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Marie-Magdeleine

Or Jésus, étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons.

(Marc 16.9)

Si l’on vous eût donné à deviner lequel d’entre tous ses disciples Jésus ressuscité devait honorer de sa première apparition, qui auriez-vous nommé ? A n’écouter d’abord que le cri de la nature, cette tendre mère, à laquelle une épée venait de transpercer l’âme, se serait offerte à votre esprit avant tous les autres. Puis, à peser les droits sacrés de l’apostolat, vous auriez balancé entre les deux disciples de prédilection, Pierre, héritier de cette grande promesse : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, » ou Jean, le disciple intime, le plus empressé des deux à constater la résurrection de son Maître, et le premier à la croire. Mais la dernière personne à laquelle vous auriez pensé, convenez-en, c’est une pauvre étrangère qui avait commencé par être l’indigne proie de sept esprits infernaux. Et pourtant, c’est cette pauvre étrangère, c’est Marie de Magdala qui a été choisie : « Or Jésus, étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons.

En mettant ainsi en regard, dans un de ces raccourcis qui lui sont propres, le premier et le dernier des traits par lesquels le Saint-Esprit nous a fait connaître Marie-Magdeleine, notre évangéliste a eu quelque chose de plus sérieux en vue que de nous proposer un contraste curieux ou embarrassant. Pour lui, ce contraste cache un rapport profond : si Marie-Magdeleine a été élevée si haut, c’est parce qu’elle avait été retirée de si bas. Étudions la transition instructive qui l’a conduite de l’un de ces termes à l’autre, et que l’histoire évangélique, développant la pensée de saint Marc, nous fait suivre de période en période, non en nous exposant les sentiments intérieurs de Marie-Magdeleine, mais en nous la montrant à l’œuvre dans quelques-unes de ces grandes occasions où le cœur se révèle par l’action. Car, chose étonnante ! Dieu, qui seul connaît les cœurs, ne peint guère l’homme que par ses œuvres, tandis que l’homme, qui ne voit que les œuvres, s’évertue à pénétrer le secret des cœurs.

Me trompé-je en disant que cette étude répond à un besoin de nos âmes ? Nous désirons, nous aussi, que Jésus se révèle à nous dans la sainte gloire de sa résurrection. Mais, hélas ! froids pour tout l’Évangile, nous le sommes peut-être plus spécialement pour le grand événement de cette journée, que le réveil contemporain a peu contemplé, peu compris, peu senti, et où il a vu plutôt un argument à faire valoir qu’une vie nouvelle à recueillir. Eh bien ! le développement graduel qui conduisit Marie-Magdeleine à chercher avec tant d’ardeur son Sauveur ressuscité qu’elle le trouva la première, nous apprendra comment nous pouvons arriver nous-mêmes à célébrer la Pâque avec plus d’amour et de joie, à la célébrer comme la célébrerait Marie-Magdeleine si elle était aujourd’hui avec nous, — hélas ! et si elle n’allait pas en chercher ailleurs que dans nos temples une commémoration plus spirituelle…

La seule chose que nous sachions de la conversion de Marie-Magdeleine, c’est que Jésus avait chassé d’elle sept démons. C’est là le fait saillant qui a frappé les évangélistes, saint Luc aussi bien que saint Marc ; c’est sans doute aussi celui qui a frappé ce peuple fidèle dont ils sont les organes inspirés : pour l’Église primitive, Marie-Magdeleine était cette femme bien connue de laquelle Jésus avait chassé sept démons. La tradition qui nous représente Marie-Magdeleine livrée aux honteux désordres de la chair, est d’origine plus récente et sans appui solide. On avait jugé, sans raison suffisante, que la présence des esprits malins ne pouvait aller sans une vie déréglée ; ou bien on avait, avec moins de raison encorea, confondu Marie-Magdeleine avec cette pécheresse qui vient répandre sur les pieds du Seigneur une huile odoriférante, en les arrosant de ses larmes et les essuyant de ses cheveux. Ne cherchons pas des crimes à Marie-Magdeleine, pour accroître le prodige de sa conversion : avant tout, comme l’Écriture, soyons vrais. Hélas ! et ce trait seul ne suffit-il pas pour jeter sur son premier état une mystérieuse, mais effrayante lumière : sept démonsb ? Ce n’est pas le lieu de discuter la condition de ces démoniaques, qui apparaissent dans le Nouveau Testament comme pour fournir au Fils de Dieu l’occasion de déployer toute sa vertu divine, dans une lutte étrange et terrible avec les puissances des ténèbres. Une chose est certaine : c’est que ces infortunés, asservis à une influence occulte et pernicieuse, au travers de laquelle perçaient çà et là des lueurs d’intelligence, de foi même, qui redoublaient le sentiment de leur misère quand elles ne les conduisaient pas au Sauveur, appartenaient, par leur condition tant physique que morale, aux plus malheureux et aux plus déchus d’entre les hommes. C’était porter en soi le germe de tous les péchés et de toutes les douleurs, que d’y porter cette action des esprits malins ; c’était ressentir un avant-goût de l’enfer sur la terre, avec ses souffrances sans consolation, avec sa lumière tardive et infructueuse ; aussi les démons chassés comptent-ils, dans le récit des évangélistes, parmi les prodiges les plus éclatants de Jésus-Christ et parmi ses bienfaits les plus signalés. Sept démons ! c’est le type du dernier degré d’abaissement moral, dans cette parabole où le peuple juif, qui n’a renoncé au péché grossier de l’idolâtrie que pour y substituer d’autres péchés plus funestes encore, malgré des dehors plus honnêtes, est peint sous l’image d’un démoniaque, que l’esprit malin n’abandonne un temps que pour rentrer dans sa demeure embellie avec sept autres esprits plus malins que lui-même, et qui rendent la condition de leur victime pire qu’elle n’avait été avant sa délivrance. Sept démons ! il n’en a fallu qu’un pour réduire un pauvre enfant à cet état d’égarement et de fureur qui défie tous les efforts des apôtres, et ne cède enfin à la parole de Jésus-Christ, spécialement préparé par le jeûne et par la prière, qu’au travers d’un si affreux combat que le malade guéri passe quelque temps pour mort aux yeux de la multitude épouvantée. Sept démons ! on peut juger de ce qu’a dû être la condition première de Marie-Magdeleine par celle de cet autre possédé en qui l’esprit immonde, pressé par cette question du Seigneur : « Comment as-tu nom ? » répond : « Je m’appelle Légion, car nous sommes plusieurs, » et que saint Marc nous montre rompant ses liens et brisant ses fers, courant de jour et de nuit dans les montagnes et dans les sépulcres, se meurtrissant avec des pierres et poussant des cris lamentables. Telle à peu près a dû être la condition de Marie-Magdeleine, jusqu’au jour de grâce où elle rencontra ce Fils de Dieu « que tous les anges adorent, » et que les démons confessent en dépit d’eux tout en blasphémant. Il parle, et la voici délivrée ; il dit : « Esprit immonde, je te commande, moi, sors et ne rentre plus », et voici Marie-Magdeleine rendue, j’allais dire à la société et à sa famille, mais disons mieux encore, rendue à elle-même et à Dieu. Qu’on se figure la confiance et la gratitude qui l’attachent désormais à celui qui l’a fait passer « de la puissance de Satan à Dieu, et des ténèbres à la lumière. » La profondeur de l’abîme d’où elle a été retirée, tel est le principe, telle est la mesure de l’amour qu’elle porte désormais à Jésus ; et cet amour est la clef de tout ce qu’elle fait à l’égard de Jésus vivant, de Jésus mourant, de Jésus ressuscité. Elle le suit vivant, parce qu’elle l’aime ; elle le pleure mourant, parce qu’elle l’aime ; elle le cherche ressuscité, parce qu’elle l’aime ; et elle l’aime, parce qu’elle n’a qu’à jeter un regard sur lui pour se rappeler que c’est lui seul qui l’a délivrée, et qu’à en jeter un sur elle-même pour se rappeler de quoi il l’a délivrée, elle, cette femme indigne et misérable, jadis possédée de sept démons à la fois.

aLuc 8.2, rapproché de Luc 7.37-50.

b – Marie-Magdeleine peut avoir été possédée de ces sept démons, et guérie par le Seigneur, ou successivement, ou simultanément. La seconde hypothèse est de beaucoup la plus vraisemblable, par analogie avec Luc 8.27-39, et Matthieu 12.43-45.

Le premier effet par lequel se déclare l’amour de Marie-Magdeleine pour celui qui l’a délivrée, c’est le désir de le suivre dans le cours de sa sainte et bienfaisante vie. Cette expression de sa reconnaissance ne lui est pas particulière : quand Jésus a délivré ce malheureux Gadarénien de sa légion de démons, le malade guéri sollicite la faveur d’être avec lui. Jésus, qui avait pour cet homme une autre mission en réserve, lui répond : « Retourne en ta maison, et raconte quelles grandes choses Dieu t’a faites ; » mais la mission d’un homme n’est pas celle d’une femme, et la mission d’un disciple n’est pas celle d’un autre disciple : Marie-Magdeleine désire à son tour d’être avec le Seigneur, et Jésus ne le lui défend point. La voilà donc qui s’attache à tous ses pas, comme ses apôtres, jusqu’à l’accompagner aux fêtes solennelles, où la présence des hommes était seule réclamée par la loi : « Il allait de ville en ville, et de bourgade en bourgade, prêchant et annonçant le royaume de Dieu ; et les douze disciples étaient avec lui, et quelques femmes aussi qu’il avait délivrées des malins esprits et des maladies, savoir Marie qu’on appelait Magdeleine, de laquelle étaient sortis sept démons, et Jeanne, femme de Chuzas, lequel avait le maniement des affaires d’Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui l’assistaient de leurs biens. » Marie-Magdeleine, nommée constamment la première, et peinte au point de départ par saint Luc du même trait dont la peint saint Marc en terminant, est à la tête de ce cortège de femmes pieuses qui suivent le Seigneur de lieu en lieu, et qui en même temps subviennent à ses besoins. Jésus n’avait rien à lui dans ce monde, ni un lieu même où reposer sa tête : c’est à un ami qu’il demande un asile à Jérico ; c’est d’un ami qu’il emprunte une monture pour entrer dans Jérusalem ; c’est chez un ami qu’il retient une chambre haute pour célébrer la Pâque. Eh bien ! Marie-Magdeleine, pourvue des biens de ce monde, s’empresse de les mettre à la disposition de celui à qui elle doit tout et se doit elle-même, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour lui rendre moins pesant le fardeau de la vie humaine, dont il s’est chargé pour la soulager. Toutefois, ce généreux sacrifice n’est pas encore ce qui me touche le plus dans Marie-Magdeleine suivant tous les pas du Seigneur : ce qui me touche le plus, c’est le tendre empressement qu’elle fait paraître de demeurer toujours avec lui, pour ne perdre aucune de ses paroles, aucun de ses miracles, aucune de ses guérisons, plus spécialement peut-être aucune de celles qui ressemblent à la sienne.

Tout cela vous semble peut-être assez naturel, et vous vous étonnez que je voie une grande preuve de l’amour de Marie-Magdeleine pour son Sauveur dans une conduite toute simple, et que vous auriez tenue vous-mêmes à sa place. Mais y avez-vous bien réfléchi ? Prenez garde : rien de plus attrayant que la charité en perspective et le sacrifice à l’horizon ; mais la réalité est une rude épreuve pour le dévouement, et la seule certaine. Jugeons plutôt de ce que nous aurions fait dans une situation que nous n’apercevons qu’à distance, par ce que nous faisons actuellement dans une situation qui est la nôtre, et où Dieu lui-même nous fournit les moyens de connaître ce qui est dans notre cœur.

Vivant aux jours de Jésus-Christ, vous vous seriez empressés, pensez-vous, de mettre à son service ce que vous avez de biens sur la terre : vous auriez fait comme Marie-Magdeleine qui donne son trésor, non comme le jeune riche qui refuse le sien. Et pourquoi donc faites-vous, actuellement, comme le jeune riche, non comme Marie-Magdeleine ? Si Jésus-Christ n’est plus sur la terre, il y a laissé ses disciples, qui sont ses frères, les membres de son corps, et parmi lesquels il ne manque pas de pauvres ; il vous a déclaré que ce que vous faites pour eux, vous l’aurez fait pour lui, et que ce que vous leur refusez, vous l’aurez refusé à lui-même. Voilà un moyen tout trouvé, un moyen pratique sans danger d’illusion ni de poésie, de prouver votre disposition à faire des sacrifices pour Jésus-Christ. Ce moyen, quel usage en faites-vous ? Vous voit-on en recherche d’occasions pour assister Jésus-Christ dans la personne du pauvre qui croit en son nom ? Vous voit-on vous dépouiller un peu largement en sa faveur de votre superflu, je n’ose pas dire toucher à votre nécessaire ? Ah ! sachez bien que telle que Marie-Magdeleine a été pour le Sauveur, telle elle serait aujourd’hui pour ses frères ; et qu’elle aurait cru se renier elle-même, que de se contenter de ces misérables secours que la plupart d’entre vous, même de ceux qui font profession d’une foi évangélique, se laissent si péniblement arracher. Aussi bien, elle ne pouvait suivre son Maître, sans trouver à chaque pas, dans les malheureux que la charité de Jésus attirait de toutes parts, des occasions qui sollicitaient son esprit de sacrifice. Vous vous plaignez de la multitude des appels qui viennent chercher votre bienfaisance : pour elle, sa vie entière était un appel continuel, qu’elle allait chercher elle-même… Grâces à Dieu, il est dans tous les temps quelques veuves qui donnent de leur nécessaire, quelques Dorcas qui donnent leur travail, quelques Barnabas qui donnent leurs possessions, après s’être donnés eux-mêmes ; il en est que nous connaissons, il en est d’autres qui réussissent à se cacher ; — mais, hélas ! hélas ! sont-ils donc si nombreux que le sacrifice de Marie-Magdeleine ne nous doive inspirer ni admiration ni surprise ?

Ce devait être aussi, pensez-vous, une vie pleine d’intérêt et de mouvement, que celle de ces disciples et de ces femmes, compagnons assidus du Sauveur, auditeurs de ses discours, témoins de ses œuvres, spectateurs de ses prodiges. Fort bien, s’ils l’eussent suivi dans l’esprit de ce peuple volage qui se pressait parfois sur les pas de Jésus-Christ pour n’en prendre que selon son attrait, un jour prêtant l’oreille au sermon de la montagne, un autre jour profitant de la multiplication des pains, ici assistant à la résurrection de Lazare, là attendant l’accueil fait à la prière de la Cananéenne, ou à la question des Pharisiens coalisés avec les Hérodiens. Mais suivre Jésus, comme Marie-Magdeleine, jour après jour, dans toutes les situations, dans toutes les fatigues, dans toutes les douleurs, dans toutes les humiliations, dans toutes les réalités enfin de la vie de l’Homme-Dieu sur la terre ; le suivre, quand ses disciples n’avaient le loisir ni de se reposer, ni de manger ; le suivre, quand ses discours éloignaient de lui tous ceux qu’une foi invincible n’enchaînait pas auprès de sa personne ; le suivre, quand ceux de Nazareth le menaient au haut de leur montagne pour l’en précipiter, ou quand ces Juifs tenaient déjà des pierres dans leurs mains pour le lapider ; le suivre, quand on ne pouvait le suivre qu’au péril de sa propre vie, — était-ce aussi curieux, aussi nouveau, aussi entraînant selon vous ? Ah ! que vous vous connaissez mal vous-mêmes, ou que vous connaissez mal le Fils de l’homme ! Que vous savez peu combien vous êtes asservis à vos habitudes, à vos aises, à votre bien-être, ou que vous savez peu combien sa vie, et la vie de ceux qui l’entouraient, était remplie de privations, d’amertumes, de périls ! Quand vous lui auriez dit : « Maître, je te suivrai partout où tu iras, » il vous eût répondu comme à ce disciple novice : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ; » et qu’auriez-vous fait alors, vous que décourage la moindre peine, le moindre reproche, le moindre embarras à affronter pour le nom de Jésus ?

Mais au reste, à cette double épreuve du sacrifice pécuniaire et du sacrifice personnel, il s’en joignait une troisième, plus redoutable encore peut-être, mais que je me borne à indiquer : celle de la sainteté. La sainteté seule de Jésus devait suffire pour écarter une âme ordinaire, si elle n’était retenue, comme un Judas, par l’intérêt et par l’hypocrisie. Avez-vous jamais songé à ce qu’il en coûte d’avoir constamment sous les yeux un parfait exemple de piété, de charité, d’humilité, de vie céleste, soit qu’on s’applique avec une noble ardeur à se régler sur ce modèle, ou qu’on se résigne lâchement à subir la censure incommode qu’on y trouve, comme Caïn dans les œuvres bonnes de son frère ? Mais, croyez-moi : on ne la subira pas longtemps ; si l’on ne tue pas comme un Caïn, on fuira du moins comme un Démas ; suivre Jésus, c’est s’engager tacitement à l’imiter… Je ne parle point ici pour vous accabler : je ne veux que vous faire apprécier, par un contraste humiliant pour nous, tout ce que valait, tout ce que prouvait la fidélité de Marie-Magdeleine à suivre Jésus-Christ, vivant. Qu’est-ce donc qui la rendait capable de cette vie, dont nous serions, selon toute apparence, incapables ? C’est qu’elle était cette femme de laquelle Jésus avait chassé sept démons. En échange d’une telle délivrance, l’abandon de sa fortune, de son repos, de sa volonté, de sa vie même, si elle lui était demandée, ne lui semblait qu’un présent de vil prix. Et nous, voilà ce qui nous manque : Jésus ne nous a pas délivrés de sept démons.

Que si vous souhaitez cependant une épreuve plus décisive pour le dévouement de Marie-Magdeleine, vous ne serez que trop tôt satisfaits. Il est si vrai qu’il fallait aimer Jésus comme Marie-Magdeleine l’aimait, pour s’associer comme elle le faisait à sa vie, que vous allez voir la génération contemporaine importunée par cette vie si bienfaisante, mais si sainte, et tout occupée des moyens d’y mettre un terme. A peine ce beau spectacle a-t-il commencé d’être donné au monde, que déjà il va lui être enlevé : le Fils de l’homme est retranché de la terre des vivants ; le voici, en quelques jours, que dis-je ? en quelques heures, trahi, arrêté, jugé, condamné, crucifié entre deux brigands ; « il a été mis au rang des malfaiteurs. » Que devient alors Marie-Magdeleine ? Hélas ! il y a un moment de terreur panique, où le vide se fait de toutes parts autour de « l’homme de douleurs, » et où la terre entière l’abandonne, souvenir à jamais humiliant pour la race humaine… Toutefois, le premier coup de tonnerre passé, les plus fidèles, ou les moins infidèles, se rallient, mais avec quelle timidité ! Des deux seuls apôtres qui suivent Jésus, l’un le renie, l’autre n’évite l’apostasie que par le silence ; pas une voix ne s’élève en faveur du Fils de l’homme livré aux mains des méchants. Cependant un groupe de disciples, où les femmes dominent, suivent, en pleurant, Jésus au Calvaire ; et, après avoir peut-être envié secrètement à Simon de Cyrène le pesant fardeau dont on charge ses épaules, ils s’arrêtent, enchaînés sans doute par la crainte, et contemplent à distance la scène de la suprême douleur : Marie-Magdeleine est dans ce groupe. Mais en voici quatrec, fidèles entre les fidèles, qui, s’enhardissant par degrés, percent enfin à grand’peine au travers de cette multitude curieuse, de ces pharisiens acharnés, de ces soldats romains cruellement empressés, de tous ces obstacles qui eussent rebuté dix fois un courage, disons mieux, un amour ordinaire, et ne s’arrêtent cette fois que parvenus au pied de la croix : Marie-Magdeleine est de ces quatre, qui donnent à Jésus la plus haute marque d’amour qu’il ait reçue durant « les jours de sa chair. » Je ne crois pas dépasser la vérité en ajoutant que même entre ces quatre, l’amour de Marie-Magdeleine l’emporte par un certain côté, qui est proprement celui de l’Église : c’est l’amour de Jésus-Christ tout pur, sans l’appui, ni le mélange, d’aucune affection particulière. L’amour de Marie de Nazareth est l’amour d’une mère ; l’amour de Jean, l’amour d’un apôtre intime ; l’amour de Marie de Cléopas, l’amour d’une tante, et cette tante, la mère d’un apôtred ; mais l’amour de Marie-Magdeleine, sans parenté ni apostolat, c’est l’amour, non de tel ou tel disciple, non de telle ou telle catégorie de disciples, mais de l’Église tout entière pour son Sauveur crucifié. Cet amour, Marie-Magdeleine le témoigne, non en apôtre, par une profession publique, telle que la fit autrefois Simon Pierre, mais en femme, par sa présence, par ses larmes, par sa sympathie : si Jésus souffre pour Marie-Magdeleine, Marie-Magdeleine souffre avec Jésus. Mais cette sympathie, qui la dira ? Je me plaignais tantôt que l’homme prétend lire dans le cœur de l’homme : au risque de me contredire, je me laisse aller moi-même à la tentation ; oui, je crois lire dans le cœur de Marie-Magdeleine, comme je lirais dans un livre ouvert. La voyez-vous, mourant de la mort de Jésus et languissant de ses langueurs, frémissant au bruit de ce marteau tour à tour levé et abaissé, dont les coups retentissent au fond de son âme, et de ces clous enfoncés qui la déchireraient moins, lui semble-t-il, plantés dans ses mains que dans celles de son Maître ? La voyez-vous, recueillant tour à tour les sept paroles de la croix, qui ont fait l’étude et l’admiration de l’Église pendant dix-huit cents années, avant de faire l’objet de notre méditation chaque soir de cette semaine ? La voyez-vous, prêtant l’oreille aux outrages des prêtres, aux railleries des bourreaux, à la prière du larron pénitent, à la confession du centenier, — enfin au dernier soupir du Crucifié, qu’elle attendait pour respirer a l’aise et pleurer sans contrainte ? Jamais elle ne l’a tant aimé vivant, qu’elle l’aime mourant… Pourquoi cela ? C’est qu’elle l’aimait vivant comme son Libérateur, et qu’elle l’aime mourant comme son Sauveur ; un Sauveur, qui ne la délivre qu’en souffrant pour elle, qui ne lui donne de vie et de félicité que ce qu’il prend sur la sienne, et qui, comme la semence déposée en terre, ne porte son fruit précieux qu’à la condition de mourir. Ainsi que le bienfait de Jésus, l’amour de Marie-Magdeleine a changé de caractère : autant l’un est devenu plus douloureux, autant l’autre est devenu plus tendre. C’est pour les pécheurs que Jésus souffre, et par les pécheurs ; c’est plus spécialement pour elle, et par elle, la plus misérable de tous à ses yeux, et à qui sa misère est révélée par cette croix, comme elle ne le fut jamais en Galilée. Elle s’indigne, sans doute, contre les auteurs iniques et les exécuteurs barbares du plus détestable des jugements ; mais elle s’indigne surtout contre elle-même : ce sont ses péchés, à elle, elle dirait volontiers à elle seule, qui ont imposé à l’amour de Jésus cet affreux sacrifice ; sa main, sa propre main a conduit les mains qui ont manié ce marteau, planté ces clous, dressé cette croix. Il lui semble que le monde entier va lui dire : C’est pour toi, c’est par toi que tout ceci lui arrive ; et si le monde ne le lui dit pas, elle est prête à le dire au monde : C’est moi qui ai tout fait ; moi, indigne entre les indignes ; moi, la plus ingrate de toutes les créatures, si je n’en étais pas la plus reconnaissante, et si mon amour ne croissait pas avec ses douleurs !

c – Auxquels Olshausen et d’autres en ajoutent une cinquième, Salomé, d’après Matthieu 27.56, et Marc 15.40 ; mais Jean 19.25, est contraire à cette supposition.

d – Jacques le Mineur, Marc 15.40.

Sympathie combien méritée, combien naturelle ! Oui, mais combien rare ! rare, comme le sentiment profond de désordre réparé, de coulpe effacée, de peine remise, qui a poussé Marie-Magdeleine au pied de la croix, et que la croix lui rend doublé, centuple. Vous-mêmes, la connaissez-vous, cette sympathie ? Y a-t-il quelque chose de pareil aux pensées de Marie-Magdeleine, dans les pensées avec lesquelles vous contemplez votre Sauveur mourant ? quelque chose qui soit en rapport avec l’excès de son amertume, ou avec l’objet de son sacrifice ; avec ce qu’il vous doit de douleur, ou avec ce que vous lui devez de délivrance ? que dis-je ? quelque chose qui soit en rapport avec ce que vous avez éprouvé peut-être pour la souffrance d’un indifférent, ou pour le supplice d’un criminel, ou pour des malheurs de roman ou de théâtre ? Cœurs égarés, où la fausse sensibilité a tué la véritable ; tendres à l’excès pour tout le reste, sans pitié pour lui seul ! C’est affreux, ce que je dis là, c’est effrayant, — mais n’est-ce pas vrai ? Ah ! c’est que vous n’avez jamais eu conscience, comme Marie-Magdeleine, d’une calamité immense dont Jésus vous a retirés : c’est qu’il ne vous a pas délivrés de sept démons !

Aussi, de quelle ardeur Marie-Magdeleine cherche-t-elle son Sauveur ressuscité ! C’est ici le dernier période, et le triomphe de son amour ; c’est ici ce qui a inspiré à saint Marc le rapprochement indiqué dans mon texte : « Il apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons. » Jésus, celui qu’elle aimait, sans qui elle ne peut vivre, est mort : elle l’a suivi vivant ; elle l’a pleuré mourant ; mort, que fera-t-elle ? Mort, — mais l’est-il tout entier ? l’est-il pour toujours ? l’est-il pour longtemps ? Son cœur lui dit là-dessus des choses étranges ; et la parole de Jésus vient en aide à son cœur. Il a annoncé qu’il mourrait, et qu’il ressusciterait le troisième jour ; cela est si bien connu que ses ennemis prennent des précautions pour empêcher l’enlèvement de son corps. Il est vrai que les disciples de Jésus n’ont pas cru cette parole, ou plutôt ne l’ont pas comprise ; Marie-Magdeleine ne l’a probablement pas plus comprise que les autres ; les aromates qu’elle apporte pour embaumer le corps de Jésus, et sa plainte répétée : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis, » donnent à connaître qu’elle le cherche plutôt mort que vivant. Et pourtant, il y a dans le fond de sa pensée quelque autre chose qu’elle ne dit pas, qu’elle ne saurait dire : ce n’est pas ainsi qu’on cherche un mort. En Jésus-Christ ressuscité, Marie-Magdeleine trouve plus qu’elle n’osait chercher, j’en conviens ; mais certainement aussi dans son seul cadavre, elle eût trouvé moins que ce qu’elle cherchait ; et toute préparée qu’elle est pour l’embaumer, elle s’attend vaguement à avoir quelque chose de meilleur à faire. Après une telle vie et une telle mort, elle compte sur quelque chose d’extraordinaire qu’elle n’avoue à personne, dont elle ne se rend pas compte à elle-même ; elle pressent confusément la résurrection de son Maître, à peu près comme Marthe celle de son frère ; et sa lumière va croissant par degrés, jusqu’au moment où l’événement vient tout ensemble réaliser ses espérances et les dépasser. Quand je veux me faire quelque idée de ce qui se passe dans son cœur, je me figure une mère qui vient de perdre son fils bien-aimé, mais à qui une parole vénérée a fait concevoir, comme celle d’Élisée à la Sunamite, je ne sais quelle espérance incertaine qu’il va lui être rendu. Je me la figure courant à son tombeau, le trouvant vide, n’ayant plus qu’à choisir entre une résurrection et un enlèvement, n’avouant que l’enlèvement, mais inclinant vers la résurrection, demeurant la dernière près du sépulcre où elle est venue la première, pleurant, cherchant, interrogeant, attendant, et trouvant enfin son fils, — son fils vivant, — sans oser d’abord le reconnaître, de peur d’avoir à redescendre d’une illusion trop ravissante dans une trop amère réalité… Ce n’est là qu’une image affaiblie de l’histoire de Marie-Magdeleine, devançant tous les autres et prévenant le jour ; trouvant la pierre roulée et le sépulcre vide ; courant vers les apôtres, qui semblent ne se mouvoir que sur sa parole ; les rendant témoins de ce qu’elle a vu, mais demeurant après eux pour voir davantage ; seule, faible femme, près d’un tombeau ouvert ; pleurant, et demandant à tout ce qui l’entoure celui qui seul remplit son cœur ; le demandant aux anges, en qui rien ne la touche ni ne l’intéresse que le témoignage qu’elle sollicite d’eux ; le demandant à lui-même, qu’elle prend pour un autre, — jusqu’au moment où, reconnaissant enfin sa voix aimée dans l’accent dont il l’appelle, elle est rassurée par cet entretien en deux mots, en deux noms : « Marie ! Rabboni ! » mais deux noms, dont l’un dit tout ce que Marie est pour son Sauveur ressuscité, et l’autre tout ce que Jésus ressuscité est pour Marie sa servante, de laquelle il a chassé sept démons. C’est toujours à ces sept démons qu’il en faut revenir, c’est par ces sept démons qu’il faut tout expliquer ; le Saint-Esprit l’a fait comprendre à Marc, et Marc nous le fait comprendre à son tour. Marie-Magdeleine, premier témoin de la résurrection, choisie pour l’annoncer à ceux qui ont été choisis pour l’annoncer au monde, simple femme, qui n’a que son cœur pour elle, mais dont ce cœur fait l’apôtre des apôtres ; Marie-Magdeleine, la grande figure de cet admirable vingtième chapitre de saint Jean, où elle occupe, dans la première journée du royaume des cieux, cette première place que les apôtres eux-mêmes lui cèdent sans hésitation ; Marie-Magdeleine, les prémices de l’Église consolée, la première voix terrestre qui ait frappé l’oreille de Jésus ressuscité, et la première oreille humaine que la voix de Jésus ressuscité ait rendue attentive ; Marie-Magdeleine, à laquelle il n’est pas un disciple, si froid soit-il, qui n’ait donné au moins une fois dans sa vie un mouvement de sympathie et une larme d’attendrissement ; eh bien, cette Marie-Magdeleine, qui est-elle enfin et d’où vient-elle ? Est-ce une sainte accomplie, qui puisse se vanter d’une vie sans tache, d’une perfection surérogatoire, que sais-je ? d’une conception immaculée ? Non, vous dis-je, non, mais une pauvre et indigne pécheresse ; mais l’objet d’une obsession maligne et infernale ; mais une femme, que vous auriez rougi d’avoir pour fille ou pour sœur ; une femme, que vous auriez tremblé de voir s’asseoir à vos côtés ; une femme, que vous auriez fait enfermer dans quelque Salpêtrière et revêtir de la camisole de force ; une femme enfin, de laquelle Jésus avait chassé sept démons. Voilà, voilà le principe de sa vie en Galilée, de sa douleur sous la croix, de sa joie près du sépulcre, enfin de toute sa grandeur ; grandeur dont elle ne sait rien elle-même, suivant, avec la simplicité d’un enfant, le mouvement d’un cœur qui la pousse à chercher celui qu’elle a perdu, sans plus songer à mériter le témoignage que je lui rends aujourd’hui, et que le Saint-Esprit lui a rendu avant moi, que vous ne songez, vous, à vous obtenir l’estime ou l’admiration des générations à venir par l’émotion qui remplit en ce moment votre cœur, et que vous allez porter à la table de ce même Jésus, mort pour vous comme pour Marie-Magdeleine, et pour vous comme pour elle, ressuscité d’entre les morts. Mais le remplit-elle en effet ? Entrez-vous dans l’esprit du dialogue échangé entre Marie-Magdeleine et son Maître ressuscité ? Entendez-vous, en esprit, Jésus vous disant Mari ! et se réjouissant sur vous, qu’il a déjà affranchi de la mort, déjà fait monter au ciel, déjà fait asseoir à la droite de Dieu avec lui ? Et Jésus vous entend-il à son tour lui disant Rabboni ! et vous réjouissant dans la pensée qu’il a tout accompli, qu’il ne souffre plus, qu’il vit aux siècles des siècles, et qu’il recueille auprès du Père le prix de son abaissement et de son sacrifice ? Votre cœur, en un mot, célèbre-t-il la Pâque comme une vraie Pâque du Seigneur, qu’il a aimé, qu’il a cherché, qu’il a trouvé ? — ou bien célébrerait-il la Pâque, parce que c’est le jour de Pâques, sans tressaillement, sans amour, prêt à retourner demain aux pensées terrestres de ses joies, à l’abattement de ses douleurs, ou à l’entraînement de ses convoitises, tout comme si Jésus n’était pas ressuscité ? Mais pourquoi ? si ce n’est parce que vous n’avez rien connu qui ressemble à la plaie du cœur de Marie, et que Jésus ne vous a pas délivré de sept démons ?

Tel est le secret de Marie-Magdeleine, pour croître dans cette grâce qui l’a retirée de l’abîme : l’amour par l’humilité. Son premier secret, avec Jésus vivant, c’est un premier pas dans l’amour par un premier pas dans l’humilité ; son second secret, avec Jésus mourant, c’est un second pas dans l’amour par un second pas dans l’humilité ; son troisième secret, avec Jésus ressuscité, c’est un nouveau pas dans l’amour par un nouveau pas dans l’humilité ; en attendant que son secret final, avec Jésus glorifié, ce soit le complet épanouissement de l’amour par l’humilité, son âme élue plongeant du plus haut des cieux dans le plus profond de cet enfer auquel elle a commencé par être livrée… Mais quoi ? Tant de grâce n’est-elle donc accessible qu’à la victime de sept démons ? Pour avoir été préservés de l’excès de misère qui a été la première condition de Marie-Magdeleine, nous sera-t-il impossible d’aimer comme elle ? et serons-nous réduits à souhaiter d’avoir été plus coupables pour être plus reconnaissants ? Non, mes frères, non : nous serons réduits seulement à nous connaître mieux ; car nous n’avons qu’à nous mieux connaître pour nous trouver les sept démons dont elle a été délivrée, si ce n’est pour nous en trouver davantage, hélas ! et celui qui s’en voit le moins, est celui qui en a le plus.

La pécheresse de saint Luc n’a pas été délivrée de sept démons, comme Marie-Magdeleine ; et cependant, elle ne peut trouver de marques ni assez humbles ni assez tendres de sa reconnaissance et de son amour : « Elle a beaucoup aimé ; or celui à qui il est moins pardonné, aime moins. » Saint Pierre n’a pas eu à rompre, comme cette pécheresse, avec les indignes convoitises de la chair ; et cependant, il peut dire d’un cœur sincère : « Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime. » Saint Paul n’a pas, comme saint Pierre, renié trois fois son Maître après l’avoir connu ; et cependant, il a pu écrire : « Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs, desquels je suis le premier. » C’est pour lui-même, comme pour saint Pierre, comme pour la pécheresse, comme pour Marie-Magdeleine, comme pour nous tous, que ce même saint Paul a écrit encore : « Nous aussi étions autrefois insensés, rebelles, abusés, asservis à diverses passions et voluptés, vivant dans la malice et dans l’envie, dignes d’être haïs et nous haïssant l’un l’autre. » Ah ! quand on est tel, je le demande, pour entrer dans l’esprit de Marie-Magdeleine, faut-il plus que de se connaître ?

Quand Jésus oppose cette pécheresse qui a beaucoup aimé parce qu’il lui a été beaucoup pardonné, à Simon le pharisien qui aime moins parce qu’il lui a été moins pardonné, ne voyez-vous pas que ce n’est qu’à ses propres yeux que Simon est moins coupable que la pécheresse, et que la dureté superbe du premier, son incrédulité soupçonneuse, surtout sa complaisance pharisaïque en lui-même, balancent les péchés plus éclatants de la seconde, si elles ne les dépassent pas devant Dieu ? Et vous, qui vous croyez si fort au-dessus de Marie-Magdeleine aux sept démons, vos démons à vous, présents ou passés, votre incrédulité, votre avarice, votre égoïsme, votre convoitise, votre vanité, votre impureté peut-être, — en voilà six, — ne valent-ils pas les siens ? J’ai gardé pour le dernier le plus mauvais de tous, votre orgueil, qui vous fait accroire que vous êtes meilleurs qu’elle. Et qu’en savez-vous ? Ne comprenez-vous pas que la justice de Dieu, à la différence de celle des hommes, pèse avec l’acte visible les sentiments cachés dans le cœur, et tient compte à chacun des ressources, des exemples, des occasions, des lumières, des avertissements même intérieurs, dont il a joui ou dont il a été privé ? Eh bien, qui êtes-vous pour faire la part de toutes ces choses ? Qui êtes-vous pour balancer votre fardeau avec celui de Marie-Magdeleine ? Et quelle est votre sûreté, sinon « d’estimer les autres, par humilité, » — y compris Marie-Magdeleine, — « plus excellents que vous-même ? » Le premier des pécheurs, pour saint Paul, c’est saint Paul ; pour saint Pierre, c’est saint Pierre ; pour la pécheresse, c’est la pécheresse ; pour Marie-Magdeleine, c’est Marie-Magdeleine ; et pour vous, ce doit être vous.

Non, non : ce n’est pas nous, ô mon Dieu, que pourrait aborder le souhait téméraire d’offrir un champ plus riche aux merveilles de ta grâce ! Pour l’apprécier, cette grâce toute gratuite, nous n’avons pas plus besoin de nous voir pires que nous ne sommes, que nous n’avons besoin de te voir meilleur que tu n’es ! Révèle-nous seulement à nous-mêmes tels que nous sommes, — si toutefois nous pouvons supporter ce spectacle, et si nous n’avons pas à craindre que la tête ne nous tourne en nous penchant sur cet abîme ! Tu es sage, Seigneur, pour nous faire croître dans le sentiment de ta miséricorde, en même temps que tu nous feras croître dans celui de notre injustice ; de cette injustice, que nous apprenons d’année en année, et presque de jour en jour, à sonder plus avant, et que nous n’aurions pu voir telle que nous la voyons aujourd’hui, quand nous n’en étions encore qu’aux premiers éléments de ta grâce, sans risquer de tomber par trop de lumière dans le désespoir ! Ah ! si tu devais étaler devant le monde les plaies de chacun de nous, comme tu as étalé celles de Marie-Magdeleine ; si tu devais proclamer devant cette assemblée seulement tout ce qui s’est passé entre toi et chacun de nous, les actions de notre vie, les paroles de nos lèvres, les pensées de nos cœurs, — dans la confusion dont nous serions couverts, la crainte qui nous préoccuperait ne serait plus celle de trouver en nous moins à pardonner, moins à effacer, moins à laver dans le sang de la croix, qu’elle ne trouve en elle ! Viens donc, Seigneur Jésus, viens créer en chacun de nous un cœur de repentance et d’humilité, afin que chacun, ne cherchant plus qu’en lui-même, comme Marie-Magdeleine, le plus coupable, le plus indigne, le plus vil de tous, puisse désormais, à force d’amour pour celui qui l’a sauvée telle qu’elle était, et qui nous sauve tels que nous sommes, l’égaler en communion avec ta vie, en sympathie pour ta mort, en joie dans ta résurrection, jusqu’à ce que nous l’égalions en possession ineffable de ta gloire et de ta félicité !

Communiants ! dans cette fête de votre Sauveur ressuscité, approchez-vous de sa table dans l’esprit de Marie-Magdeleine, le cherchant du cœur ; le cherchant dans la parole, le cherchant dans le sacrement, le cherchant dans le pain et dans le vin, le cherchant dans la prière, le cherchant jusqu’à ce que vous le trouviez et que vous échangiez avec lui Rabboni contre Marie ; de peur que vous ne rentriez tristement dans vos maisons, sans avoir plus reçu à cette fête que vous n’y avez apporté, et que vous ne vous arrêtiez à moitié chemin entre l’incrédulité et la foi, entre la mort et la vie, entre le Vendredi et le Dimanche, dans ce cri douloureux de Marie-Magdeleine encore incertaine et tremblante : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis ! »

Catéchumènes ! vous êtes jeunes encore, mais pas trop jeunes pour avoir besoin du Dieu de Marie-Magdeleine. Hélas ! vous savez à quoi vous en tenir sur cette innocence prétendue que le monde attribue à votre âge, et au milieu de laquelle vous avez commencé de sentir se former en vous, avec les années, un trésor de péché et de désobéissance, qui déjà vous laisserait sans espérance, si vous n’aviez appris aussi à voir dans votre Dieu Sauveur un trésor de grâce et de pardon. Oh ! puissiez-vous, mes chers enfants, ne pas plus valoir à vos propres yeux que Marie-Magdeleine ne valait aux siens, le jour qu’elle donna son cœur à Jésus, et qu’elle puisa dans les profondeurs de sa misère naturelle les richesses divines de son dévouement et de son amour !

Et vous, qui que vous soyez dans cet auditoire, vous qui, touché, pour la première fois peut-être, de tout ce qu’il y a en vous de misère et de tout ce qu’il y a en Jésus de grâce gratuite, souhaitez intérieurement de finir comme Marie-Magdeleine, après avoir commencé comme elle ; vous, mon frère, vous, ma sœur, qui avez vécu jusqu’ici ou pour le péché, ou pour l’incrédulité, ou pour l’égoïsme, ou pour le monde, mais à qui l’Esprit de Dieu dit au-dedans du cœur : Et pourquoi ne passerais-tu pas, comme Marie-Magdeleine, « des ténèbres à la lumière, et de la puissance de Satan à Dieu ? » — je le redis avec lui et avec votre conscience : Pourquoi pas ? et j’ajoute : Pourquoi pas aujourd’hui ? Pourquoi pas dès ce moment ? Pourquoi ne pas mettre cette communion comme une barrière entre votre ancienne vie dont il vous tarde de sortir, et la vie nouvelle où vous êtes impatient d’entrer ? Si votre cœur est droit devant Dieu, venez, c’est la meilleure des préparations, et la seule nécessaire : venez, tels que vous êtes, je vous y invite au nom du Seigneur ; venez, « quand vos péchés seraient rouges comme le cramoisi, ils seront blanchis comme la neige ; » venez, et cherchez désormais dans la mesure de votre injustice passée celle de votre sainteté future, au service de celui qui est venu, sur notre terre souillée, vivre pour notre salut, mourir pour notre rédemption, et ressusciter pour notre délivrance !

Si celui qui, dans le jour dont nous célébrons l’anniversaire, choisit pour premier témoin de sa gloire nouvelle cette Marie-Magdeleine de laquelle il avait chassé sept démons, devait apparaître dans ce moment au milieu de nous, et choisir dans cet auditoire celui qu’il daignera honorer aujourd’hui de ses communications les plus intimes et de ses bénédictions les plus précieuses, sur qui pensez-vous que tomberait son choix ? Sur celui de tous qui entre le mieux dans l’esprit de Marie-Magdeleine ; sur celui de tous, peut-être, pour qui nous attendrions le moins la préférence du Maître ; sur celui de tous, à coup sûr, qui l’attendrait le moins pour lui-même !

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