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Les démoniaques

Et quand il fut passé à l’autre côté, dans le pays des Gergéséniens, deux démoniaques, étant sortis des sépulcres, vinrent le rencontrer ; et ils étaient si dangereux que personne ne pouvait passer par ce chemin-là. Et voici, ils s’écrièrent, en disant : Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? Or, il y avait un peu loin d’eux un grand troupeau de pourceaux qui paissaient. Et les démons le priaient, en disant : Si tu nous jettes dehors, permets-nous de nous en aller dans ce troupeau de pourceaux. Et il leur dit : Allez. Et eux, étant sortis, s’en allèrent dans le troupeau de pourceaux ; et voilà, tout ce troupeau de pourceaux se précipita dans la mer, et ils moururent dans les eaux. Et ceux qui les gardaient s’enfuirent ; et étant venus dans la ville, ils racontèrent toutes ces choses et ce qui était arrivé aux démoniaques. Et voilà, toute la ville alla au-devant de Jésus, et l’ayant vu, ils le prièrent de se retirer de leur pays. Alors étant rentré dans la nacelle, il repassa la mer, et vint en sa ville.

(Matthieu 8.28-9.1)

Voici le premier endroit de l’Évangile où nous trouvons des détails sur ces infortunés que tourmentait une puissance infernale, et que le Seigneur en délivra. Ce sujet est délicat et mystérieux. Dieu veuille nous en faire parler de telle sorte que nous vous donnions quelques lumières nouvelles, mais de ces lumières qui vont à la conscience, et qui excitent à veiller et à prier !

Avant d’en venir à cette influence maligne dont il est question dans notre texte, rappelons brièvement la doctrine générale de l’Écriture sur les démons, et justifions-la contre d’imprudentes accusations.

L’homme n’est pas la seule créature intelligente et morale qui soit sortie des mains de Dieu. Il existe au-dessus de lui et il existait avant lui des créatures d’un ordre plus élevé et d’une nature plus spirituelle, les anges. Mais tandis qu’une partie de ces esprits glorieux, les anges saints ou les anges élus, sont demeurés fidèles à Dieu, et servent avec joie ses desseins de miséricorde sur la race humaine, dont ils saluèrent la naissance il y a six mille ans par de saints cantiques, il en est d’autres, les démons ou les esprits malins, « qui ont péché, qui n’ont pas gardé leur origine, qui ont abandonné leur demeure propre, et qui ont été précipités dans l’abîme, où ils sont réservés pour le jugement de la grande journée (2 Pierre 2.4 ; Jude 1.6). » Toutefois, cette journée qui doit fixer irrévocablement leur affreuse condition n’est point encore venue ; et en attendant qu’elle vienne, une certaine liberté leur est laissée de sortir de leur prison et de se répandre dans le monde (Éphésiens 6.12) ; liberté dont ils abusent pour faire tout le mal qu’ils peuvent à l’homme, jaloux de l’avoir pour compagnon de leur crime et de leur misère. A peine était-il créé qu’ils l’ont fait tomber dans le péché ; et maintenant leur ambition funeste est de le retenir dans ce triste état, ou d’y ramener ceux que la grâce de Dieu en a retirés. C’est à l’âme de l’homme qu’ils en veulent avant tout ; mais l’influence pernicieuse qu’ils exercent sur elle s’étend aussi parfois au corps. Au reste, il y a parmi eux une sorte d’hiérarchie, aussi bien que parmi les anges fidèles ; et l’Écriture sainte distingue entre tous les démons le démon, qu’elle appelle encore Satan, Beelzébul ou le Diable, et qui semble commander à tous les autres dans cette guerre qu’ils ont entreprise contre le Seigneur et contre l’homme fait à son image ; dans cette guerre, où ils n’obtiennent quelque succès pour un temps que pour en remporter à la fin une plus effroyable confusion. Voilà ce que la Bible nous fait comme entrevoir çà et là de cette mystérieuse doctrine qu’elle ne développe nulle part, fidèle à sa règle de n’instruire que pour édifier, et de ne nous révéler que ce qui intéresse la gloire de Dieu et notre salut.

Cette doctrine, nous ne l’ignorons pas, est un sujet de scandale pour les sages de ce siècle. A les entendre, elle serait incroyable, superstitieuse, inutile, dangereuse même. Mais toutes ces accusations tombent, pour un chrétien, devant la clarté avec laquelle elle est établie par la Parole de Dieu. Cette clarté va croissant depuis le commencement de la Bible jusqu’à la fin ; et pour le faire observer en passant, peut-être y a-t-il ici une leçon à recueillir sur la marche qu’on doit suivre en instruisant sur cette matière les peuples ou les individus qui en sont encore aux éléments de la foi. Dans les premiers livres de l’Ancien Testament les démons ne sont pas nommés. Il est vrai que Satan se montre, dès le troisième chapitre de la Genèse, dans le serpent qui tente la femme sous l’arbre d’Eden ; mais il s’y montre couvert d’un voile, et c’est le Nouveau Testament qui nous apprend à l’y découvrir. Il reparaît plus tard dans l’Ancien Testament, mais à de longs intervalles, et joue un rôle considérable dans le livre de Job. Enfin le Nouveau Testament met l’existence et l’influence des esprits malins dans une si vive lumière qu’il est impossible de les rejeter sans compromettre l’inspiration des saintes Écritures.

Nous n’ignorons pas les tentatives qu’on a faites pour débarrasser l’Évangile de ce qu’on appelait un enseignement indigne de lui, ni l’étrange théorie qu’on a imaginée pour y réussir. Les Juifs, a-t-on dit, avaient puisé cette erreur chez les Chaldéens durant la captivité. Jésus-Christ et les apôtres la trouvèrent si fortement enracinée dans les esprits qu’ils crurent prudent de s’y accommoder, craignant de compromettre la prédication de l’Évangile s’ils heurtaient de front le préjugé populaire. Mais cette hypothèse a des difficultés de toute sorte. D’abord il n’est pas croyable que les Juifs, tels que nous les connaissons, aient hérité et se soient si profondément pénétrés d’une doctrine étrangère, et cela surtout dans un temps où, fléchissant enfin sous la main de Dieu, ils renoncèrent pour jamais au culte des divinités servies par les païens. Puis on n’a aucun lieu de penser que les Chaldéens aient jamais cru aux démons, et après avoir expliqué d’où cette croyance est venue aux Juifs, il resterait à expliquer d’où elle a pu venir à leurs maîtres. D’ailleurs, nous venons de le voir, on en reconnaît déjà des traces dans les livres de l’Ancien Testament qui ont précédé la captivité, tels que les Chroniques et le vieux livre de Job. Mais enfin, mais surtout cette accommodation qu’on ne craint pas de prêter aux apôtres et à Jésus-Christ lui-même, nous la repoussons de toute la puissance de notre foi. Quoi ! tolérer une doctrine qui est, selon vous, si erronée et si funeste que vous vous croyez tout permis pour en dépouiller la Bible ? Que dis-je, la tolérer ? l’accréditer, en adopter tout le langage, et la renvoyer à ce peuple abusé revêtue d’une autorité divine ! C’est bien cela qui est indigne de Jésus-Christ et de ses disciples. Croire de telles choses, n’est-ce pas porter atteinte, je ne dis pas seulement à l’inspiration des apôtres, mais à la pureté divine du caractère de Jésus-Christ ?

Je n’en veux d’autre preuve que le récit que nous avons sous les yeux. Écoutez le langage de Jésus-Christ : « Sors, esprit immonde ; » écoutez-le accordant aux esprits malins l’ignoble faveur qu’ils sollicitent, et leur disant : « Allez ; » et ces esprits n’auraient d’action, n’auraient d’existence que dans l’imagination de ses auditeurs ! Mais il y a plus encore dans notre texte : il y a un fait positif, matériel, et qui n’a pu se passer dans l’imagination de personne. Un troupeau de deux mille pourceaux se précipite tout entier dans la mer ; et cela, disent les apôtres, parce que « les démons y étaient entrés. » Supposerez-vous, avec certains commentateurs, que les démoniaques ont couru sur les pourceaux, et ont répandu parmi eux une terreur soudaine qui les a fait se précipiter dans les eaux, sans considérer que les évangélistes nous présentent, au contraire, le moment où le troupeau se précipite comme étant celui où les démoniaques retrouvent leur tranquillité ? Expliquer l’Écriture de cette manière, ce n’est pas l’expliquer, c’est s’en moquer. Ah ! qu’on trouve des difficultés, de profonds mystères dans la doctrine des démons, nous y en trouvons aussi ; mais il faut avouer, devant un tel récit, ou que les paroles des apôtres, celles mêmes de Jésus-Christ ne méritent aucune créance, ou qu’il y a ici une action réelle des esprits malins. Le plus sûr, comme le plus simple, c’est de prendre les choses comme elles sont écrites, sans prétendre pénétrer au delà. Rappelons-nous cette parole de Moïse : « Les choses cachées sont pour l’Éternel notre Dieu ; mais les choses révélées sont pour nous et pour nos enfants. (Deutéronome 29.25) » La plus haute sagesse, en pareille matière, est celle du petit enfant.

Mais pourquoi cette répugnance à croire ce qui est écrit sur les démons ? Plusieurs peut-être se scandalisent de cette doctrine, sans jamais s’être bien rendu compte de ce qui les y scandalise. Est-ce d’abord qu’elle vous paraît avoir quelque chose de contraire aux perfections de Dieu et à sa puissance ? Oui, si l’Écriture enseignait, comme l’ont fait certaines sectes hérétiques et notamment les manichéens, que le démon ait une existence éternelle et une puissance indépendante, de telle sorte qu’il y aurait deux dieux dans le monde, le dieu du bien et le dieu du mal, vieille erreur de la philosophie orientale. Mais l’Écriture nous enseigne, au contraire, « qu’à Dieu est celui qui s’égare et celui qui le fait égarer ; (Job 12.16) » que Satan n’est qu’une créature qui relève de la volonté souveraine de Dieu, comme tout le reste de ses ouvrages ; qu’il obéit, comme cette bête furieuse dont parle Esaïe, « à la boucle qui est dans ses narines et au mors qui est dans sa bouche ; » enfin que ses machinations servent à leur manière l’accomplissement des desseins de Dieu, dont elles doivent faire mieux éclater à la fin la justice, la miséricorde et toutes les perfections. Après cela, la seule difficulté sérieuse qui reste ici, c’est l’existence du mal ; difficulté à laquelle il faut bien nous résigner, puisque, après nous être débarrassés du démon, nous trouverons tout aussi embarrassant, et plus embarrassant encore, d’expliquer la naissance du mal en nous-mêmes.

Ou bien, est-ce que la doctrine des démons vous paraît avoir quelque chose de déraisonnable, de superstitieux ? Oui, s’il y avait quelque fondement à ces fables puériles, à ces représentations grotesques dont on l’a surchargée. Mais pas un mot de tout cela dans l’Écriture ; rien de plus sobre que son enseignement sur ce sujet ; ici, comme dans tout le reste, elle n’a pas une réponse pour les questions vaines et indiscrètes, et réserve le peu qu’elle nous dit sur les démons pour nous instruire à veiller, à prier et à nous sauver. Réduite à sa mesure scripturaire, qu’a cette doctrine de contraire à la saine raison ? Est-il contraire à la raison que Dieu ait formé des créatures supérieures à l’homme, et que nous, petits habitants de ce petit globe, nous ne soyons pas seuls à peupler cet immense univers ? Est-il contraire à la raison qu’une partie des esprits célestes se soient révoltés contre Dieu, comme l’a fait depuis notre race tout entière ? Est-il contraire à la raison que ces anges tombés aient été frappés d’un châtiment terrible, comme on sait que le seront à leur tour les hommes incrédules et impénitents ? Est-il contraire à la raison que les démons puissent nous exciter à les suivre dans leur désobéissance, comme nous voyons tous les jours un homme en entraîner un autre dans le péché ? Enfin est-il contraire à la raison que l’influence pernicieuse exercée sur notre esprit par les démons puisse s’étendre parfois au corps, qui tient à l’âme par des rapports si étroits et si peu connus ? Véritablement, ce reproche de superstition, tant de fois jeté contre la doctrine que nous défendons, ne s’explique que de l’une ou de l’autre de ces deux manières : soit par les folles imaginations du moyen âge, dont l’Évangile n’est nullement responsable, soit par la répugnance que nous éprouvons à croire sans voir, c’est-à-dire par notre incrédulité naturelle.

Ou bien encore, est-ce que cette doctrine vous paraît avoir quelque chose de dangereux pour la morale ? Craignez-vous qu’en parlant à l’homme d’un démon qui le tente, on n’altère, on ne détruise en lui le sentiment de sa responsabilité personnelle ? Oui, si l’Écriture nous enseignait que nous ne pouvons résister au démon, et que nous sommes entre ses mains des instruments passifs dont il peut faire tout ce qu’il veut. Mais elle nous enseigne, au contraire, que nous pouvons lui résister (Jacques 4.7), que nous pouvons le vaincre (Éphésiens 6.13), que nous pouvons l’écraser sous nos pieds (Romains 16.20), et que nous sommes sans excuse quand nous obéissons à ses perfides inspirations, comme un homme qui fait le mal n’est point excusable pour avoir cédé à de mauvais conseils. L’Écriture est si positive sur ce point que, dans un endroit bien connu où elle veut nous obliger à nous accuser nous-mêmes de nos péchés, elle ne nomme pas le Diable : « Quand quelqu’un est tenté, qu’il ne dise point : Je suis tenté de Dieu ; car Dieu ne peut être tenté par le mal, et aussi ne tente-t-il personne (Jacques 1.13). » Tant elle veut qu’au lieu de nous décharger de notre responsabilité ou sur Dieu ou même sur le Diable, nous nous accusions nous-mêmes tous les premiers.

Est-ce enfin que la doctrine des démons vous paraît au moins inutile ? D’où que vienne le mal, dites-vous peut-être, il doit être combattu par les mêmes moyens ; et à supposer que le Diable nous tente, nous n’avons rien gagné à le savoir. C’est là une grave erreur sur laquelle il est nécessaire de nous expliquer avec quelque développement.

C’est un des caractères de l’Écriture qu’elle met partout des personnes où la philosophie ne met que des idées, Tout est vivant dans l’Écriture, et dans la philosophie tout est mort. S’agit-il de faire le bien ? l’Écriture nous révèle une personne vivante, le Saint-Esprit, que nous devons appeler au dedans de nous et qui peut seul y produire de bonnes pensées et de bonnes œuvres. S’agit-il de faire le mal ? elle nous montre encore une personne vivante, le démon, qui nous pousse à le commettre et contre lequel il nous faut lutter, veiller et prier. Demanderez-vous quel fruit nous pouvons recueillir de ce double enseignement, et ce que nous perdrions à n’y voir qu’une figure de langage destinée à peindre les bonnes et les mauvaises dispositions de notre cœur ? Je ne m’arrête point ici sur ce qu’il y a de solennel, de magnifique dans une doctrine qui fait de notre âme un théâtre, où se livre sur la terre un combat mortel entre les puissances du ciel et celles de l’enfer ; et pourtant cette pensée, qui semble n’être que grande et poétique, a aussi son utilité morale ; mais je m’en tiens à des réflexions plus humbles. Deux choses nous sont surtout nécessaires dans la lutte du bien contre le mal, un esprit d’ardeur et un esprit de paix : la doctrine qui nous occupe est également propre à nourrir l’un et l’autre. Il serait facile de le faire voir pour le dogme du Saint-Esprit. Comment ne serions-nous pas plus stimulés quand on nous parle d’invoquer et d’appeler en nous le Saint-Esprit, Dieu lui-même, que si l’on ne nous parlait que de cultiver des dispositions morales ? et comment ne serions-nous pas plus tranquilles quand nous pouvons compter sur le secours, que dis-je ? sur la présence intérieure du Saint-Esprit, de Dieu lui-même, que si nous étions abandonnés à notre propre faiblesse ? Mais cela n’est pas moins vrai pour le dogme du démon.

Croyez-le bien, nous lutterons contre le péché avec une tout autre ardeur, quand nous saurons qu’il y a hors de nous, près de nous, au-dessus de nous un tentateur invisible, rusé, puissant, que si nous pensions n’avoir à faire qu’à nos penchants naturels ; et une parole telle que celle de saint Pierre : « Soyez sobres et veillez ; car le Diable, votre adversaire, tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer, » est bien mieux faite pour nous réveiller de notre sommeil, que tous les avertissements de la philosophie contre les séductions de notre propre cœur. Ici nous avons tout à la fois, au dehors de la place, un ennemi acharné autant qu’infatigable, attentif à profiter de notre première négligence ; et au dedans, des traîtres qui s’entendent avec lui pour nous livrer entre ses mains. De quelle vigilance, de quels efforts, de quelles prières surtout nous avons besoin ! et combien la connaissance du Diable qui nous tente est propre à nous tenir toujours sur nos gardes !

Me croira-t-on si j’ajoute que cette connaissance peut nous faire combattre avec plus de paix ? Elle a des côtés bien tristes, bien terribles, soit pour nous, soit pour ces créatures coupables et réprouvées qui n’ont de vie et d’influence que pour nous entraîner dans leur perdition ; mais elle a aussi un côté qui doit soulager notre cœur et relever notre courage. Il est satisfaisant de penser que nous ne sommes pas tout seuls les auteurs de notre ruine. Sans doute, et nous l’avons dit, cela ne nous excuse point ; mais enfin, cela explique du moins en quelque sorte notre faute, qui est en même temps notre malheur. Jugez-en par cette comparaison. Un père apprend que son fils bien-aimé s’est rendu coupable d’un crime. Quelle n’est pas la détresse de son âme ! Mais voici que de plus amples informations lui révèlent que son enfant ne s’est porté à ce crime qu’entraîné peu à peu, d’abîme en abîme, par les conseils d’un séducteur aussi adroit que perfide. N’est-il pas vrai que cette nouvelle fera éprouver à ce malheureux père quelque soulagement dans sa douleur, qu’à l’indignation qu’il a d’abord ressentie se mêlera une tendre et profonde compassion, et qu’il jugera l’état de son fils moins affreux, moins désespéré, que sais-je ? moins criminel que si sa main homicide n’eût obéi qu’aux mouvements de son propre cœur ?

Oui, avec la doctrine d’un tentateur, nous trouvons dans notre chute quelque chose de moins amer, de moins incurable que si nous étions réduits à en chercher la cause tout entière en nous seuls. Que d’âmes peut-être à qui il ne manque pour lutter contre le péché que d’en connaître la source ! Que d’âmes peut-être n’ont pas même essayé de soulever le poids de leur corruption, qui reprendraient courage si elles savaient seulement se séparer d’avec le mal qui les tient asservies, et renvoyer à l’adversaire les dards enflammés qu’il lance contre elles ! De pieux théologiens ont pensé même qu’il y a un rapport intime entre la doctrine de la tentation et celle de notre rédemption. C’est parce que Satan nous a liés que nous pouvons être déliés par le Fils de Dieu. Mais si nous nous étions révoltés contre Dieu spontanément et sans provocation, si le mal n’avait sa racine que dans notre propre cœur, nous ne serions plus des hommes pécheurs, nous serions des démons ; et l’on a peine à comprendre comment alors nous pourrions être affranchis, n’étant retenus et enchaînés que par nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, la doctrine des démons est une doctrine utile, salutaire, sanctifiante ; et le danger, c’est de l’ignorer. Cette ignorance fait la puissance de Satan. Un ennemi est doublement redoutable quand il n’est point attendu. Ah ! vous qui dites : Il n’y a point de démon, craignez que ce ne soit là la première leçon que le démon vous a apprise, et une leçon qui lui tient lieu de toutes les autres tant qu’elle trouve en vous un esprit docile.

Mais c’est assez nous tenir à ces considérations générales. Il est temps de nous rapprocher de notre texte et d’apprendre à mieux connaître cette influence spéciale des esprits malins qui y est dépeinte, et l’état de ces infortunés que le Nouveau Testament appelle « démoniaques ou possédés du démon. » Tous ceux qui sont sous l’influence du démon ne sont pas pour cela des démoniaques. Ce nom n’est jamais donné, par exemple, aux faux prophètes ou aux antéchrists, qui sont les instruments les plus redoutables de Satan et comme les représentants du mal dans le monde. L’état du démoniaque est un état maladif, où l’influence morale des démons et leur influence physique sont combinées d’une manière étrange et difficile à démêler. Si nous recueillons les symptômes de cet état qui sont décrits dans les histoires du Nouveau Testament, voici à peu près l’idée que nous nous formerons d’un démoniaque. C’était un homme coupable et malheureux à la fois, dont un démon ou plusieurs démons avaient pris possession, ce qu’ils avaient fait sans doute à l’aide de certains péchés auxquels leur victime s’était livrée, et plus spécialement des péchés de la chaira. Cette possession ou l’état maladif qu’elle produisait devait en général affecter profondément le système nerveux ; mais elle développait quelquefois aussi une force musculaire extraordinaire, qu’on observe encore de nos jours chez des maniaques, même de ceux qui n’ont jamais donné dans leur état de santé des marques d’une grande vigueur. Nous en avons un exemple dans le démoniaque de notre texte, tel que le représente saint Marc. Je dis le démoniaque, parce que saint Marc n’en nomme qu’un, vraisemblablement parce que l’un des deux portait la parole et attirait l’attention plus que l’autre. La présence du démon agissait en même temps sur l’intelligence du malade, qu’elle éclairait souvent d’une vive lumière, mais non d’une lumière salutaire. Nous voyons plus d’une fois dans l’Évangile les démoniaques, ou les démons qui sont en eux, reconnaître Jésus pour le Fils de Dieu et lui rendre témoignage ; mais ce n’est pas là la foi qui sauve, c’est la foi des démons, « qui croient et qui tremblent. » C’est ce qui explique comment Jésus, qui veut être confessé par l’amour et non par la peur, et dont la prédication peut être compromise plutôt que servie par de si indignes témoins, ferme la bouche aux démoniaques qui l’appellent Fils de Dieu, et comment saint Paul, à Philippes, entend avec peine et réduit enfin au silence cette pauvre servante qui rend hommage à sa mission divine, mais par « un esprit de Python. » Le démoniaque n’est pas nécessairement un être entièrement perverti : tel autre en qui l’on ne trouve aucun des symptômes sinistres qui caractérisent un possédé, peut être pourtant plus dépravé que lui, plus identifié avec le péché et plus asservi au tentateur. Le démoniaque gémit de son état et semble se condamner, et quand il ne peut exercer sur d’autres la fureur qui le consume, on le voit la décharger sur lui-même et se meurtrir misérablement. Aussi souhaite-t-il la guérison et va-t-il, avec une lueur de foi, chercher Jésus-Christ pour être délivré. Mais c’est ici que se déclare une contradiction cruelle, où l’on découvre comme à l’œil la présence d’un hôte étranger et ennemi dans l’intérieur de l’infortuné. L’homme possédé vient à Jésus pour être guéri ; mais le démon qui le possède ne veut pas lâcher sa proie. Alors, soit que le démon emprunte la bouche de sa victime, soit que le malade perde en quelque sorte la conscience de son existence personnelle et se confonde par moments avec l’esprit impur, c’est le démoniaque qui exprime les pensées du démon. C’est ainsi qu’on voit le même homme, dans le même instant, comme livré à deux forces contraires, chercher Jésus et le repousser, implorer sa compassion par des cris et des gestes suppliants, et lui dire : « Qu’y a-t-il entre nous et toi ? Viens-tu nous tourmenter avant le temps ? » Ces réflexions expliquent en quelque manière, ce nous semble, ce mélange incroyable de lumière et de ténèbres, de sagesse et de folie, de foi et d’impiété, de confiance et de terreur, qu’on aperçoit chez le démoniaque, et qui ne se comprendrait jamais si l’on n’admettait chez lui l’action de deux principes opposés.

a – Il y a quelquefois plus d’un démon dans un homme, témoin les démoniaques de notre texte, et Marie-Magdeleine « de laquelle le Seigneur avait chassé sept démons. » (Marc 16.9)

Voilà déjà un grand mystère ; et pourtant, il en faut convenir, l’histoire rapportée dans notre texte renferme, outre les difficultés communes à tous les récits de même nature, des difficultés toutes spéciales. Des démons qui sollicitent la permission d’entrer dans des pourceaux, Jésus qui la leur accorde, ces animaux qui se précipitent dans la mer, que de choses propres à nous étonner et à nous confondre ! On peut bien hasarder quelques éclaircissements. Si les démons ont souhaité d’entrer dans les pourceaux, c’était moins, on peut le présumer de leur malice, pour nuire à de stupides animaux que pour prévenir l’esprit des Gergéséniens contre Jésus-Christ, et compromettre dans cette contrée la prédication de l’Évangile ; et la suite fait voir qu’ils y réussirent, au moins pour un temps. Si Jésus-Christ leur a accordé ce qu’ils demandaient, ce pouvait être soit pour les abaisser à tous les yeux par une si honteuse faveur, soit pour mettre à l’épreuve les dispositions de ce peuple, soit pour punir les propriétaires du troupeau qui en faisaient vraisemblablement un usage contraire à la loi de Moïse, soit enfin pour ménager le malade, contre qui la rage des esprits infernaux aurait redoublé si elle n’eût trouvé quelque issue pour s’échapper (Marc 9.26). Toutefois nous avouons qu’après ces explications il reste ici de grandes obscurités ; mais ces obscurités, comme toutes celles de la Bible, peuvent nous instruire à leur manière, et nous devenir ainsi plus utiles que ne seraient les lumières dont nous nous plaignons de manquer.

Et d’abord c’est déjà nous instruire que de nous montrer notre ignorance. Nous apprenons de ce récit qu’il y a des choses qui nous sont tout à fait inconnues dans le monde des esprits. Cela doit nous engager tout ensemble à ne pas rejeter légèrement, par un principe d’incrédulité, des révélations bien établies concernant ce monde invisible, et à ne pas admettre légèrement sur ces matières, par un principe de curiosité, des théories sans fondement et des doctrines sans appui. Confions-nous là où la main de Dieu se montre à découvert ; défions-nous dans certaines choses qui sont ou qui paraissent être surnaturelles, et où la main de Dieu ne se montre pas. Craignons qu’une autre main n’y ait sa part, quoiqu’elle prenne soin de se cacher. Les hommes qui n’ont pas appris à connaître leur ignorance font l’inverse : ils se défient des révélations de la Bible, et s’abandonnent avec foi à celles des sciences occultes. Ensuite, plus notre récit est étrange, plus il nous révèle certainement l’existence et l’influence réelle des démons. Remarquez-le bien, ce n’est pas sur des hommes cette fois, c’est sur des animaux que s’exerce la rage des malins esprits. Quand ils n’agissaient que sur l’homme, on a pu avec quelque apparence de raison, ne voir dans leur influence qu’un autre nom pour de purs effets de l’imagination ; mais quand ils agissent sur des pourceaux, prêtera-t-on une intelligence et une âme à ces vils animaux, pour pouvoir expliquer naturellement la fureur qui s’empare d’eux ? Puis notre récit nous donne une vue nouvelle des ruses profondes de l’ennemi des âmes. Soyons sur nos gardes. Il a des ressources indignes. Tous les moyens lui sont bons. Il n’y a rien de si élevé ni de si bas qui ne puisse devenir entre ses mains impures autant qu’habiles un instrument de tentation. Tour à tour il se déguisera en ange de lumière, et il ira se loger dans des pourceaux immondes. Pour nous attaquer, il peut venir de l’enfer, il peut venir de la terre, il peut venir du cielb. Attendons-le de tous les côtés, et veillons. Enfin, quelle triste, mais quelle instructive leçon dans l’abaissement de ces anges déchus ! Solliciter avec instance la faveur d’entrer dans les plus sales des animaux ! et qui ? ces nobles créatures qui, si elles eussent « gardé leur origine, » auraient pu servir le Dieu du ciel dans les plaisirs du ciel, et porter au lieu des noms de Satan et de Beelzébul ceux de Michel ou de Gabriel ! Ainsi, plus on est élevé, plus la chute est profonde. Ainsi nous-mêmes, si nous nous livrons au péché, si nous appliquons au mal, au lieu de les appliquer au bien, les facultés qui nous élèvent au-dessus de la bête, nous tomberons au-dessous de la bête elle-même de toute la hauteur de notre supériorité, Reconnaissons-le donc ; si parmi toutes les guérisons de démoniaques racontées dans l’Évangile il n’en est point de plus mystérieuse que celle-ci, il n’en est point aussi de plus instructive ; il n’en est pas de mieux faite pour nous rappeler notre ignorance, pour nous convaincre de l’influence des démons, pour nous avertir de leurs ruses, pour nous faire horreur de leur abaissement, et pour nous faire prendre une sainte et noble résolution de combattre Satan et son règne, suivant l’exemple que nous donne Jésus-Christ dans notre texte.

bÉphésiens 5.12 : « Les malices spirituelles qui sont dans les airs ; » littéralement, « dans les lieux célestes. »

Car, sachons-le bien, l’influence des esprits malins est de tous les temps. Sans doute elle a pris une sorte de redoublement, elle a paru avec des caractères particuliers dans ces jours glorieux où Jésus est venu fonder sur la terre le royaume des cieux ; époque d’une lutte terrible et décisive entre le bien et le mal, où tous les contrastes ont éclaté plus vivement, où la puissance du ciel plus magnifiquement déclarée a provoqué un déploiement plus actif de celle de l’enfer, et où les choses du monde invisible ont été des deux côtés rendues visibles pour un moment et manifestées dans la chair. Sans doute encore, cette possession à la fois morale et physique qui caractérisait les démoniaques ne se voit plus de nos jours… et pourtant, qu’en savons-nous ? Nous ne devons peut-être rien affirmer là-dessus. Des médecins très savants et très pieux ont pensé que des cas analogues à ceux qui sont décrits dans l’Évangile ont été observés dans les temps modernes ; et si un apôtre revenait sur la terre et qu’il entrât dans une maison d’aliénés, il est permis de douter quel nom il donnerait à certaines maladies. Quoi qu’il en soit à cet égard, une chose est certaine : c’est que l’influence morale de Satan n’a jamais cessé, et que partout où il y a quelque bien à faire, il est là pour l’entraver. Il est là pour fermer les cœurs ; il est là pour semer les préventions ; il est là pour susciter les obstacles ; il est là pour décourager les serviteurs de Dieu ; il est là pour empêcher de toute manière l’œuvre de Jésus-Christ, Sachons donc comment nous devons lutter contre lui. Apprenons-le de Jésus-Christ même. Nous ne ferons ici qu’indiquer les idées ; nous en abandonnons le développement à vos méditations particulières.

Combattre Satan et son règne, c’est tout l’objet de la mission de Jésus-Christ. C’est par ce combat que le ministère du Messie à venir est défini dans la première des prophéties : « La semence de la femme écrasera la tête du serpent ; » et c’est encore par ce combat que le ministère accompli du Fils de Dieu est résumé par le dernier des apôtres : « Le Fils de Dieu a paru pour détruire les œuvres du diable. » Jésus est venu sur la terre pour y rétablir le royaume des cieux en renversant celui de Satan, devenu par la chute d’Adam « le prince de ce monde. » Jésus a vaincu Satan dans le désert ; il l’a vaincu par ses guérisons miraculeuses ; il l’a vaincu sur la croix ; il l’a vaincu en ressuscitant des morts ; il l’a vaincu en montant au ciel ; il l’a vaincu en répandant « l’Esprit de la promesse » sur ses apôtres et sur son Église. Mes frères, l’œuvre de Jésus-Christ doit être aussi notre œuvre. Soldats de Jésus-Christ, si nous sommes enrôlés sous ses drapeaux, c’est pour dompter la puissance des ténèbres. Chacun de nous doit contribuer pour sa part à la victoire qui est promise à l’Église de Dieu, et cette part sera pour chacun aussi grande que la fera sa foi. Nous ne pouvons rien ici par notre propre force, car Satan est plus fort qu’aucun de nous ; mais Christ est plus fort que lui, et nous pouvons tout en Christ. « Revêtons-nous donc de toutes les armes de Dieu, et portons-nous vaillamment pour notre peuple et pour la cité de notre Dieu (2 Samuel 10.12). »

L’esprit que nous devons apporter dans cette glorieuse lutte, Jésus nous le montre par l’exemple qu’il nous donne dans le récit de notre texte. C’est un esprit d’énergie, et c’est un esprit de prudence.

« Sors de cet homme, esprit immonde ; » et ailleurs : « Tais-toi, et sors de cet homme ; » ou encore : « Sors de cet enfant, et n’y rentre plus ; » ainsi parle le Seigneur à l’esprit malin, avec autorité, avec fermeté. Apprenons à lui parler de même et à ne le craindre point. Ce n’est pas qu’il ne soit redoutable ; mais Jésus l’a vaincu pour nous. Il en est de « ce lion rugissant qui tourne autour de nous » comme des lions de Daniel ; les lions sont terribles, mais Dieu leur ferme la bouche et Daniel est en paix. Soyons en paix aussi ; car « le Dieu de paix brisera bientôt Satan sous nos pieds. Résistez donc au diable, étant fermes dans la foi. » Oui, « résistez-lui, dit saint Jacques, et il s’enfuira de vous. » Il semble que ce saint apôtre ait voulu comparer Satan à ces animaux hargneux mais lâches, qui poursuivent ceux qui les fuient et qui fuient ceux qui les poursuivent.

Mais voyez en même temps la prudence de Jésus-Christ, non seulement avec ce malade que les démons possédaient, mais encore avec les habitants de cette contrée qu’ils ont tentés jusque dans sa guérison. Malheureux Gergéséniens ! Ils prient Jésus de se retirer. Ils le prient, ils ne le repoussent pas ; ils n’oseraient, ils viennent de voir sa puissance divine. Ils le prient, et que lui demandent-ils ? de rester au milieu d’eux ? de les guérir, de les sauver, comme il a fait pour ce possédé ? non, mais de se retirer. Ils ont de la foi, mais c’est une foi semblable à celle des démons qui les ont séduits. Ils ont une religion, mais c’est la religion de la crainte ; et les effets de la religion de la crainte, loin de ressembler à ceux de la vraie religion qui est celle de l’amour, ressemblent à ceux de l’impiété elle-même. Alors que fait Jésus ? Il se rend à leur prière, il se retire. Quelle condescendance ! quelle sagesse ! Il ne veut pas heurter de front leur opposition, il l’irriterait peut-être ; le moment n’est pas favorable, il se retire. Toutefois, il ne les laisse pas sans prédicateur. Leur prédicateur, ce sera ce même démoniaque qu’il vient de rendre à la raison et à la santé. Il veut suivre Jésus ; mais Jésus s’y oppose et lui dit : « Va-t’en vers les tiens, et raconte-leur les grandes choses que le Seigneur t’a faites et comment il a eu pitié de toi. » Et qui sait si, après que cet humble messager du salut aura préparé les voies, Jésus ne reviendra pas à son tour, et ne trouvera pas les cœurs mieux disposés pour le recevoir ? Oh ! puissions-nous apprendre de lui, mes chers frères, à discerner les moments et à attendre le temps de Dieu, qui, selon cette belle parole d’un Père de l’Église, « est patient parce qu’il est éternel ! »

Mais, remarquez-le en terminant, avant de combattre les esprits impurs dans la plaine de Génézareth, Jésus avait triomphé de leur prince dans le désert. Satan ne se présente plus devant lui que comme un ennemi découragé d’avance, et qui reconnaît dans la voix de Jésus celle d’un vainqueur. Nous aussi, si nous voulons combattre efficacement Satan dans le monde, il faut l’avoir vaincu d’abord dans le secret. L’avez-vous vaincu ? « Êtes-vous passé de la puissance de Satan à Dieu, et des ténèbres à la lumière ? » Voilà la question que je laisse en terminant dans le cœur de chacun de vous. Le moyen, vous le connaissez : c’est la Parole de Dieu. C’est la seule arme dont Jésus se soit servi au désert, et une arme qui est à notre portée comme à la sienne. Jésus n’en a point voulu d’autres, afin que nous sachions que ce qu’il a fait, nous pouvons le faire aussi. Faites-le donc, « prenez en main l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu, » et soyez sans crainte ; car depuis soixante siècles que Satan s’exerce à nous tenter, il est une chose qu’il n’a point encore apprise : c’est à tenir ferme contre la Parole de Dieu.

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