avec les distributeurs de la charité, que cherche-t-il sinon la gloire du monde ? Que cherche pour son enfant, si ce n’est pour elle-même, cette mère qui est en quête et comme en travail de moyens pour faire valoir sa fille, et qui l’exerce à poursuivre les vains applaudissements des hommes comme elle devrait poursuivre la faveur de Dieu, que cherche-t-elle sinon la gloire du monde ? Que cherchez-vous, quand vous méditez, quand vous délibérez, quand vous consultez sur la coupe d’une robe ou sur le choix d’une couleur, avec autant de sollicitude qu’un général sur son plan de bataille ou un ministre d’état sur un projet de loi ; que cherchez-vous, quand vous luttez avec vos jeunes compagnes à qui plaira le plus et à qui attirera le plus de regards ; que cherchez-vous, quand vous demeurez préoccupée des jours entiers ou de la joie de vos succès ou de l’amertume de votre délaissement, que cherchez-vous sinon la gloire du monde ? La dissipation est la serre chaude de toutes les vanités : vanité du luxe, vanité des habits, vanité de la figure, vanité de l’argent, vanité de l’esprit, « vanité des vanités. »

Un contraste frappe ici mon esprit. Voici la peinture de la jeune femme chrétienne, telle que le Saint-Esprit l’a tracée : « Son ornement n’est pas celui du dehors, l’entrelacement des cheveux, les parures d’or ou la recherche des habits, mais l’homme caché du cœur, dans l’incorruptibilité d’un esprit doux et paisible qui est d’un grand prix devant Dieu. Elle se revêt, comme autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu, d’un habit honnête, avec pudeur et modestie, et ne veut d’autre parure que celle des bonnes œuvres, ainsi qu’il est séant à des femmes qui font profession de servir Dieu. On la voit modeste, chaste, bonne, soumise, aimant son mari, aimant ses enfants, gardant la maison. Et quant à la jeune fille, elle a encore cet avantage sur la femme mariée que, tandis que celle-ci s’inquiète des choses du monde, cherchant à plaire à son mari, celle-là ne s’inquiète que des choses du Seigneur, pour être sainte de corps et d’esprit. »

Jeunes servantes du Seigneur, dites, laissez parler votre cœur : cette peinture ne vous inspire-t-elle pas une sainte envie ? Et, de bonne foi, pouvez-vous la vérifier au milieu des dissipations du monde ? Savez-vous un secret pour concilier avec l’humble et solide gloire d’une Sara ou d’une Dorcas, les honteux honneurs d’une pauvre Salomé ? Ah ! la mondanité met tout en dehors. Elle vous place sur un théâtre. Elle ne vous laisse pour les obscurs, mais sublimes devoirs de la vie domestique, pour la conduite d’une maison, pour la tendre affection d’un mari, pour l’éducation d’une famille, qu’une attention partagée et des jours mutilés. La mondanité vous dégrade ; et la simplicité, la modestie, l’humilité, s’enfuient épouvantées au bruit de vos danses et de vos concerts.

Nous allons parler d’un quatrième pas ; mais comment cela ? Hérode est vaincu, l’ordre est donné, tout est fini. Oui, mais il reste encore un point à expliquer. C’est qu’il ne lui échappe pas un mouvement instinctif, un cri du cœur qui l’arrête en dépit de lui, tout décidé qu’il est, à ce moment fatal qui sépare la sentence de l’exécution. Ce n’est pas ici un crime ordinaire. La manière, le lieu, le temps en sont si horribles qu’ils ont de quoi faire frémir jusqu’aux plus méchants, si tout sentiment humain n’est pas étouffé chez eux ; et il ne l’est pas chez Hérode. Sera-t-il donc vrai qu’on apportera dans la salle de son festin la tête fumante d’un prophète qu’il estime, qu’il craint, qu’il protège ? Non, ce rêve de sang ne se réalisera pas ! Il n’y a ni enivrement des sens, ni oubli de Dieu, ni crainte de l’opinion qui tienne ! Qu’on coure après ce garde ! Donnez-moi un jour, une heure ! Aujourd’hui le festin, demain l’exécution ! — Eh bien, qui éteindra cette dernière étincelle d’humanité ? La danse de Salomé s’en charge encore, et c’est à elle qu’Hérode doit son quatrième et dernier pas vers le meurtre de Jean-Baptiste, l’endurcissement du cœur.

Les sentiments humains n’étaient pas étouffés jusqu’ici chez Hérode, mais ils le sont maintenant ; ils le sont par ces spectacles et ces plaisirs mêmes qui vous semblent ne pouvoir aller avec la vue du sang. Ceci est plus difficile à expliquer que le reste, et tient à de si honteux secrets de notre nature qu’il faut se faire violence pour le reconnaître. Il y a dans les profonds replis du cœur de l’homme un je ne sais quoi de diabolique qui n’est pas fâché des souffrances d’autrui, un germe dont le développement enfante la malice et la cruauté ; et ces traits, « agiles pour répandre le sang, vivant dans la malice et dans l’envie, haïssables et haïssant, » ne se trouvent pas en vain dans les descriptions même les plus générales que le Saint-Esprit a tracées du cœur de l’homme. Ces mauvais instincts sont comprimés à l’ordinaire par les lois, par l’intérêt général, par l’intérêt particulier, et aussi par un instinct contraire de sensibilité qui existe également dans les inextricables contradictions de notre nature. Mais ils se font jour quelquefois, et plus spécialement peut-être dans l’entraînement du plaisir. Soit que le plaisir nous enlève, dirai-je ? ou nous livre à nous-mêmes, et que cela suffise pour mettre à nu des sentiments de malice jusque-là cachés à tous les regards, et aux nôtres même ; soit que l’égoïsme effréné que développe l’effervescence du plaisir ne puisse aller sans quelque mélange de haine et de méchanceté ; soit enfin que les penchants de plaisir aient dans le fond de l’âme comme une porte dérobée qui ouvre sur les penchants cruels ; sans prétendre éclaircir à fond ce mystère, nous pouvons apprendre de l’histoire et de l’expérience que les instincts de convoitise vivent en assez bonne harmonie avec ceux de la malice, et qu’il y a tels entraînements de la volupté qui ne craignent pas l’assaisonnement du sang.

Les époques qui ont marqué dans les annales des peuples par les excès de la licence, ont presque toujours marqué aussi par ceux de la cruauté ; témoin l’ignominieuse et sanglante histoire des empereurs de l’ancienne Rome. Les plus voluptueux d’entre eux en ont été les plus barbares, et l’on ne sait si l’on doit voir dans le nom d’un Tibère, d’un Caligula, d’un Néron, d’un Domitien, d’un Héliogabale, le type de la férocité ou celui de la luxure. Ces Lucullus, qui avaient porté si haut l’art de l’intempérance, avaient crû d’autant dans la dureté du cœur, et les viviers où ils entretenaient leurs lamproies servaient de tombeaux pour leurs esclaves à la moindre désobéissance. De tant de fêtes que la politique inventa pour fasciner les regards du peuple romain et pour endormir sa liberté remuante, il n’en était point qui excitât plus d’enthousiasme et d’ivresse que les combats de gladiateurs. Les réjouissances publiques étaient choisies pour les plus sanglantes persécutions ; les tortures des chrétiens variaient les spectacles de l’amphithéâtre, et ces torches humaines que Néron s’amusait à allumer divertissaient en même temps le peuple et prêtaient aux jeux du cirque une affreuse lumière. Hélas ! et cette secrète affinité du plaisir avec la soif du sang ne s’est pas seulement déclarée chez les peuples païens ; nous n’en trouverions que trop de preuves chez les chrétiens eux-mêmes, dans les amusements de la multitude, dans les combats d’animaux, dans les duels, dans la vie de plus d’un prince, dans l’histoire des hommes qui ont pris part aux crimes de notre révolution, et jusque dans celle des persécutions que le peuple de Dieu a souffertes dans ce royaume.

Mais pourquoi chercher au loin des exemples, quand notre texte nous en fournit de si éclatants ? Où vit-on jamais la soif du plaisir et celle du sang plus étroitement unies que dans le festin de Machéronte ? Meurtriers de Jean-Baptiste, Hérode, Salomé, Hérodias ; le premier, qui exécutes le meurtre, la seconde, qui le demandes, la troisième, qui l’inspires, venez nous dire chacun de vous la part de son crime qui appartient à l’amour du monde ; et puisque l’amour du monde vit de ces trois convoitises, « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie, » approchez, que je les partage entre vous, avec le sang de ce juste qu’elles vous ont fait répandre.

[La même division des convoitises du monde se retrouve dans les deux tentations par lesquelles commence l’histoire des deux Testaments. Nous lisons dans Genèse 3.7 : « La femme vit que le fruit était bon à manger (convoitise de la chair), agréable à la vue (convoitise des yeux), et propre à donner la science (orgueil de la vie) ; » et nous voyons dans Luc 4.1-13, le démon proposant tour à tour au Seigneur le changement des pierres en pains (convoitise de la chair), la possession des royaumes du monde (convoitise des yeux), et le vain honneur de se jeter du haut du temple (l’orgueil de la vie).]

A toi, Hérode, « la convoitise de la chair. » Ton premier pas, le pas décisif, c’est l’enivrement charnel, c’est l’impureté. Le démon a pu compter sur ta main pour le meurtre de Jean-Baptiste, du jour que tu la donnas à Hérodias. C’est elle qui t’a fait porter le deuil et l’opprobre dans la maison de ton frère et dans le cœur de ta femme ; elle qui t’a commandé de jeter dans une indigne prison le fidèle censeur de tes infidèles plaisirs ; elle enfin qui commet aujourd’hui par toi, malgré toi, un crime trop noir même pour toi. A toi, Salomé, « la convoitise des yeux. » Tu ne partages ni le voluptueux asservissement d’Hérode, ni les profonds ressentiments de ta mère. Jusqu’ici aucune tache n’a sali ta vie, aucun sang n’a souillé ta main. Seulement, et qui pourrait t’en blâmer à ton âge ? tu marches, tu cours, tu voltiges, « comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux, » avec une légèreté étourdissante qui n’est pour le monde qu’une grâce de plus. Tu vis, tu t’agites, tu tournoies dans un tourbillon de plaisir ; et tandis que les pieds rasent à peine la terre, tes mains la sèment tout autour de toi des plus agréables fleurs. Type accompli de la jeune fille mondaine, tu séduis tous les regards, tu gagnes tous les cœurs, ta louange remplit toutes les bouches, qui ne t’aimerait ? Mais que portes-tu, fille charmante, dans ce plat que tu reçois des mains d’un soldat farouche, pour en faire hommage à ta mère ? O spectacle d’horreur ! O danse ! ô martyre ! O pieds légers pour battre la terre en cadence, devenus « légers pour répandre le sang ! » A toi, Hérodias, « l’orgueil de la vie. » Tout ceci a été fait par toi et pour toi. Le voilà, ce sang dont tu étais altérée. D’où vient que ta main, à la fois empressée et tremblante, avance et recule tour à tour ? J’ai vu passer comme une ombre, sur ton beau visage, un sourire de Satan avec une terreur de Dieu. Prends cette tête, garde-la dans ta chambre nuptiale, dont ta victime a osé te reprocher la honte. Mais que vois-je ? où vas-tu la cacher à tous les yeux ? Crains-tu qu’elle n’aille rejoindre le corps dont tu l’as séparée, pour conspirer encore une fois contre ton repos avec ta conscience et avec Dieuh ? Eh ! qui peut démêler l’enfer qui est dans ton cœur ? Mais parle : qui t’a poussée au meurtre ? L’orgueil. Ton orgueil n’a pu se contenter d’un hymen sans éclat et sans diadème. Ton orgueil a donné la main à la concupiscence d’un tétrarque. Ton orgueil n’a pu souffrir la liberté d’un saint prophète, ni lui pardonner de t’avoir fait rougir. Mais encore, qu’est-ce qui a nourri en toi cet orgueil effréné ? Le monde avec ses vanités. Ta fille est une image si fidèle de sa mère, qu’il nous est permis de conclure que si elle finit comme toi, c’est que tu as commencé comme elle. Tu n’étais autrefois qu’une idole du monde, l’enivrant de tes grâces et t’enivrant de ses louanges. La vanité te conduisit à l’orgueil, l’orgueil à l’ambition et à la vengeance, l’ambition et la vengeance au meurtre d’un saint homme de Dieu. Hérode, Salomé, Hérodias, instruisez-nous à associer à l’avenir l’amour du monde avec la dureté du cœur !

h – « Comme si elle redoutait encore les reproches de Jean après sa mort, elle craignit de réunir sa tête au reste de son corps, et la fit enfouir secrètement dans un endroit retiré de la juridiction d’Hérode. » (Nicéph., i, 19, cité par Winer, « Biblisches Real-Wœrterbuch, » au mot Hérodias.)

Mes frères, je vous le répète encore, n’allez pas vous rassurer en disant qu’il n’y a aucun rapprochement possible entre ces monstres et vous, ou entre leurs plaisirs et les vôtres, et que vous auriez horreur non seulement de couper la tête d’un homme, mais même de couper celle d’un agneau. Sans doute, à considérer les actes, tout rapprochement serait une exagération ; mais ce rapprochement est justifié pour qui se souvient qu’il faut regarder avant tout aux dispositions du cœur, et que c’est être meurtrier que de haïr son frère. Il n’est pas à craindre que les dissipations du monde vous entraînent jamais au meurtre, je le veux, quoique l’histoire criminelle de nos jours en fournisse plus d’un exemple ; mais vous avez à craindre que la dissipation ne vous endurcisse d’une autre manière, et que, sans conduire votre main au crime, elle ne ferme votre cœur à la charité.

Ce n’est pas qu’une personne qui vit dans la dissipation ne puisse avoir aucune espèce de sensibilité. Il y a une sensibilité de roman et de spectacle que la dissipation ne contrarie pas et qu’elle peut même nourrir ; mais cette sensibilité-là n’est pas la charité, et tel fond en larmes dans un théâtre au récit de malheurs imaginaires, qui ne montre, au sortir de là, qu’indifférence pour les maux réels. Il y a une autre sensibilité, réelle, louable, mais purement naturelle, et pour laquelle la grâce de Dieu est si peu indispensable qu’on en trouve de fort beaux modèles chez les païens eux-mêmes ; je veux parler des affections de famille, du patriotisme, de la philanthropie. Ce genre de sensibilité peut subsister, j’en conviens, avec les dissipations du monde, quoiqu’il soit juste de reconnaître que, toutes choses égales, il se développe beaucoup mieux dans une vie plus active et plus retirée. Mais la vraie charité, la charité évangélique, la charité dont Jésus-Christ nous a donné le précepte et l’exemple, la charité qui est « un fruit du Saint-Esprit, » cette charité sans laquelle « nous ne sommes rien, » n’étant capables ni de glorifier Dieu, ni de servir les hommes, ni de sauver nos propres âmes, cette charité-là, la dissipation en est le tombeau. Car la charité consiste à sortir comme hors de nous-mêmes, pour vivre en Dieu et dans le prochain ; elle se nourrit de renoncement et de sacrifices. « Nous avons connu ce que c’est que la charité en ce que lui (Jésus-Christ) a mis sa vie pour nous ; nous devons donc aussi mettre nos vies pour nos frères. » Mais qu’y a-t-il de plus contraire au renoncement que la dissipation ? Comment mettre son cœur au bal ou au spectacle dans une pensée d’abnégation ou de sacrifice ? Comment ces temples de l’égoïsme auraient-ils un sanctuaire pour la charité ? La dissipation exalte l’égoïsme, et l’égoïsme tue la charité.

Aussi, voyez les traits dont le Saint-Esprit a peint la charité, et comparez-les avec ce qui se passe dans une réunion de plaisir. « La charité est douce ; elle n’est point envieuse ; elle ne s’enorgueillit point ; elle ne s’aigrit point ; elle ne songe point à mal ; elle endure tout, elle croit tout, elle excuse tout ; elle est sans feinte ; elle n’aime pas de paroles et de langue, mais en œuvre et en vérité. » Reconnaissez-vous là une de ces journées, je devrais dire de ces nuits de plaisir que vous trouvez si innocentes ? Sans parler de tant d’argent dépensé pour la vaine gloire et qui eût pu l’être pour l’amour de Dieu et des hommes, que de médisances dans les entretiens ! que de secrets mouvements de jalousie ! quelle ardeur pour se surpasser mutuellement, quand ce n’est pas pour se nuire ! que d’enflure chez les uns ! que de dépit chez les autres ! que de fausses protestations d’amitié ! que de gens qui s’abordent avec le sourire de la bienveillance, et qui se repousseraient, qui se feraient peur les uns aux autres si le voile qui recouvre les cœurs était ôté ! Mais que dis-je ? Eh ! si le voile était ôté, qui sait si l’on ne trouverait pas dans telle famille citée pour modèle un père nourrissant en secret « la convoitise de la chair, » une fille abandonnée à « la convoitise des yeux, » une mère consumée par « l’orgueil de la vie, » et comme une miniature de la hideuse fête de Machéronte ! Ah ! livrez-vous, si vous le voulez, aux passions d’Hérode, de sa famille et de ses convives ; mais laissez-moi me réfugier dans le cachot de Jean-Baptiste, et apprendre de lui comment la charité qui avertit, qui supporte, qui prie et qui meurt, se nourrit par le renoncement et par la retraite, dans la prison de Machéronte ou dans le désert du Jourdain !

[Nous opposons aux plaisirs du monde l’esprit de retraite et de recueillement, et non les macérations et la vie des cloîtres. Si les plaisirs du monde tendent à dessécher le cœur, l’esprit monastique y tend aussi, quoique par un chemin différent ; et c’est peut-être chez les faux dévots qu’il faut chercher les plus tristes exemples de dureté et de cruauté même ; témoin l’histoire des persécutions exercées contre les prétendus hérétiques au moyen âge, hélas ! et encore en France, il n’y a pas deux siècles.]

Mes frères, mes chers frères, écoutez-moi. Vous venez d’entendre des choses sérieuses ; elles vous ont émus, frappés, inquiétés, j’en suis sûr. Mais vous vous demandez si cette doctrine n’est pas exagérée, et s’il y a réellement dans les dissipations du monde autant de mal que j’y en vois. La réponse qu’il faut faire à cette question dépend de l’état de votre âme. Si vous n’êtes chrétiens que comme le sont malheureusement l’immense majorité de ceux qui en portent le nom ; s’il vous suffit d’avoir une vie bien réglée et des sentiments honnêtes, moraux, religieux selon le monde, alors, ce discours est exagéré pour vous. Eh bien, allez au bal, allez au spectacle, passez la nuit dans des dissipations frivoles autant qu’entraînantes. Après tout, il y a lieu d’espérer que, disposés comme vous l’êtes, cela ne vous conduira ni au crime ni au vice, et votre ambition morale ne va pas plus loin. A la réserve d’une excitation un peu plus grande que de coutume, et de la perte d’un temps que vous n’emploieriez guère mieux chez vous, vous ne faites pas plus de mal dans un bal qu’ailleurs, ou vous ne faites pas plus de bien ailleurs que dans un bal. Il importe peu que vous tuiez le temps dans un lieu ou dans un autre ; et véritablement, j’aime autant que vous jetiez votre vie dans les plaisirs que si vous la consumiez dans la paresse, dans les paroles vaines, dans les médisances, dans la lecture des romans, ou dans je ne sais quels soins futiles qui rendent votre intérieur presque aussi mondain que le monde. Mais alors, ayez honte de vous-mêmes. Connaissez que vous vivez sans but, sans Dieu, sans dignité, sans contentement solide pour le temps et sans espérance pour l’éternité. Connaissez enfin que c’est à vous que s’appliquent ces paroles : « Si quelqu’un n’est né de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. Convertissez-vous, ou vous périrez. Fuyez la colère à venir. Croyez en Jésus-Christ, et vous serez sauvés. »

Mais si vous avez donné votre cœur à Jésus-Christ ; si vous avez appris de lui à renoncer à vous-mêmes, à porter votre croix et à le suivre ; si vous avez faim et soif de la justice, et si vous êtes consumés d’une jalousie de Dieu qui ne vous permet de contentement que dans une vie sainte et conforme à celle du Seigneur lui-même, oh ! alors, ma doctrine n’a rien d’exagéré, et j’ai à peine besoin de vous dire qu’elle est écrite dans l’Évangile, tant elle est clairement écrite dans votre conscience. La dissipation tue la vigilance, la prière, l’humilité, la charité. Femmes chrétiennes, faites attention à mes paroles. « Celle qui vit dans les plaisirs est morte en vivanti. » Fuyez le monde. Retirez-vous. Gardez la maison. Servez le Seigneur. Vivez en famille. Que la tendre approbation d’un mari, heureux par vos soins, soit votre première ambition ; que des enfants, nourris de votre propre lait et cultivés par vos propres mains sous le regard du Seigneur, soient votre parure et votre récompense. Alors, au lieu de mendier des spectacles à un monde frivole, vous en donnerez un chez vous qui sera digne du regard des anges !

i1 Timothée 5.6. Saint Paul dit cela plus spécialement des veuves ; mais il est facile de voir qu’il ne fait qu’appliquer à un cas particulier une maxime générale.

Mais peut-être votre état d’âme n’est-il ni l’un ni l’autre de ceux que je viens de dépeindre. Vous n’êtes pas étrangers aux impressions de la piété, mais vous n’êtes pas entrés non plus dans la vie chrétienne ; et « votre cœur partagé flotte, comme les vagues de la mer, » n’osant pas se livrer au monde, et ne sachant pas se donner à Dieu. Ah ! s’il en est ainsi, rappelez-vous que la danse de Salomé fut la dernière ressource de Satan pour gagner Hérode, qu’aucun autre moyen n’avait pu séduire ; et craignez, craignez que la dissipation ne soit aussi sa dernière ressource avec vous. Craignez-le, ai-je dit ? mais plutôt, espérez-le. Peut-être n’est-ce plus que par la dissipation qu’il retient encore votre âme qui a paru si souvent près de lui échapper. Là est toute sa force, toute son attente. Il ne faut que briser ce seul lien, et tout le charme sera détruit. Rompez donc, rompez aujourd’hui avec le monde, et vous chanterez avec David, dans la joie de votre cœur : « Notre âme est échappée, comme l’oiseau du filet de l’oiseleur ! Le filet a été rompu, et nous sommes échappés ! » Amen.

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