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Dieu est amour

Dieu est amour.

(1 Jean 4.8)

Dans une petite ville d’Italie que le volcan du mont Vésuve ensevelit, il y a dix-huit cents années, sous un fleuve de lave, on trouve d’anciens manuscrits brûlés qui ressemblent plus à des charbons éteints qu’à des livres, et qu’on déploie par d’ingénieux procédés, péniblement, lentement, ligne après ligne, mot après mot. Supposons qu’un de ces rouleaux d’Herculanum renfermât un exemplaire de notre épître, et le seul qu’il y en eût au monde. Parvenu au quatrième chapitre et au huitième verset, on vient de déchiffrer ces deux mots : « Dieu est, » et l’on ignore encore celui qui doit suivre. Quelle attente ! Ce que les philosophes ont tant et si vainement cherché, ce que les plus sages d’entre eux ont enfin renoncé à découvrir, une définition de Dieu, la voici donc et la voici de la main de Dieu lui-même. Dieu est… que va-t-on nous dire et quel est-il ?

Quel est-il, ce Dieu caché, « qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir, que nous cherchons comme en tâtonnant, bien qu’il a ne soit pas loin de chacun de nous, » et qui nous contraint de nous écrier comme Job : « Oh ! si je savais comment le trouver ! Voilà, si je vais en avant, il n’y est pas, et si je vais en arrière, je ne l’y apercevrai point ; il se fait entendre à gauche et je ne puis le saisir, il se cache à droite et je ne l’y vois point (Job 23.3, 8-9) ? » Quel est-il, ce Dieu puissant, dont une parole a créé tout ce qui est et dont une autre parole peut l’anéantir, « en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être, » qui nous tient chaque moment sous sa main, et qui peut faire ce qu’il lui plaît de notre existence, de notre situation, de notre séjour, de notre société, de notre corps, de notre esprit lui-même ? Quel est-il enfin, ce Dieu saint, « dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, » que notre conscience nous convainc d’avoir offensé et dont la nature nous révèle vaguement la colère, sans que ni conscience ni nature nous fasse pressentir s’il y a pardon auprès de lui ; ce juste juge entre les mains duquel nous allons tomber au sortir d’ici, peut-être demain, peut-être aujourd’hui, ignorants de la sentence éternelle qu’il nous réserve, et sachant seulement que nous avons mérité qu’elle nous soit contraire ? Quel est-il ? Notre repos, notre salut, notre éternité, tout est là ; et je crois voir toutes les créatures de Dieu se pencher sur le saint livre, dans l’attente silencieuse et solennelle de ce qu’il va révéler au monde sur la question des questions.

Voici le mot fatal qui se découvre : amour. « Dieu est amour. » Que pouvait souhaiter de meilleur, que pouvait concevoir de comparable l’imagination la plus confiante et la plus hardie ? Ce Dieu caché, ce Dieu puissant, ce Dieu saint, il est amour. Que nous faut-il de plus ? Dieu nous aime ; que dis-je, il nous aime ? tout en Dieu est amour. L’amour est le fond même de Dieu ; qui dit Dieu dit amour. « Dieu est amour ! » Oh ! réponse qui passe toutes nos espérances ! Oh ! révélation bienheureuse qui met fin à toutes nos anxiétés ! Oh ! gage assuré de notre félicité présente, future, éternelle !

Oui, si nous pouvons croire ; car ce n’est pas assez que Dieu soit amour, si nous ne pouvons dire avec saint Jean : « Nous avons connu et nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. » L’amour de Dieu ne peut ni nous consoler, ni nous éclairer, ni nous sanctifier, ni nous sauver même, l’amour de Dieu est pour nous comme s’il n’était pas, aussi longtemps qu’il n’a pas été « répandu dans notre cœur par le Saint-Esprita, » et « mêlé avec nous par la foib. » Créatures spirituelles et responsables, nous possédons le glorieux mais terrible privilège de pouvoir nous ouvrir ou nous fermer à l’amour de Dieu, et par là nous prévaloir ou nous exclure de cet amour, le trésor du genre humain et l’espérance de l’univers. La foi à l’amour de Dieu, voilà donc le sentiment que je voudrais vous inspirer à tous. Oh ! si je pouvais vous renvoyer émus, saisis, pénétrés de cette pensée : « Dieu est amour ! » Seigneur, s’il est vrai que tu es amour, fais-le connaître en conduisant ma langue par ton amour, et en ouvrant à cet amour le cœur de tout ce peuple !

aRomains 5.5. L’amour de Dieu, dans cet endroit, c’est l’amour de Dieu pour nous, et non pas notre amour pour Dieu.

bHébreux 4.2. Par la foi, la parole de Dieu pénètre dans notre âme et s’unit à elle, comme les aliments qui entrent dans notre corps s’assimilent à sa substance. La traduction que nous avons suivie est à la fois plus littérale et plus claire que celle qu’on a adoptée dans nos versions.

Le véritable amour ne se déclare pas seulement, il se montre ; ou mieux encore, selon une belle expression de saint Jean, il se donnec. Aussi, non content de nous dire qu’il est amour, Dieu nous l’a prouvé par des marques visibles, par des faits éclatants qui changent cette touchante doctrine en une histoire plus touchante encore. Ouvrez les oreilles et écoutez, ouvrez les yeux et regardez, il n’en faut pas davantage pour reconnaître que Dieu est amour.

c – « Voyez quel amour le Père nous a donné ; » traduction littérale de 1 Jean 3.1.

Ces faits, ce n’est pas à la création ni à la vie naturelle que je vais les emprunter. Non que l’une et l’autre ne soient remplies de l’amour de Dieu, car « l’Éternel est bon envers tous, et tout ce qui respire loue l’Éternel (Psaumes 145.9 ; 150.6) ; » mais les preuves qu’elles en fournissent seraient insuffisantes pour nous persuader, parce que des marques de colère s’unissent aux marques d’amour dans l’ouvrage du Dieu créateur. Si la douce chaleur du soleil pénètre la nature de vie et de joie, si des fleuves majestueux font couler dans nos campagnes la fertilité et l’abondance, si l’haleine bienfaisante des vents rafraîchit et purifie l’air que nous respirons, si la terre porte et nourrit à la fois les générations humaines, n’avons-nous pas vu ce soleil se changer en un feu consumant, ces fleuves en torrents dévastateurs, ces vents en tempêtes qui brisent cent cinquante navires sur nos côtes dans une nuit, et cette terre elle-même, cette terre fidèle, en un sol mouvant qui, dans un jour, dans une heure, dans un moment, engloutit une ville et l’efface de dessous les cieux ? Si le foyer domestique a des joies si douces, ces tendres épanchements, cette aide semblable à nous, ces autres nous-mêmes en qui nous revivons, cette caresse d’un petit enfant et ce sourire d’une mère, hélas ! n’a-t-il pas aussi des peines cruelles, ces orages du cœur, ces privations de la pauvreté, ces angoisses de la maladie, et tôt ou tard cette mort qui, avant même qu’elle finisse toutes nos joies, les glace toutes vives par la crainte de les voir chaque jour échapper à nos faibles mains ? Il est vrai que, si nous prenions le soin de démêler ces témoignages contradictoires pour y faire la part du Créateur et celle de la créature, nous trouverions que les marques de colère ne sont point entrées dans le plan de la création, et que l’ouvrage de Dieu, tel qu’il est sorti de ses mains et qu’il n’a tenu qu’à l’homme de le laisser, resplendissait d’amour comme le soleil de lumière. Quel amour dans l’œuvre de ces six jours dont chacun, dans le récit de Moïse, se termine par ces mots : « Et Dieu vit que cela était bon, » et le dernier par ceux-ci : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voilà, il était très bon ! » Quel amour dans cette lumière des cieux, dans cette terre féconde, dans cet ordre des saisons, dans ces flambeaux du firmament, dans cette multitude vivante qui peuple et qui anime la création tout entière ! Quel amour dans cet homme fait à l’image de Dieu, capable de penser, de parler et d’aimer ; songez-y, quel amour dans cette parole : « Faisons l’homme à notre image et selon notre ressemblance ! » Quel amour dans cet Éden, c’est-à-dire dans ce séjour de délices, et dans cette semaine de l’homme partagée, à l’imitation de celle de Dieu lui-même, entre un travail si facile et un repos si doux ! Quel amour dans cette femme formée d’une côte d’Adam, dans cette union à la fois si tendre et si pure, et dans toute cette félicité naïve qui, tout inconnue qu’elle est pour nous, a laissé dans le fond de notre cœur comme un vague et douloureux souvenir ! Quel amour même dans cet arbre de la science du bien et du mal par lequel Dieu éprouve nos premiers parents, et qui devait, s’ils étaient fidèles, échanger leur innocence enfantine contre une obéissance de réflexion et de liberté ! Ah ! croyez-le, si nous eussions pu interroger Adam avant sa chute, nous aurions entendu sortir de l’abondance de son cœur, nous aurions lu dans chacun de ses regards l’exclamation de notre texte : « Dieu est amour. » Mais c’est d’un autre amour que je veux vous parler, d’un amour dont Dieu vous aime aujourd’hui, et vous aime tels que vous êtes. Cet amour, je veux vous le faire voir concentré dans un fait, dans un seul fait qui suffit à notre apôtre, et qui nous suffira également si nous savons le méditer. « En ceci, » poursuit saint Jean développant lui-même sa pensée, « en ceci est manifesté l’amour de Dieu envers nous que Dieu a envoyé son Fils unique au monde, afin que nous ayons la vie par lui. En ceci est l’amour, non que nous ayons aimé Dieu, mais que lui nous a aimés, et qu’il a envoyé son Fils en propitiation pour nos péchés. »

Mais au moment d’ouvrir cette doctrine pour vous montrer le trésor d’amour qu’elle renferme, une crainte secrète me retient et me gêne. Je sais qu’il y a ici un prodige d’amour qui a de quoi nous étonner, nous confondre, nous ravir ; mais je crains d’être écouté froidement, hélas ! et s’il faut dire toute ma pensée, je crains d’en parler froidement moi-même. Comme la contemplation journalière de la nature nous a rendus presque insensibles aux beautés dont elle étincelle, ainsi l’habitude d’entendre l’Évangile nous a blasés sur ce don ineffable que toutes les puissances de notre âme sont incapables de sentir et de célébrer dignement. Pour réveiller l’attention de ses lecteurs, un philosophe de l’antiquité, décrivant les merveilles de la création, suppose qu’elles s’offrent pour la première fois aux regards d’un homme qui aurait passé toute sa vie dans un antre obscur, et recherche les impressions qu’un tel spectacle produirait sur un tel spectateur. Je veux faire avec vous quelque chose de semblable. Demandons-nous quel effet produirait l’Évangile, c’est-à-dire la bonne nouvelle, sur l’âme d’un païen qui l’entendrait pour la première fois, après avoir toujours demeuré jusque-là dans les ténèbres spirituelles de sa grossière idolâtrie. Ou plutôt laissons les hypothèses, et prenons un fait historique. Les missionnaires moraves qui portèrent l’Évangile aux Groënlandais crurent devoir préparer ces esprits sauvages à le recevoir, en ne leur parlant d’abord que des vérités générales de la religion, de l’existence de Dieu, de l’obéissance due à ses lois et d’une rétribution future. Ainsi s’écoulèrent quelques années durant lesquelles ils ne virent aucun fruit de leur travail. Un jour enfin, les voici qui hasardent de leur parler du Sauveur, et de leur lire le récit de sa passion. Ils n’eurent pas plus tôt achevé que l’un de leurs auditeurs, nommé Kajarnak, s’approche de la table où le missionnaire Beck était assis, et lui dit d’une voix forte, mais émue : « Que nous dis-tu là ? Répète-nous cela. Moi aussi je veux être sauvé ! » Et Kajarnak crut, vécut en chrétien et mourut dans la paix, prémices bénies d’une abondante moisson. Eh bien, mettons-nous à la place de ce païen dont la conscience vient enfin de se réveiller, et cherchons à nous expliquer la vive impression qu’il reçoit de cet Évangile tout nouveau pour lui. Il ne faut pour cela que suivre pas à pas notre apôtre dans ce développement si court, mais si plein, que nous venons de vous lire. Nous y voyons tout à la fois que l’homme pécheur peut encore avoir part à la vie éternelle, que Dieu a envoyé dans le monde son Fils revêtu d’une chair mortelle, qu’il l’a livré à la mort en expiation de nos péchés, et qu’il a fait tout cela pour nous gratuitement, quand nous n’avions mérité que sa colère.

La première chose qui doit porter Kajarnak à reconnaître que Dieu est amour, c’est le but que Dieu s’est proposé dans l’Évangile et que l’apôtre énonce en ces mots : « Afin que nous ayons la vie. » Quoique le pécheur ait mille fois encouru la mort, Dieu veut non qu’il meure, mais qu’il vive. Il l’a déclaré, il l’a juré par lui-même : « Je suis vivant, dit le Seigneur, que je ne prends point plaisir en la mort du méchant, mais en ce qu’il se convertisse et qu’il vive (Ézéchiel 33.11). » Plus on développe à Kajarnak cette vie que Dieu veut donner au pécheur, plus il est surpris, charmé, ému d’un tel amour. Cette vie, c’est la vie de grâce : c’est le pardon de toutes ses offenses, un pardon qui efface, qui ôte le péché. Oter mon péché, se dit à lui-même cet homme simple, quel langage ! Quand j’ai souillé mes mains du sang de mon ennemi, je l’ai ôté avec l’eau de la mer ou avec la neige des cieux ; mais ôter le péché de dessus ma conscience, et me rendre la paix que j’avais avant de l’avoir commis : quelle grâce, quel amour ! Cette vie, c’est la vie du ciel : c’est la possession de la gloire de Dieu dans le séjour des bienheureux et dans la société des saints anges. Un pécheur tel que moi appelé à une telle gloire, admis dans un tel séjour, reçu dans une telle société : quelle vocation, quel amour ! Cette vie, c’est la vie de Dieu : c’est l’Esprit de Dieu, c’est Dieu même qui vient habiter au dedans du pécheur, c’est Dieu qui se donne à lui, qui s’unit à lui ; n’est-ce pas là le propre de l’amour ? Dieu faisant sa demeure dans mon âme comme dans un sanctuaire de prédilection, dans cette âme qui ne semblait réservée qu’au démon et à ses anges : quelle condescendance, quel amour ! Mais cette nouvelle, cette excellente nouvelle, est-elle bien vraie ? Le peut-elle être ? Et la loi de Dieu, que j’ai violée ; et la parole de Dieu, engagée à punir le péché par la mort ; et la justice de Dieu, intéressée au châtiment de mes crimes, que deviennent-elles ?

Peut-être semble-t-il à plusieurs de vous que je prête à Kajarnak des pensées peu naturelles. Dans ce pardon de Dieu auquel il a peine à croire, vous ne découvrez rien qui vous étonne, vous, saturés de science évangélique sans avoir reçu l’Évangile dans votre cœur ; et vous n’y savez voir, au lieu d’une grâce merveilleuse, qu’une chose toute simple que Dieu devait à ses créatures et qu’il se devait à lui-même. — Faut-il donc un si grand appareil pour pardonner ? N’est-ce pas le plus noble usage qu’un souverain puisse faire de sa puissance ? et comment les perfections qu’on prête à Dieu nous feraient-elles moins attendre de sa part ? Nous sommes pécheurs, sans doute, mais à tout péché miséricorde. — Voilà une de ces maximes populaires où, par une affreuse confusion de la vérité avec l’erreur, on se sert de l’Évangile pour anéantir l’Évangile. A tout péché miséricorde : maxime vraie, maxime sainte, maxime divine, si vous disiez avec surprise, avec ravissement, et comme d’une chose presque incroyable : Il est donc vrai qu’il y a un pardon pour tous nos péchés ! Mais maxime fausse, maxime de péché, maxime de perdition, quand vous dites sans joie, sans émotion, et comme d’une chose qui suit tout naturellement des perfections de Dieu et des misères de l’homme : A tout péché miséricorde. Ah ! c’est que vous jugez de Dieu par vous-mêmes, attirant ainsi sur vous ce reproche accablant qu’il adresse aux plus méchants d’entre les hommes : « Véritablement, vous avez estimé que j’étais semblable à vous (Psaumes 50.21). » Pour vous, « formés dans l’iniquité, conçus dans le péché », c’est une chose toute simple que vous tolériez sans indignation et sans surprise dans les autres ce qui est devenu en vous une seconde nature. Mais en est-il de même pour ce Dieu « dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, qui ne tient pas le coupable pour innocent, » et qui a dénoncé la mort et la malédiction contre quiconque transgresse ses commandements ? Il ne faut pas, il ne se peut pas que sa parole soit trouvée vaine, ni sa loi foulée aux pieds, ni sa justice désarmée ; et Dieu ne serait plus Dieu s’il pardonnait comme vous l’entendez. Sachez qu’il y a un obstacle sur le chemin de ce pardon, un obstacle immense, un obstacle à jamais insurmontable pour tout autre que pour celui « à qui rien n’est impossible. »

Bien loin que les pensées que nous avons prêtées à Kajarnak aillent au delà de la vérité, elles demeurent fort en deçà. Kajarnak est encore trop peu éclairé sur les perfections divines pour bien apprécier la difficulté ; plus il croîtra en lumières, plus il la verra grandir devant lui. Mais donnez-la à résoudre à de plus avancés. Donnez-la à résoudre à ce pécheur depuis longtemps travaillé et chargé, qui ne peut se persuader qu’il y ait pardon pour lui, tant il est touché de sa misère et de la sainteté de Dieu, et vous l’entendrez prier ainsi dans le secret de son cabinet : Pardonne-moi, ô mon Dieu, si tu peux me pardonner sans porter atteinte à ta sainte loi ! Donnez-la à résoudre à ce profond théologien, qui s’exerce jour et nuit dans la contemplation de la grâce, et vous le verrez écrivant dans un journal auquel il confie ses plus secrètes pensées : « Je ne voudrais pas d’un salut où la loi ne serait pas honorée et mon péché expiéd. » Faites mieux encore : donnez-la à résoudre aux anges du ciel. Placez-vous avec eux entre la chute et la promesse, et demandez-leur un moyen par lequel Dieu puisse pardonner sans cesser d’être juste, et faire grâce au pécheur sans épargner le péché. Venez, esprits célestes, appris aux méditations sublimes et qui avez pénétré si avant dans les pensées de l’amour divin : tâchez de résoudre ce grand problème. Rassemblez toutes les forces de votre esprit immortel ; appelez à votre aide toute la philosophie d’en haut ; cherchez, méditez, montez au troisième ciel, descendez au plus profond des abîmes, et dites-nous, si vous le savez, un moyen de pardonner sans cesser d’être juste et de faire grâce au pécheur sans épargner le péché. Mais comment auriez-vous pu découvrir une chose qui, venant à être révélée, étonne et accable votre intelligence ? Comment pourriez-vous pressentir la pensée de Dieu dans l’Évangile, vous que le Saint-Esprit nous dépeint courbés sur cette pensée, comme les chérubins sur l’arche, et ne pouvant jamais contenter « le désir » qui vous consume « d’y regarder jusqu’au fond (1 Pierre 1.12) ? » Ah ! plutôt faites silence, et écoutez avec nous la voix de Dieu lui-même sortant du ciel : « J’ai trouvé la propitiation. » Il l’a trouvée ; et l’on dirait qu’il s’étonne lui-même d’avoir réussi à la découvrir, tant ce succès est une étonnante merveille où toute la plénitude de sa divinité a dû être engagée. Il l’a trouvée ; mais il l’a trouvée tout entière dans son propre sein ; « son propre bras l’a dirigé, et sa propre justice l’a soutenu ; » toute cette œuvre est « de lui, par lui et pour lui. » Il l’a trouvée : « Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes ! » Ce Dieu qui a trouvé la propitiation, ce Dieu qui a voulu si fermement nous donner la vie qu’il a comme triomphé de sa justice et de sa loi, ce Dieu n’est-il pas amour ?

d – Memoir of Griffin, by Sprague, p. 27.

Si le but que Dieu s’est proposé dans notre rédemption touche le cœur de Kajarnak, le moyen qu’il a employé pour nous racheter le touche plus encore. Dieu a trouvé la propitiation, et voici la propitiation qu’il a trouvée : « Il a envoyé son Fils unique au monde. » Dieu a un Fils, quelle étonnante nouvelle ! Accoutumés à entendre parler de ce Fils de Dieu depuis notre naissance, nous ne sentons pas tout ce qu’il y a d’étrange dans la seule idée de paternité, de génération, associée avec le nom du Dieu créateur. Kajarnak en est frappé bien plus vivement que nous ; mais le pieux missionnaire n’arrête guère son attention sur ces profondeurs, et, jaloux de parler à son cœur, il ne touche au mystère qu’autant qu’il le faut pour lui faire concevoir quelque chose de l’inconcevable amour qui doit unir ce Père à ce Fils. Le nom seul de Fils le fait déjà connaître : car quel nom plus tendre le Saint-Esprit pouvait-il choisir, quand il voulait nous montrer dans une relation terrestre quelque image de cet éternel amour ? Mais ce n’est pas assez pour lui : à ce nom de Fils il en joint d’autres qui le relèvent encore. C’est « le Fils unique de Dieu, son propre Fils, son Fils bien-aimé. » Unique, qui soutient avec lui une relation à laquelle ne participe aucune créature ; propre, qui lui appartient en vérité, et qui est né de lui réellement et sans figure ; bien-aimé, « en qui il prend tout son plaisir. » Oh ! que de force et de simplicité tout ensemble dans cette parole : « Le Père aime le Fils ! » Il l’aime, et lui communique toute sa puissance : « Le Père aime le Fils, et lui remet toutes choses entre les mains. » Il l’aime, et lui fait part de tous ses secrets : « Le Père aime le Fils, et lui montre toutes les choses qu’il fait. » Il l’aime de toute éternité : « Père, tu m’as aimé avant la fondation du monde. » Il l’aime, et cet amour du Père pour le Fils est le type éternel de tout amour véritable ; tout autre amour n’est qu’un reflet de celui-là ; et tout ce que le Fils peut demander de plus excellent pour ses plus chers disciples, c’est « que le Père les aime ainsi qu’il l’a aimé. » Oh ! qui dira ce que ce Fils est pour ce Père ? Qui nous racontera ces épanchements intimes, cette dilection ineffable, cette habitation éternelle du Fils dans le sein du Père ? Qui déploiera devant nos yeux tout le sens de cette parole : « J’étais alors par-devers lui son nourrisson, j’étais ses délices de tous les jours ? » (Proverbes 8.30)

Eh bien, avec quel sentiment Kajarnak apprendra-t-il que ce Fils de Dieu, ce Fils unique, ce Fils bien-aimé est celui que le Père envoie dans le monde, celui qu’il éloigne de son trône, de sa gloire, de son sein, pour que nous vivions par lui ! Si le Fils de Dieu est si grand, si précieux, si cher à ses yeux, que lui sommes-nous donc, nous pour qui il a donné ce Fils si grand, si précieux, si cher ? Si un capitaine rachète à prix d’or ses prisonniers retenus par l’ennemi, n’est-ce pas que la liberté de ses compagnons lui est aussi chère, lui est plus chère encore que l’or dont il les rachète ? Si Abraham offre en holocauste Isaac son fils, n’est-ce pas que la sainte volonté de Dieu lui est aussi chère, lui est plus chère encore que la vie de ce fils tant aimé ? Si Dieu « donne des hommes pour Israël et des peuples pour sa vie, » n’est-ce pas qu’Israël lui est aussi cher, lui est plus cher encore que les hommes, que les peuples qu’il donne pour sa délivrance ? Et si le Père, placé dans cette alternative, ou de nous frapper en épargnant son Fils unique, ou de livrer son Fils unique pour nous épargner, livre son fils et nous épargne, que dire de l’amour dont il nous aime, qu’en dire qui ne parût le comble de l’égarement et de la présomption, si nous n’avions pour nous la vérité, l’évidence, la révélation de Dieu même ? Quoi qu’il en soit, il le livre, il le donne, il l’envoie dans le monde ; dans ce monde que le péché a perdu, mais qui par cela même avait besoin de lui pour être sauvé.

Il fait plus encore : il l’y envoie sous la forme de l’homme pécheur, « et dans une chair semblable à notre chair de péché. » Car « il a fallu, » nous dit saint Paul, « qu’il fût semblable en toutes choses à ses frères ; » et « parce que ceux qu’il venait sauver participaient à la chair et au sang, lui aussi a participé aux mêmes choses, afin que par la mort il détruisît celui qui avait l’empire de la mort, savoir le Diable. » Y avez-vous jamais réfléchi, mes chers frères ? Quel honneur pour notre nature, pour cette pauvre nature déchue, que le Père l’ait fait revêtir au Fils, « la splendeur de sa gloire et l’image empreinte de sa personne ; » à ce Fils « qui, étant en forme de Dieu, s’est anéanti lui-même, ayant pris la forme d’un serviteur fait à la ressemblance des hommes ! » Mais aussi quel abaissement pour le Fils, quelle merveille de condescendance et d’amour de la part du Père qui l’a donné ! Qu’était-ce pour « le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, » que de naître d’une femme et de tomber du sein de sa créature sur une terre maudite ? pour « le fils du Très-Haut, » que d’échanger le sein du Père contre un séjour dont Satan est appelé le prince ? pour « le Dieu fort et puissant », que de souffrir le travail, la fatigue et la peine ? pour celui « que tous les anges de Dieu adorent, » que de traîner un corps de poussière et de boue ? pour « le Seigneur de gloire, » que de se voir assujetti aux infirmités et aux humiliations de la chair ? pour « l’héritier de toutes choses, » que de soutenir un corps périssable avec une nourriture périssable ? pour « le Saint des saints, » que d’être tenté par le Diable ? pour « le Prince de la vie, » que d’être soumis à l’abaissement de la mort et du tombeau ? Aussi, voyez l’étonnante pensée que ce mystère inspire à saint Paul. Ce que le Seigneur fait ici pour nous, il l’a fait pour nous seuls ; il n’a rien fait de pareil pour les anges eux-mêmes. « Car, dit l’Apôtre, il n’a pas prise les anges, mais il a pris la semence d’Abraham. » Oh ! quel amour que celui qui a conçu la pensée d’associer à notre misère, pour nous en retirer, le fils de Dieu même ! Le Dieu qui a envoyé son Fils au monde, pour que nous vivions par lui, ce Dieu n’est-il pas amour ?

e – Ou plutôt « assisté. » Hébreux 2.16.

Mais de quel message le Père a-t-il chargé le Fils, et quelle œuvre lui a-t-il donnée à faire en l’envoyant dans le monde ? « Il l’a envoyé, répond l’Apôtre, en propitiation pour nos péchés ; » et l’œuvre qu’il lui a donnée à faire, c’est l’expiation de nos crimes par son sang. L’expiation : mot banal parmi nous, doctrine usée, qu’un enfant sait par cœur ; mais quel mot, mais quelle doctrine pour le catéchumène de Beck ! Tu viens d’entendre, Kajarnak, que Dieu a envoyé son Fils au monde pour te sauver ; écoute maintenant comment il doit te sauver. Il faut que « ce saint et ce juste » reçoive à ta place le coup que tu as mérité, mais que le Père veut détourner de toi. « Nous avons tous été errants comme des brebis, » loin de Dieu et de sa loi ; « mais l’Éternel a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous, » la mienne, la tienne, l’entends-tu bien ? et puis, il l’a « navré pour nos forfaits, froissé pour nos iniquités. Il a fait tomber sur lui le châtiment qui nous procure la paix, afin que nous ayons la guérison par sa meurtrissure. » Écoute encore : « Celui qui n’a point commis de péché, il l’a fait être péché pour nous, afin que nous fussions justice de Dieu en lui. » Qu’en dis-tu ? L’avais-tu prévu, l’aurais-tu imaginé, l’aurais-tu rêvé, qu’un Dieu offensé verserait pour payer tes offenses le sang de son propre Fils ? Je pourrais te montrer, dans les contrées lointaines et privilégiées d’où l’on t’apporte cette étonnante nouvelle, des hommes, des assemblées entières qui trouvent cela tout simple ; mais toi, dussent-ils te taxer d’exagération et d’enthousiasme, qu’en dis-tu, qu’en pourrais-tu dire ?

Mais viens, suis-moi au pied de la croix du Fils de Dieu : c’est un spectacle qu’il faut contempler de plus près. « Voici l’heure venue et la puissance des ténèbres ; » l’heure dont la seule approche lui cause de si cruelles angoisses qu’il sort de son corps une sueur de sang qui coule en grumeaux à terre, mais l’heure que le Père ne pouvait lui épargner s’il voulait nous épargner nous-mêmes. Abraham, près d’accomplir son sacrifice, entend la voix d’un ange qui lui crie : « Abraham, Abraham, ne mets point ta main sur l’enfant ! » Mais cet autre Abraham n’a personne au-dessus de lui pour retenir son bras prêt à frapper : ce qu’il n’a point exigé de son serviteur, il se le commande à lui-même, et il ne s’arrêtera point que le sacrifice ne soit consommé. Venez, rage de l’enfer, venez, fureur de la terre, venez, colère du ciel, épuiser sur cette tête innocente, que le Seigneur, vous abandonne, tout ce que vous avez de plus redoutable, et « accomplir tout ce que sa main et son conseil avaient auparavant déterminé devoir être fait ! »

« Satan, l’ancien serpent, » impatient d’accomplir la première prophétie, soulève en sifflant sa tête hideuse, et « brise le talon de la semence de la femme. » Vaincu naguère par celui qu’il était venu tenter, il s’était retiré pour un temps. Mais voici que le Père lui permet de revenir, de soulever toute son armée contre le Fils, d’entrer dans Judas pour le trahir, dans Caïphe pour le condamner, dans Pilate pour le livrer ; et s’il n’a pu faire tomber au désert le Saint des saints, il pourra faire mourir en Golgotha le Prince de la vie ; il le pourra, pour lui fournir l’occasion « d’affranchir par sa mort tous ceux que la crainte de la mort tenait asservis. »

Voici quelque chose de plus odieux encore. Que cet ange redoutable, l’éternel ennemi de Dieu et des hommes, s’acharne contre le Fils de Dieu et le Sauveur des hommes, cela est indigne, mais cela se conçoit du moins ; mais ces hommes qu’il venait sauver, ces hommes dont il avait revêtu la nature, comment le traitent-ils à leur tour ? Car le Père l’a livré entre leurs mains et « ils lui font ce qu’ils veulent. » Ils le traitent, je ne dis pas, non en Fils de Dieu ; je ne dis pas, non en roi ; je ne dis pas, non en prophète ; je ne dis pas, non en juste, mais non en homme. Ils le réduisent, eux, ces vers de terre, lui, le Fils de Dieu, à s’écrier sous le poids de leur haine et de leur mépris : « Et moi, l’opprobre et le méprisé du peuple, je suis un ver et non un homme ! » Ils se le vendent l’un à l’autre ; ils l’estiment au prix de trente pièces, dans le moment qu’il les estimait, lui, au prix de son divin sang ; ils le surprennent de nuit, armés d’épées et de bâtons ; ils le lient, ils le traînent de Pilate à Hérode, et d’Hérode à Pilate. Ils le raillent comme roi, le parent d’écarlate et le couronnent d’épines ; ils le raillent comme prophète, lui donnent des soufflets et lui disent : « Prophétise qui t’a frappé ; » ils le raillent comme Fils de Dieu, et lui crient : « Si tu es le Fils de Dieu, sauve-toi toi-même ! » Ils le frappent d’une verge, ils lui crachent au visage, ils le condamnent à mort, ils lui préfèrent Barrabas, ils le crucifient avec un malfaiteur à sa droite et un autre à sa gauche ; et tandis que les plus grands scélérats excitent du moins dans ce moment suprême plus de pitié que de colère, même chez leurs plus cruels ennemis, lui seul a été réservé du Père à l’affreux privilège d’exciter sur sa croix, d’exciter dans son agonie, d’exciter par ses cris et par ses prières les rires, l’ironie, les sarcasmes de ses persécuteurs !

Ce n’est pas tout encore, c’est peu auprès de ce qui nous reste à dire — à qui ? à vous ? non, mais à Kajarnak, mais à un païen qui heureusement ne connaît pas ces choses, ou du moins ne les connaît pas comme vous, qui savez les souffrances de votre Sauveur comme on sait les fables d’Homère ou les histoires des siècles passés. Quand le Fils était seul, seul dans la tentation du désert, seul dans l’angoisse de Gethsémané, seul sur la croix, il pouvait dire : « Je ne suis pas seul, car le Père est avec moi ; » mais que serait-ce si le Père lui-même venait à l’abandonner ? Contre la rage du démon, contre la haine des pharisiens, contre les clameurs de la populace, contre la lâcheté de Pilate, contre les sarcasmes des sacrificateurs, Dieu, son Dieu, son Père, le soutenait et le consolait ; mais qui le consolera, qui le soutiendra contre la colère, contre la malédiction, contre la justice terrible de Dieu lui-même ? Cette mort, ce supplice, ce corps rompu, ce sang versé, ces outrages, ce sont là sans doute des amertumes de la croix ; mais l’amertume de la croix est ailleurs, la cause de sa sueur de sang est ailleurs, la coupe qu’il demandait à ne pas boire, s’il était possible, est ailleurs. Le péché venant sur lui, avec ce qui suit le péché, la colère du Père, la malédiction du Père, voilà l’amertume de la croix. J’ai vu le Père rassemblant sur le Fils l’iniquité de nous tous, lui faisant porter nos péchés en son corps, le faisant être péché pour nous, le chargeant de nos transgressions jusqu’à surmonter sa tête et à le faire plier sous le fardeau. Je l’ai vu, pour nous racheter de la malédiction de la loi, le faisant malédiction pour nous, prenant plaisir à le froisser, le mettant en langueur, appesantissant sa main sur lui, le transperçant de ses flèches, et ne laissant rien d’entier dans sa chair à cause de son indignation, ni de repos dans ses os à cause du péché. Je l’ai vu trouvant désormais dans son Fils, oui, dans son Fils unique et bien-aimé, un spectacle qui repousse sa majesté sainte, s’éloignant de sa délivrance et des paroles de son rugissement, le laissant crier, la voix lassée, le gosier desséché, les yeux consumés d’attente, et le contraignant enfin à cette exclamation d’angoisse : « Éli, Éli, lamma sabachthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ceci encore vous laisse-t-il l’œil sec, le cœur froid ? Qu’on me donne donc un autre auditoire ! Donnez-moi donc pour auditeurs des Groënlandais, des païens, des juifs, qui entendent parler pour la première fois des merveilles d’un tel amour, et je vous les montrerai émus, pénétrés de componction et s’écriant : « Que faut-il que nous fassions pour être sauvés ? » Que dis-je ? Donnez-moi le sol de la terre, donnez-moi les rochers, donnez-moi le voile du temple, donnez-moi le soleil pour auditeurs, et je vous montrerai cette terre tremblant, ces rochers se fendant, ce voile se déchirant, ce soleil se voilant le visage, et l’univers, témoin de leur deuil et de votre indifférence, se demandant si ce n’est pas pour eux que le Fils de Dieu est mort plutôt que pour vous ! Dites-le-nous, Groënlandais, païens, juifs ; dites-le-nous, terre, rochers, voile du temple, soleil, le Dieu qui a envoyé son Fils en propitiation pour nos péchés, ce Dieu, qu’est-il s’il n’est pas amour ?

Mais ce qui achève de briser le cœur de Kajarnah, c’est la cause de cet amour. Car enfin, si Dieu nous a tant aimés, d’où nous vient tout cet amour ? Pour nous, nous aimons ce qui est aimable ; surtout, nous aimons ceux qui nous aiment. Étions-nous aimables aux yeux de Dieu, ou l’avions-nous aimé les premiers ? Non. « En ceci est l’amour, non que nous ayons aimé Dieu, mais que lui nous aimés. » Dieu, se dit à lui-même Kajarnak, Dieu a envoyé son fils unique dans le monde en propitiation pour mes péchés ; et moi, qu’ai-je fait pour lui ? Qu’ai-je fait pour attirer cet amour dont il me prévient, dont il me comble, dont il m’accable ? Où sont mes titres, mes avances ; où sont mes œuvres, mes désirs, mes pensées qui ont pu provoquer de sa part un tel amour ? Quand il se souvenait de moi, quand il prolongeait jusqu’à moi sa gratuité, quand il sacrifiait pour moi son propre Fils, quand il m’envoyait ce missionnaire de delà les mers pour me rendre témoignage de son amour, hier encore, ce matin même, que faisais-je ? Je l’oubliais, je l’offensais, je foulais aux pieds sa sainte loi. Je vivais dans l’égarement, dans la révolte, dans l’idolâtrie, dans la convoitise, dans la haine, dans le mensonge, dans le larcin, dans les voluptés. Ah ! mes avances, je n’en vois d’autres que mes péchés, et mes titres à son amour, je n’en vois d’autres que cet amour même !

Oui, Kajarnak, tu dis vrai ; et plus tu apprendras à te connaître, plus tu te verras coupable, injuste, rebelle, « ennemi de Dieu par tes pensées et tes œuvres mauvaises, » digne enfin de l’enfer et d’une malédiction éternelle. Si tu pouvais en douter un moment, le spectacle de cette croix même que tu as devant les yeux suffirait pour te désabuser. Car, si elle te montre Dieu aimant tellement le pécheur qu’il a donné son fils unique pour te sauver, elle te montre aussi Dieu détestant tellement le péché qu’il n’a pas fallu un moindre prix pour l’expier que la mort de ce Fils unique. Un même sang mesure tout ensemble l’amour de Dieu pour nous et l’horreur de Dieu pour nos péchés. Quels péchés que ceux qui ont exposé le fils de Dieu à la rage de l’enfer, à la fureur du monde, hélas ! et à la colère du ciel ! Quels péchés que ceux que Dieu n’a pu contempler en son propre Fils sans l’accabler, lui son Fils, du poids de sa malédiction ! Les plus terribles déclarations de la haine de Dieu contre le péché, le monde submergé par le déluge, cinq villes de la plaine consumées par le feu du ciel, des peuples entiers exterminés en Canaan, ces tonnerres, ces éclairs, cette fumée et ce tremblement de Sinaï, tout cela est peu de chose auprès du Fils unique de Dieu mourant sur la croix. Approche, Kajarnak, et achève de lire dans l’agonie de ton Sauveur l’enfer que tu as mérité. Et pourtant, quand tu étais si haïssable que le sang du Fils de Dieu pouvait seul te réconcilier avec Dieu, Dieu t’a tant aimé qu’il a versé pour toi ce sang précieux ! « Est-ce là la manière d’agir des hommes (2 Samuel 7.19) ? » Tu as pu aimer une femme, un enfant, un ami ; mais aimer un ennemi, mais le poursuivre de ton amour jusqu’à ce que tu eusses triomphé de sa haine, mais sacrifier pour lui ton plus précieux trésor quand il était au plus fort de son animosité contre toi, as-tu jamais fait, as-tu jamais vu, as-tu jamais imaginé rien de semblable ? Dieu t’a aimé, non pour quelque chose d’aimable qu’il ait vu en toi, mais malgré tout ce qu’il y a vu de mauvais et d’odieux. Il t’a aimé à cause de lui-même, par un épanchement de sa nature ; il t’a aimé parce qu’il est amour.

Kajarnak n’est pas le seul qui s’émeuve à cette pensée. Tous les écrivains sacrés n’ont qu’une voix là-dessus ; et dans les tendres descriptions qu’ils font de l’amour de Dieu, le point saillant, le trait qui a percé leur propre cœur, c’est la gratuité de cet amour. « Quand nous étions des enfants de colère comme les autres, Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, quand nous étions morts par nos offenses, nous a vivifiés ensemble avec Christ ; vous avez été sauvés par grâce (Éphésiens 2.1-5). » Et ailleurs : « Quand nous étions privés de toute force, Christ est mort en son temps pour nous qui étions des impies. Or, à peine quelqu’un mourrait-il pour un juste ; mais Dieu fait paraître son amour envers nous, en ce que Christ est mort pour nous quand nous étions encore des pécheurs (Romains 5.6-8). » Et encore : « Car nous étions autrefois insensés, rebelles, abusés, asservis à diverses convoitises et voluptés, vivant dans la malice et dans l’envie, dignes d’être haïs et nous haïssant l’un l’autre. Mais quand la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour envers les hommes ont été manifestés, il nous a sauvés, non par des œuvres de justice que nous eussions faites, mais selon sa miséricorde (Tite 3.5). » Mais tout cède à l’expression de notre apôtre : « En ceci est l’amour, non que nous ayons aimé Dieu, mais que lui nous a aimés. » Sentez-vous la force de cette pensée : « En ceci est l’amour ? » Ce que nous avons vu jusqu’à présent, une propitiation trouvée pour nos péchés, le Fils de Dieu envoyé au monde, ce Fils livré pour nos péchés, tout cela est une manifestation de l’amour de Dieu, une manifestation si éclatante qu’auprès d’elle palissent toutes les autres marques de l’amour divin qu’un homme ou qu’un ange même pourrait recueillir de tout l’univers. Mais voici plus qu’une manifestation de l’amour, en voici l’essence même et le principe : « Dieu nous a aimés le premier ; » et si la grandeur de cet amour nous force à nous écrier avec admiration : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, » la gratuité de ce même amour arrache à nos cœurs humiliés et brisés cette tendre, cette profonde parole : « Dieu est amour ! » Oui, Dieu est amour : cela seul peut expliquer qu’il ait ainsi aimé, qui ? des anges ? des saints ? non, mais nous, ses ennemis, nous proprement, moi qui vous parle, vous qui m’écoutez. Dieu est amour : l’amour est son être, sa substance, sa vie. Dieu est amour : l’amour résume toutes ses œuvres et explique toutes ses voies. L’amour lui a inspiré la création d’une race sainte, et la rédemption d’une race déchue. L’amour à vaincu le néant pour nous donner l’existence, et triomphé du péché pour nous donner la vie éternelle. L’amour fait le sujet de l’admiration des anges, et le fera de la nôtre dans l’éternité. Les pensées de Dieu sont amour, sa volonté est amour, sa providence est amour, ses dispensations sont amour, sa sainteté est amour, ses jugements sont amour, tout en lui est amour : « Dieu est amour. »

Mais le cœur de Kajarnak lui en dit plus que tous nos discours. A l’ouïe de cette bonne nouvelle, voici ce païen, s’il est permis de lui donner encore ce nom, le voici qui, suspendu à la parole du missionnaire, le cœur ému, la conscience troublée, s’écrie : « Que dites-vous là ? Répétez-nous cela : moi aussi je veux être sauvé. » Et pourquoi lui plutôt que vous ? Pourquoi la même doctrine, qui de ce païen a fait un chrétien sur les rivages du Groënland, ne ferait-elle pas aujourd’hui, en France, dans cette assemblée, de plus d’un chrétien de paroles un chrétien spirituel et vivant ? Je vous ai invités, pour vous réveiller de votre apathie ordinaire, à vous mettre en la place de ce Groënlandais qui entend l’Évangile pour la première fois de sa vie : mais gardez-vous de croire que cette condition soit indispensable pour en être touché, que l’Évangile ait perdu de sa vertu pour vous avoir été souvent annoncé, et que cette froideur que nous déplorions tantôt en vous soit une nécessité de position. C’est une nécessité de péché, de négligence, d’ingratitude, d’incrédulité, et rien de plus. Votre position est un privilège, si vous y savez seulement répondre, et vous le pourrez dès que vous le voudrez. On vous a souvent répété l’Évangile ? Eh bien, vous avez ce que souhaitait si ardemment Kajarnak : « Répétez-nous cela, répétez-nous cela. » On a fait pour vous ce que l’apôtre saint Paul prenait soin de faire pour ses chers Philippiens : « Il ne m’est point fâcheux, et c’est votre sûreté, que je vous écrive les mêmes choses. » Suppléez au défaut de nouveauté par la ferveur de la méditation, et vous allez trouver dans ce long usage que vous avez de l’Évangile un moyen de vous mieux pénétrer de l’amour de Dieu. Les œuvres de l’homme perdent à être considérées de trop près ; mais les œuvres de Dieu, mais les témoignages de son amour, mais par-dessus tout le don ineffable de son Fils, vous ne les pourrez jamais tellement admirer que vous ne demeuriez fort au-dessous de la vérité. Vous ne le pourrez ni dans cette vie ni dans celle qui est à venir ; les anges eux-mêmes ne le pourront jamais, eux qui s’efforcent en vain d’y regarder jusqu’au fond.

Combien de faces nouvelles à contempler, que toutes les prédications, tous les livres, toutes les méditations ne suffiraient pas plus à épuiser que vous n’épuiseriez la mer avec le creux de votre main ! Tantôt c’est la profondeur de l’abîme dont Dieu nous a retirés : quel amour que celui qui nous a délivrés du péché, de l’enfer, du feu éternel, de la société du démon et de ses anges ! « Ta bonté est grande envers moi ; car tu as retiré mon âme d’un sépulcre profond ! » Tantôt c’est le nombre, c’est l’immensité des dons qui accompagnent celui du Fils : quel amour que celui qui nous accorde « grâce pour grâce, » la vie éternelle, la paix, la lumière, la force, la joie, et, pour tout dire en un mot, « la participation à la nature divine (2 Pierre 1.4). » Tantôt c’est la grandeur, c’est la plénitude du pardon que Dieu nous donne en Jésus-Christ : quel amour que celui qui anéantit le péché, « qui le jette au fond de la mer, qui l’éloigne de nous autant que l’orient est éloigné de l’occident, » qui ne nous demande que de nous repentir et de croire, et qui, tombés à genoux sous le poids de la malédiction divine, nous relève affranchis, justifiés, glorifiés, sauvés ! Tantôt c’est la direction nouvelle que la grâce de Dieu en Jésus-Christ imprime à ces angoisses de la vie que nous héritons du premier Adam : quel amour que celui qui s’empare de tous ses fruits du péché, qui les fait entrer dans son plan, qui les contraint à accroître notre félicité, qui tourne la malédiction en bénédiction, et qui plie toutes les créatures, jusqu’aux plus ennemies, à ne plus travailler que pour notre bien ! Tantôt ce sont les appels particuliers que Dieu adresse à chacun de nous pour le porter à recevoir ce grand salut : quel amour que celui qui, nous voyant lents à fuir la colère à venir, nous envoie appel sur appel, avertissement sur avertissement, messager sur messager, affliction sur affliction, s’il le faut, et qui frappe coup sur coup à la porte de notre cœur ! Tantôt c’est cette ferme assurance de la grâce que le Saint-Esprit communique à une âme, et à l’âme même d’un Zachée, d’une Marie-Magdeleine, d’un brigand crucifié : quel amour que celui qui rend une telle âme capable de saisir la vie éternelle, de ressusciter par avance, de prendre possession du paradis, de s’asseoir dans les lieux célestes avec Jésus-Christ, et de chanter le cantique : « Je suis assuré que ni vie ni mort, ni anges ni principautés ni puissances, ni choses présentes ni choses à venir, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne nous pourra séparer de l’amour de Dieu qu’il nous a montré en Jésus-Christ notre Seigneur (Romains 8.37-38) ! » Mais surtout, surtout, quel amour que celui qui a donné, qui a sacrifié pour nous le Fils unique et bien-aimé ! C’est là qu’il en faut toujours revenir ; c’est là que se concentrent toutes les grâces et le ciel tout entier ; car « celui qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ? » C’est là que nous contemplons sans voile, en face, « dans le visage de Jésus-Christf », et de Jésus-Christ crucifié, l’amour caché dans le sein du Père. C’est là que le cœur de Dieu s’ouvre devant nous, et que nous y lisons comme dans un livre des choses ineffables, que nulle langue humaine ne peut expliquer dignement. C’est là que nous recevons une mesure nouvelle pour mesurer cet amour auquel toutes les dimensions humaines réunies ne suffisent point, et « qu’étant enracinés et fondés dans l’amour, nous sommes rendus capables de comprendre, avec tous les saints, quelle en est la largeur et la longueur et la profondeur et la hauteur, et de connaître l’amour de Christ qui surpasse toute connaissance. » Et pourtant, vains efforts ! Non, nous ne saurions le contempler sans voile ! Notre faible cœur n’y pourrait suffire ! Nul homme mortel ne pourrait voir un tel amour et vivre ! Tout notre être en serait brisé, anéanti ! Ici-bas nous n’en contemplons que les bords ! Et si, comme Moïse, nous demandons à Dieu de nous faire voir sa gloire, il fera passer toute sa bonté devant nos yeux, mais nous ne pourrons pas la voir en face. Tandis que ce spectacle se déploiera devant nous, « la main de Dieu nous tiendra couverts dans l’ouverture du rocher. » Seulement une voix frappera nos oreilles, non plus celle qu’entendit Moïse, mais une voix plus douce et plus tendre encore, la voix du Saint-Esprit dans notre texte : Dieu est amour ! Dieu est amour !

f – Traduction littérale de 2 Corinthiens 4.6.

Et maintenant cet amour, qu’en voulez-vous faire ? Voulez-vous y répondre, comme Kajarnak, et dire : « Moi aussi, je veux être sauvé ? » Je ne vous demande pas si vous croyez à la vérité de la doctrine que le Seigneur vient de vous faire entendre ; vous n’en pouvez pas douter. Cette doctrine se rend à elle-même un témoignage trop manifeste. Si elle n’était pas véritable, elle ne serait pas dans le monde : « ce sont des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont point montées au cœur de l’homme ; » et il serait plus inexplicable que l’homme eût conçu un tel dessein qu’il ne l’est que Dieu l’ait exécuté.

Je n’ignore pas, en parlant de la sorte, que la grandeur même de l’amour que Dieu nous a témoigné, selon l’Évangile, rend l’Évangile incroyable pour un grand nombre. Dieu donnant son Fils unique, ce Fils se chargeant de notre nature, ce Fils mourant pour nos péchés, c’est trop d’amour, c’est une condescendance trop infinie pour trouver une entière créance dans des cœurs asservis à l’égoïsme comme les nôtres. Qui n’aime point ne croit point à l’amour. Comment croire que Dieu nous a aimés le premier, si nous n’aimons que ceux qui nous aiment ? Comment croire que Dieu a ôté nos péchés, si nous gardons profondément le souvenir des offenses que nous avons reçues ? Comment croire que Dieu a donné pour nous son Fils unique et bien-aimé, si nous sommes si lents à donner pour autrui, je ne dis pas un fils unique et bien-aimé, mais un peu de notre temps, de notre travail, de notre nécessaire, de notre superflu, de notre bien-être ? Oui, mais réfléchissez, et vous reconnaîtrez que cela même qui excite notre incrédulité est ce qui doit la confondre.

Car enfin, comment l’esprit humain aurait-il pu imaginer un prodige d’amour qui le dépasse, qui le déborde de toutes parts ? Comment serait-il capable d’inventer ce qu’il n’est pas même capable de croire ? Où l’a-t-il prise, cette idée accablante d’un Fils de Dieu mis en croix pour nos péchés ? dans quelle région inconnue, dans quel replis de ses méditations, dans quelles profondeurs de ses philosophes, dans quel rêve de ses poètes ? Ah ! quand je trouverais ce système de l’Évangile au fond d’un désert, loin des prophètes qui l’ont annoncé, loin des prodiges qui l’ont attesté, je le reconnaîtrais tout aussitôt l’ouvrage d’un Dieu dont les voies ne sont pas nos voies, ni les pensées nos pensées. Quand Dieu aime, il aime, comme il fait tout le reste, en Dieu. Veut-il montrer sa puissance : il fend les flots de la mer ; veut-il faire éclater sa justice : il fait monter un déluge sur la terre entière ; veut-il déployer sa gloire : il parle, et un monde sort du néant ; veut-il faire voir qu’il est maître souverain : il parle encore, et le soleil s’éteint, et « les cieux sont roulés comme un livre ; » et veut-il manifester son amour, qui « est par-dessus toutes ses œuvres : » il envoie son Fils au monde, et il le livre pour nos péchés. Laissez donc là tous vos doutes, tous vos sophismes, toutes vos hésitations. Faites comme Kajarnak : écoutez votre cœur, et vous serez fidèles. Ce cœur, ne le sentez-vous pas ? est à l’étroit au dedans de vous ; il manque d’air, de jour et de vie : mettez-le au large ; échangez le Dieu froid, le Dieu mort que vous avez servi jusqu’ici, contre ce Dieu qui est amour et qui a donné son Fils pour vous sauver. Aussi bien, quel autre salut pourriez-vous trouver, quel autre chercher, à quel autre songer seulement en présence de ce spectacle d’amour ? Quels titres, quels mérites, quelles œuvres que ce fleuve d’amour n’emporte avec vos péchés ? Irez-vous peser vos vertus, énumérer vos services, compter les deniers de vos aumônes à la vue du sang du Fils de Dieu coulant pour vous ? A cette vue, cessez du même coup et de rien craindre de vos péchés et de rien espérer de vos œuvres. Hâtez-vous de jeter au loin le vêtement souillé de votre justice propre, comme Bartimée son manteau. Plongez-vous dans « cette source qui est ouverte en Jérusalem pour le péché et pour la souillure. Quand vos péchés seraient comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils deviendront comme la laine. » Venez à celui qui le premier « est venu chercher et sauver ce qui était perdu, » et qui vous adresse une invitation si tendre : « Vous tous qui êtes altérés, venez aux eaux ; et vous qui n’avez point d’argent, venez, achetez et mangez ; venez, achetez sans argent et sans prix du vin et du lait. » Venez, et « qu’on vous donne dans le sein une bonne mesure, pressée, secouée, et qui se répand par-dessus les bords. » Venez, tels que vous êtes ; quand vous entendriez l’Évangile pour la première fois, c’est assez ; Kajarnak ne l’avait pas entendu davantage. On ne vous demande que de dire comme lui : « Et moi aussi, je veux être sauvé, » que de croire à l’amour de Dieu, que d’entrer dans le plan de sa grâce, et que de ne pas rendre inutile « le sang de la croix. » Aujourd’hui, ici, à cette place, croyez, ouvrez-vous, abandonnez-vous, rendez-vous !

Et si vous ne vous rendez pas, quelle est donc votre pensée ? Serait-ce (laissez-moi vous adresser une question qui se présente à mon esprit, et que la fidélité me défend de retenir), serait-ce que vous fondez sur cet amour même un secret calcul, et que vous vous encouragez dans votre incrédulité par la pensée qu’un Dieu si rempli d’amour ne saurait vous réserver une éternité misérable ? S’il en est ainsi, nous ne nous arrêterons pas à vous représenter combien ce calcul est indigne. Eh quoi ! lorsque Dieu fait appel à ce qu’il reste de plus noble et de plus généreux dans notre nature déchue, par un amour immérité, immense, ineffable, vous trompez autant qu’il est en vous le but d’un si tendre appel, et ne songez qu’à vous prévaloir contre Dieu de l’excès même de sa miséricorde ! Mais nous ne nous arrêterons pas là-dessus, parce que, dans la supposition que nous venons de faire, ce langage serait vraisemblablement inintelligible pour vous. Nous ne vous dirons plus qu’une chose, et elle sera sérieuse : c’est que cet amour qui vous rassure est ce qui doit vous faire trembler. Gardez-vous de comparer Dieu à ces personnes faibles dont la bonté imprévoyante flatte et nourrit le vice ou l’ingratitude qui en abuse ; bonté indigne d’un homme juste, plus indigne d’un magistrat intègre, combien plus indigne encore du « juge de toute la terre ! » L’amour de Dieu est un amour saint auquel s’associe l’horreur du péché, et nulle part, encore une fois, ni dans le déluge, ni dans Sodome et Gomorrhe, ni dans l’Égypte, ni dans Canaan, ni en Sinaï, cette horreur n’a été si hautement déclarée que sur la croix. Si vous demeurez dans vos péchés et dans votre incrédulité, l’amour de Dieu ne trouve point d’accès en vous, et Dieu ne peut pas vous faire grâce. Il ne le peut pas, sans voiler sa sainteté et se manquer à lui-même ; il ne le peut pas, comme « Jésus ne put pas faire de miracles » chez les Nazaréens, « à cause de leur incrédulité ; » il ne le peut pas, parce que « vous aurez rendu son dessein inutile à votre égard. » Il est écrit : « Si nous sommes infidèles, il demeure fidèle ; il ne peut se renier lui-même. »

Mais ce n’est pas assez dire. L’amour de Dieu trouvera accès chez l’incrédule, mais ce sera pour se tourner contre lui et pour rendre sa condition plus cruelle. Si vous persévérez dans votre voie, un temps viendra où vous serez réduits à souhaiter que vous n’eussiez jamais été ainsi aimés, parce que l’amour de Dieu, oui, cet amour lui-même vous laissera sans consolation, sans excuse et sans ressource. Sans consolation : si vous aviez été moins aimés, vous pourriez espérer peut-être dans votre ruine quelque adoucissement aux reproches de votre conscience et à l’amertume de vos regrets ; mais le moyen de les adoucir quand vous songerez que Dieu vous avait tant aimés que de livrer à la mort pour vous son Fils unique et bien-aimé ? Quelle profondeur d’angoisse dans cette pensée : périr quand nous avions un tel Sauveur ! avoir été tant aimés et être venus dans ce lieu de tourment ! Sans excuse : si vous aviez été moins aimés, vous auriez pu essayer de quelque justification devant le tribunal du souverain juge ; mais que lui répondre, mais comment ouvrir seulement la bouche, quand il vous rappellera combien il vous a aimés et de quel prix il a payé votre rançon ? Pesez ces paroles : « Si quelqu’un avait violé la loi de Moïse, il mourait sans miséricorde sur la déposition de deux ou de trois témoins. De combien pires tourments pensez-vous que sera jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, estimé profane le sang de l’alliance par lequel il a été sanctifié, et outragé l’Esprit de grâce ? C’est une chose a terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ! » Terrible ! et pourquoi ? Vous venez de l’entendre : à cause des grâces mêmes que nous avons reçues, à cause de l’amour que Dieu nous a témoigné. Enfin, et surtout, sans ressource : si vous aviez été moins aimés, vous pourriez rêver peut-être quelque nouvelle manifestation d’amour, capable de réparer votre crime et de remédier à votre misère. Mais qu’espérer de semblable quand Dieu a livré son propre Fils et ne l’a point épargné ? Attendrez-vous qu’une autre victime soit immolée tout exprès pour vous ? une victime plus précieuse devant Dieu que « son Fils unique et bien-aimé ; » plus glorieuse que « l’image empreinte de sa personne et la splendeur de sa gloire ; » plus touchante que « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ; » plus grande que « le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs ; » plus pure « que le Saint des saints ; » plus capable de vous délivrer que « le conseiller, l’admirable, le Dieu fort et puissant, le père d’éternité, le prince de paix ? » Non, non : « Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés, mais l’attente terrible d’un feu qui doit dévorer les adversaires. » Aussi Dieu nous prend-il à témoin contre nous-mêmes qu’il n’y a rien à ajouter à ce qu’il a fait pour nous : « Jugez, je vous prie, entre moi et ma vigne. Qu’y avait-il à faire à ma vigne que je ne lui aie fait ? » Tout est épuisé, épuisé par l’amour, et les ressources ne manquent que parce que l’amour de Dieu s’est déjà donné, donné tout entier.

Il faut donc le dire, quelque répugnance que nous éprouvions à présenter de pareilles considérations sur un tel sujet, il faut le dire à ceux qui spéculent sur l’amour de Dieu et qui se réservent d’en profiter sans y croire. Cet amour de Dieu, dont vous osez vous prévaloir pour lui résister, fera peut-être votre plus grand tourment dans l’avenir. Cette pensée n’est pas nouvelle ; bien des théologiens l’ont émise. Peut-être est-ce essentiellement cet amour qui rendra vos regrets plus amers, votre incrédulité plus criminelle, votre condition plus désespérée. Peut-être est-ce cet amour qui fera paraître la justice du jugement à venir, et qui expliquera l’inexplicable mystère d’un châtiment éternel. Peut-être notre texte recevra-t-il dans l’enfer une éclatante, mais redoutable confirmation. Peut-être ne parlera-t-on pas moins de l’amour de Dieu (quoique, hélas ! avec un sentiment bien différent) dans le séjour des damnés que dans celui des bienheureux. Il y a plus ici que de simples hypothèses. On a vu des impies mourants, agités de pressentiments sinistres, rendre témoignage comme en dépit d’eux, au travers de leurs blasphèmes, à l’amour de Dieu désormais fermé pour eux, mais fermé par eux seuls. Le Saint-Esprit nous montre dans l’Apocalypse les ennemis du Seigneur le reconnaissant, mais avec effroi, pour l’Agneau de Dieu, et disant aux montagnes et aux rochers : « Tombez sur nous, et nous cachez de la face de celui qui est assis sur le trône et de la colère de l’Agneau ! Car le grand jour de sa colère est venu ; et qui est-ce qui peut subsister ? » La colère de l’Agneau ! Etrange, épouvantable association d’idées ! La colère du lion est dans l’ordre de la nature ; mais la colère de l’agneau a quelque chose d’inaccoutumé qui la rend plus redoutable encore. Plus elle est opposée à son caractère, plus il faut qu’elle soit juste, qu’elle soit provoquée, qu’elle soit inévitable, quand elle éclate ; et si ses malheureuses victimes découvrent encore l’Agneau dans celui qui les frappe, ce caractère d’amour n’arrache leurs hommages que pour accroître leur terreur. Ah ! puissiez-vous ne jamais avoir à fuir devant la colère de l’Agneau ! Puisse un temps ne pas venir où votre plus grand malheur sera d’avoir été aimés d’un si grand amour et rachetés à un si haut prix ! un temps où, reconnaissant trop tard la vérité de notre texte, vous confesserez que Dieu est amour, mais avec la rage dans le cœur !

« Mais, bien que nous parlions de la sorte, nous attendons de vous des choses meilleures et convenables au salut. » N’est-il pas vrai, vous ne voulez pas fermer plus longtemps votre cœur à l’amour de Dieu, ni vivre sans foi devant un Dieu qui est amour ? Par cette foi vous sauverez votre âme ; par elle aussi vous deviendrez un autre homme. Cet amour de Dieu que vous aurez devant les yeux se communiquera à vous et renouvellera tout votre être. C’est en se sentant aimé qu’on apprend à aimer, et l’égoïsme ne règne que parce qu’on ignore l’amour de Dieu : « Celui qui n’aime pas n’a point connu Dieu. » Vous aimerez comme vous avez été aimé. Vous aimerez Dieu, parce que Dieu vous a aimé le premier. Vous aimerez le prochain, parce que Dieu vous a aimés l’un et l’autre. Entrevoyez-vous la vie nouvelle que ce changement vous prépare ? Je vous vois, « imitateur de Dieu, comme son enfant bien-aimé, » ne plus vivre que pour répandre tout autour de vous l’amour dont Dieu a rempli votre cœur. Je vous vois, à l’exemple de Christ qui vous a aimé, « aller de lieu en lieu faisant du bien, » et trouver votre joie dans les privations, dans les fatigues, dans les sacrifices de la charité. Je vous vois, « pressé et possédé de l’amour de Christ, » sevré de votre volonté propre, de l’amour de l’argent et des plaisirs vides du monde, consoler l’affligé, soulager le pauvre, visiter le malade, et porter partout avec vous Jésus-Christ et tous ses bienfaits. Alors l’image et la ressemblance de Dieu aura été formée tout de nouveau dans votre cœur ! Alors vous demeurerez en Dieu et Dieu en vous ! Si d’être aimé, c’est la vie de notre âme, aimer, n’en est-ce pas la joie ? Si d’être aimé, c’est toute la dogmatique de l’Évangile, aimer, c’en est toute la morale. Aimer comme nous avons été aimés, c’est le ciel sur la terre, en attendant que ce soit le ciel dans le ciel. Heureux si l’amour de Dieu vous pénètre de telle sorte qu’on ne puisse trouver à votre caractère, par quelque côté qu’on vous regarde, de définition plus exacte que celle que l’amour a inspirée à saint Jean pour décrire celui de Dieu ! Heureux si l’on peut dire de vous : Il est amour ! ses paroles sont amour ! ses œuvres sont amour ! son zèle est amour ! son travail est amour ! ses joies sont amour ! ses larmes sont amour ! ses reproches sont amour ! ses jugements sont amour ! Heureux surtout si ce Dieu « qui sonde les cœurs et les reins » peut ajouter : Son cœur aussi est amour ! Amen.

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